Pour une éthique des signes. Science, écriture et idéologie dans l’œuvre de Roland Barthes. (Steven Engels) |
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L’itinéraire, le dévoilement, est une notion tragique.
Depuis sa mort en 1980, Barthes n’a rien perdu du prestige dont il jouissait tout au long de sa carrière. Presque chaque année, on lui consacre une ou plusieurs monographies. Encore aujourd’hui, de nombreux critiques littéraires s’inspirent de ses textes et se réclament de lui. Pourtant, à première lecture, l’œuvre de Barthes déroute. Elle se présente comme une multitude hétéroclite d’ouvrages et d’essais qui, tout en mêlant joyeusement les registres et les tons, abordent des sujets on ne peut plus différents. Par où commencer la lecture des textes barthésiens ? Comment ses écrits s’enchaînent-ils ? Combien de Barthes différents existe-t-il ? Voilà des questions qui, bien qu’elles touchent à l’essence même de l’œuvre barthésienne[1], n’ont été que rarement soulevées par la critique. Si on les pose, c’est dans le but d’y répondre le plus vite possible à l’aide d’un découpage net de l’œuvre en plusieurs phases d’évolution. Dans la plupart des cas, ces différentes phases sont alors intégrées dans un schéma narratif cohérent dont la finalité est d’expliquer l’évolution de la pensée barthésienne, de rendre intelligible les passages d’une étape à l’autre. Dans ce qui suit, nous passerons en revue certains de ces schémas narratifs qui, malgré leur popularité parmi les critiques, sont incapables, selon nous, d’embrasser l’ensemble des textes barthésiens. Cet examen métacritique préalable nous permettra de préciser l’enjeu spécifique de notre propre démarche.
1. “Critique-trajectoire” et “critique-trajet”
A en croire Philippe Roger[2], l’on peut répartir l’appréciation critique de l’évolution barthésienne selon deux modalités: elle est présentée soit comme une “trajectoire” soit comme un “trajet”.[3] La “critique-trajectoire” s’efforce à discerner dans la succession des écrits barthésiens une logique pure et simple; elle comprend l’enchaînement des écrits comme une évolution nécessaire et téléologique. Afin d’expliquer cette évolution, elle recourt à deux stratégies différentes. Certains critiques la décrivent de l’intérieur et l’interprètent comme une tentative de résoudre les problèmes méthodologiques découlant du projet initial. Ainsi Lund conçoit-il la question de la “connotation” et du “métalangage” - question que nous aborderons dans le premier chapitre - comme un problème théorique épineux qui aurait déterminé l’évolution de l’œuvre barthésienne de 1957 jusqu’à 1970:
L’identité formelle qui existe entre les langages respectivement mythique et théorique, la condition de production qui leur est commune montrent en effet combien est nécessaire l’abandon de cette hiérarchie spéculative, fondée en dernière instance sur l’idée métaphysique d’un Signifié originel en tant que vérité première, canonique de la langue. Cette exigence, immanente aux Mythologies, Barthes l’a entrevue au moment même des Eléments de sémiologie et du Système de la Mode, pour l’affronter de façon décisive dans S/Z. [4]
De la Croix, pour sa part, opte pour une stratégie d’explication différente: il comprend la “trajectoire” barthésienne comme une complexification de la théorie de base sous l’influence de plusieurs problématiques contemporaines. Comme l’indique la page de couverture de son livre, il se propose de retracer l’évolution barthésienne en reconstituant pour chaque texte “le contexte de pensée où il se meut.”[5] Quoique radicalement opposés au niveau de la stratégie d’explication, ces deux types de lecture (lecture immanente et lecture intertextuelle) transmettent la même image de l’œuvre barthésienne: ils la présentent comme un projet théorique continu qui, depuis les années 50, n’a guère changé quant aux prémisses de base.
A notre avis, de telles lectures ne sauraient rendre compte de la totalité de l’œuvre: elles s’achoppent sur les derniers textes dont le rapport avec la théorie sémiologique des années 50 est très relâché. Des livres comme Roland Barthes par lui-même et Fragments d’un discours amoureux se veulent des fictions romanesques[6] et témoignent d’une méfiance profonde vis-à-vis du discours sémiologique traditionnel. Bien qu’ils ne soient pas exempts de notions théoriques, leur enjeu ne se situe pas tant au niveau de la méthode qu’à celui de l’écriture qui s’y développe. En effet, dans ses derniers textes, Barthes ne cherche plus à approfondir sa théorie sémiologique initiale mais plutôt à réécrire certains discours jugés idéologiques. Voulant ranger l’œuvre barthésienne du côté de la théorie, la “critique-trajectoire” tend à sous-estimer la dimension proprement esthétique de cette entreprise. Parfois, elle va même jusqu’à ajouter aux derniers ouvrages barthésiens la théorie qui leur ferait défaut. A ce dessein, la “critique-trajectoire” invoque alors les travaux de “théoriciens” jugés plus “rigoureux” et plus “conséquents” que Barthes tels que Althusser, Derrida, Kristeva ou Lacan. En d’autres termes, la “critique-trajectoire” ne relit Barthes qu’en fonction du milieu intellectuel qui l’aurait déterminé[7]. Elle présente son œuvre comme “un véritable réceptacle de la sensibilité et des ambitions de l’avant-garde de son époque”[8], ou, pire encore, comme la “plaque sensible du structuralisme”[9].Bien que, dans certains cas, une telle lecture intertextuelle s’avère féconde, elle témoigne souvent d’un certain dogmatisme. En effet, comme le note bien Roger:
(…) l’immanence prétendue de telle ‘exigence théorique’ chez Barthes relève le plus souvent d’un parti pris sur la nature de ce travail et sur le présupposé de son insertion dans le mouvement collectif de la ‘modernité’.[10]
Diamétralement opposée à la “critique-trajectoire”, la “critique-trajet” nous donne une tout autre image de l’œuvre barthésienne. Loin de couler les différentes “phases” de son développement dans le moule d’un mouvement téléologique, elle insiste sur l’unicité de chacune d’elles et traite de l’œuvre barthésienne comme d’une simple succession de textes isolés auxquels ne correspondrait aucun dessein théorique. Leur seul dénominateur commun reste extérieur au discours même, à savoir: le nom et le tempérament de leur auteur. Barthes est alors présenté comme un intellectuel errant qui, à l’instar de Montaigne, se cherche à travers sa propre écriture aphoristique[11]. Pas plus que la “critique-trajectoire”, ce cadre de lecture n’est capable d’intégrer le tout Barthes. En effet, la “critique-trajet” doit ignorer la volonté de scientificité explicite de certains ouvrages tels que Système de la Mode ou Eléments de sémiologie pour la simple raison que ceux-ci s’accommodent mal à l’image d’esthéticisme ludique favorisée par ce genre de lecture. Il ne faut dès lors pas s’étonner que la “lecture-trajet” tende à marginaliser presque systématiquement les textes des années 60: le Barthes de cette période serait un Barthes inauthentique qui aurait refoulé sa vocation d’écrivain au profit d’un travail théorique somme toute très pauvre[12].
Ni la “critique-trajectoire” ni la “critique-trajet” ne sont donc à même d’embrasser l’oeuvre barthésienne dans sa totalité. La première doit, pour “bien maintenir la trajectoire”[13], traiter du terme de l’itinéraire barthésien comme d’une “retombée, chute ou défection”[14]: elle interprète le dernier Barthes d’après le premier. La seconde néglige, à tort, la pertinence des textes sémiologiques: elle repugne à “s’embarrasser du ‘passé théorique de Barthes, sinon pour l’inscrire à son passif, et tend à promouvoir, à travers un ‘dernier Barthes’, une image de dilettantisme vagabond”[15]. Indépendamment de la divergence entre ces deux types d’interprétation, ils partagent, implicitement ou explicitement, l’idée qu’il existe, dans l’œuvre de Barthes, une coupure. Il semble, en effet, que toute tentative d’intégrer les deux Barthes - l’esthète et l’homme de science - dans un même schéma narratif est vouée à l’échec. S’il est vrai que l’incohérence est “préférable à l’ordre qui déforme”[16], il vaudrait peut-être mieux juxtaposer les deux Barthes sans essayer de les relier l’un à l’autre. C’est, en effet, ce que prétendent certains critiques tels que Jean-Baptiste Fages[17] et François Dosse[18]. Ils présentent Barthes comme un sémiologue qui, à un moment bien spécifique de son développement et pour des raisons de tempérament[19], a tourné le dos à la sémiologie scientifique afin de poursuivre des voies nouvelles, plus libres et plus joyeuses que celles de la science.[20] Pourtant, Barthes lui-même a toujours refusé l’idée d’une “rupture” dans son œuvre. Selon son propre dire, les différentes étapes de son itinéraire “ont souvent l’air de se contredire, ou en tout cas de se perdre et de s’abandonner” tandis qu’en réalité, “rien ne se perd définitivement.”[21] Dans un entretien de 1970 (la date, nous le verrons, n’est pas sans importance), il présente son œuvre comme le résultat d’une seule et même obsession pour tout ce qui a trait au langage:
(…) dès mes débuts, j’ai éprouvé le même intérêt qu’aujourd’hui ou, si vous voulez la même obsession pour … disons: la signifiance, le langage littéraire, les langages. Dans tout ce que j’ai écrit, je ne me suis pas occupé d’autre chose, mais j’ai poursuivi cette préoccupation à travers des domaines très différents. Il y a eu, en premier lieu, la littérature proprement dite; dans Mythologies, je me suis attaché à des phénomènes qui relèvent plutôt de la sociologie; je me suis occupé aussi de l’image publicitaire, etc. Donc, j’ai pu donner lieu à une impression, parfois même à une accusation de polygraphisme, de dispersion. En réalité, je me suis toujours occupé de la même chose.[22]
Même si, à première vue, le dernier Barthes s’éloigne de plus en plus du projet sémiologique initial, il recycle sans cesse les images et les concepts des premiers textes. Ainsi par exemple les notions de “mythe”, d’“idéologie”, de “Doxa”, de “stéréotype” et d’“écriture” parcourent-elles toute l’œuvre barthésienne. Il faudra donc établir une nouvelle stratégie de lecture, susceptible de mettre en relief tant la continuité du projet barthésien que les déplacements fondamentaux qu’il comporte. Dans cette intention, nous proposons, à l’instar de Roger, de regarder de plus près la façon dont les “grands mots” du discours de Barthes relient toutes les “étapes” de son évolution:
Au cheminement aléatoirement reconstitué d’une conscience, ou à la pure et simple étude de la succession des textes, on peut préférer pour point de départ le fil de ce qui perdure, et pourtant change, et même marque le changement: le fil des mots, et particulièrement de ces ‘grands mots’ dont le cortège, l’incessant défilé relie tous les Barthes - ou plutôt tout Barthes, au mépris des coupures épistémologiques comme des ‘sauts de l’intellect.[23]
2. A propos de deux métaphores barthésiennes
Si le vocabulaire de Barthes est comme la signature de ses textes, ce n’est pas tant parce que son discours abonde en néologismes (ce qui est, en effet, le cas), mais surtout parce que les notions théoriques dites “barthésiennes” se caractérisent par une instabilité conceptuelle assez typique et frappante. Dans Roland Barthes par lui-même, l’auteur note à propos de sa propre œuvre qu’elle se caractérise par une absence manifeste de définitions rigoureuses:
(…) il [Barthes parle de lui-même] n’explicite jamais (il ne définit jamais) les notions qui semblent lui être le plus nécessaires et dont il se sert toujours (toujours subsumées sous un mot). La “Doxa” est sans cesse alléguée, mais n’est pas définie: aucun morceau sur la Doxa. Le Texte n’est jamais approché que métaphoriquement: c’est le champ de l’aruspice, c’est une banquette, un cube à facettes, un excipient, un ragoût japonais, un charivari de décors, une tresse, une dentelle de Valenciennes, un oued marocain, un écran télévisuel en panne, une pâte feuilletée, un oignon, etc. Et lorsqu’il fait une dissertation ‘sur’ le Texte (pour une encyclopédie), sans le renier (ne jamais renier: au nom de quel présent?), c’est une tâche de savoir, non d’écriture.[24]
Il est trop tôt ici pour une élaboration détaillée des conceptions linguistiques qui soutiennent ce refus explicite et conscient des définitions univoques et rigoureuses. Admettons provisoirement que, si Barthes refuse de donner aux concepts-clefs de son discours des définitions précises, c’est parce qu’il se méfie de l’idée selon laquelle le sens d’un terme ou d’un concept théorique serait définissable à tout jamais. Dans le système différentiel qu’est la langue, il est impossible d’isoler des termes afin de les définir et cela pour la simple raison que les unités minimales du système langagier ne génèrent du sens que dans le “jeu des renvois signifiants qui constitue le langage.”[25] En d’autres termes cela revient à dire que, tout comme Wittgenstein, Barthes rejette l’idée selon laquelle le sens d’un mot serait antérieur à son emploi. A l’instar du philosophe autrichien, il opte pour un type de conceptualisation que l’on pourrait qualifier de “pragmatique”: au lieu de délimiter le sens des concepts-clefs de son discours à l’aide de définitions rigoureuses, Barthes les insère, sans précision aucune, dans des contextes toujours différents de façon à ce qu’ils y génèrent un maximum de sens. Il s’ensuit que le sens des ‘concepts barthésiens’ n’est jamais stable mais varie selon leur emploi ou, en des termes plus appropriés, selon le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Or, au dire de Roger, Barthes nous tend lui-même une image métaphorique qui permet de visualiser cette instabilité conceptuelle de son discours, à savoir celle de la spirale. D’après cette figure, “introduite par Vico dans notre discours occidental”[26], les mêmes événements historiques se répètent mais toujours dans un autre contexte: en matière d’histoire, répétition et différence s’entr’impliquent. Vivement frappé par la métaphore de la spirale (qu’il a retrouvée, dans le Dix-huit Brumaire de Marx), Barthes la reprend dans un essai de 1959 consacré à La Sorcière de Michelet [27], cet historien étant lui-aussi séduit par la vision de Vico. Depuis, il y recourt fréquemment[28] et, dans un article de 1973 intitulé “La division des langages”, il en fait même la pierre angulaire d’un véritable programme épistémologique:
Mais l’histoire, selon la belle métaphore de Vico, ne procède-t-elle pas en spirale? Ne devons nous pas reprendre (ce qui ne veut pas dire répéter) les anciennes images pour leur donner des contenus nouveaux?[29]
Il est donc incontestable que la figure de la spirale occupe dans l’œuvre barthésienne une place importante. Pour Roger, cette incessante promotion d’une seule et même métaphore à travers toute l’œuvre a valeur d’indice. Il la comprend comme une “invite à une relecture”[30]:
Cette figure que Barthes conjoint toujours plus intimement à son projet d’écrivain, il est tentant de s’en saisir, et de nous en remettre, au début de cette enquête, à sa gouverne. (…) pourquoi ne pas la reprendre, pour travailler l’hypothèse d’un continuum de cette œuvre tournante et scandée, mais non saccadée ni morcelée? Pourquoi ne pas soumettre à son évaluation le retour des grands mots? (…) à adhérer à l’éloge de la spirale comme métaphore des métaphores, on se nantit du seul outil méthodologique livré par Barthes sans réserves, et sans atermoiements, et dont on puisse espérer, à tout le moins, qu’il nous permette de coller aux textes (…)[31]
Quoique prometteuse à première vue, la relecture proposée par Roger ne convainc pas et cela pour deux raisons différentes. Des nombreux “grands mots” barthésiens, Roger n’en retient que deux, à savoir “mythe” et “Texte”[32]. Qui plus est, l’examen de ces deux notions n’est pas exempt d’un certain atomisme. En effet, s’il retrace de façon admirable le cheminement tortueux des notions de “mythe” et de “Texte” à travers l’œuvre, Roger néglige de les mettre en rapport avec l’ensemble du vocabulaire barthésien. En d’autres mots, il ne retient de la spirale que sa forme sinueuse et oublie l’importance qu’elle accorde au contexte. Si les concepts-clefs du discours barthésien sont instables, c’est moins à cause d’une certaine versatilité de la part de l’auteur que parce qu’ils s’insèrent dans un champ de forces fluctuantes: ils entretiennent des rapports conflictuels avec les notions qui les entourent et qui, ensemble, constituent les lignes structurantes du vocabulaire barthésien. A notre avis, cette deuxième défaillance de la lecture proposée par Roger est due à la métaphore qu’elle s’est prise pour guide: somme toute, l’image de la spirale laisse intacte l’idée d’une certaine linéarité de développement et pourrait donner à croire que l’instabilité des “grands mots” barthésiens fait partie d’une stratégie d’écriture intentionnelle.[33] Voilà pourquoi il nous semble opportun de comparer l’image de la spirale à cette autre image qui hante le discours barthésien, à savoir celle du vaisseau Argo:
Image fréquente: celle du vaisseau Argo (lumineux et blanc), dont les Argonautes remplaçaient peu à peu chaque pièce, en sorte qu’ils eurent pour finir un vaisseau entièrement nouveau, sans avoir à en changer le nom ni la forme. Ce vaisseau Argo est bien utile: il fournit l’allégorie d’un objet éminemment structural, créé, non par le génie, l’inspiration, la détermination, l’évolution, mais par deux actes modestes (qui ne peuvent être saisis dans aucune mystique de la création): la substitution (une pièce chasse l’autre, comme dans un paradigme) et la nomination (le nom n’est nullement lié à la stabilité des pièces) (…).[34]
Tout comme la métaphore de la spirale, l’image du vaisseau Argo nous permet de louvoyer (le mot est bien à sa place) entre le Scylla de la “trajectoire” et le Charybde du “trajet”. En plus, elle indique clairement que l’instabilité des notions-clefs du discours barthésien est due aux déplacements successifs qu’elles subissent à l’intérieur même du champ conceptuel qui les supporte plutôt qu’à une volonté de dérouter le lecteur ou le critique.
Nous en venons ainsi à l’enjeu même de notre propre travail. Il s’agira pour nous de relire Barthes, de démonter son œuvre comme on démonte un vaisseau de bois. Dans les chapitres qui suivent, nous retracerons pas à pas les lignes structurantes du discours barthésien tout en insistant sur les déplacements successifs qui s’y produisent. Vu ce que nous venons de dire au sujet du vaisseau Argo, il nous paraît légitime de considérer l’œuvre de Barthes comme une grande structure signifiante dans laquelle les mêmes termes sont sans cesse réemployés dans des contextes toujours différents. Ils créent ainsi divers réseaux de sens qui exigent une dissection lente et minutieuse. Parmi les “grands mots” du discours barthésien, le terme d’“idéologie” occupe, sans aucun doute, une position privilégiée; il est comme le “centre”[35] du discours et nous servira de point de départ. Nous suivrons le parcours sinueux de ce terme tout au long de l’œuvre barthésienne. Afin de respecter au maximum la spécificité de l’écriture barthésienne, nous n’essayerons pas de fixer le sens du terme “idéologie” dans ses acceptions successives, mais plutôt de reconstituer le réseau conceptuel sous-jacent qui fait l’objet de plusieurs déplacements. Ainsi, dans le premier chapitre, il sera question de la réévaluation de la science sémiologique dans ses rapports avec l’idéologie. Bien que, pendant les dix premières années de sa carrière, Barthes conçoit la sémiologie comme un dispositif analytique capable de rendre manifeste la teneur idéologique de certains systèmes de communication particuliers, peu à peu il s’en éloigne et il finit même par la dénoncer comme idéologique. A partir de la fin des années 60, Barthes abandonne la science des signes au profit d’un nouveau champ d’investigation centré autour de la notion d’“écriture”. L’analyse de celle-ci fera l’objet du troisième chapitre. Dans le deuxième chapitre de notre travail, nous examinerons en détail les transformations formelles qui s’opèrent dans le discours de Barthes au moment même où il s’éloigne de la “science des signes”. Loin d’être gratuit, cet examen formel du discours barthésien nous aidera à circonscrire avec plus de netteté le véritable enjeu des textes des années 70 qui ne s’énoncent plus au nom de la science mais qui se veulent résolument “esthétiques”.
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[1] Les trois questions renvoient en effet à la problématique générale de la délimitation et du découpage d’une œuvre, problématique typiquement barthésienne qui sous-tend toute la réflexion sur la notion de “Texte” développée dans des ouvrages tels que S/Z, L’Empire des signes, Le Plaisir du texte, et dans de nombreux articles des années 70.
[2] P. Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Le livre de poche, coll. “Biblio essais”, 1986, pp. 66-80.
[3] Les termes “trajet” et “trajectoire” sont de Roger; cf. Ibidem, pp. 66-80.
[4] S. N. Lund, L’aventure du signifiant. Une lecture de Barthes, Paris, P.U.F., coll. “Croisées”, 1981, p. 52; nous soulignons.
[5] A. de la Croix, Barthes: pour une éthique des signes, Paris, Editions Universitaires, 1987.
[6] Cf. Chapitre deuxième: L’esthétisation du discours barthésien.
[7] Ceci est particulièrement frappant dans les ouvrages de Patrizi (Cf. G. Patrizi, Roland Barthes o le peripezie della semiologia, Rome, Biblioteca biografica, Istituto dell’enciclopedia italiana, 1977) et de de la Croix (Cf. A. de la Croix, Barthes: pour une éthique des signes, Paris, Editions Universitaires, 1987.)
[8] F. Dosse, Histoire du structuralisme II: Le chant du cygne, 1967 à nos jours, Paris, Le livre de poche, coll. “Biblio essais”, 1992, p. 83.
[9] F. Dosse, Histoire du structuralisme I: Le champ du signe, 1945-1966, Paris, Le livre de poche, coll. “Biblio essais”, 1992, p. 94.
[10] P. Roger, op. cit., p. 67.
[11] Cf. S. Sontag, L’écriture même: à propos de Barthes, trad. de l’anglais par Ph. Blanchard en collaboration avec l’auteur, Paris, Bourgois, 1982, p. 58; et, R. Bensmaïa, Barthes à l’essai: introduction au texte réfléchissant, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1986, p. ??
[12] Cette idée est exprimée par des auteurs qui, à première vue, n’ont rien en commun l’un avec l’autre tels que Susan Sontag, François Dosse et Umberto Eco. Ainsi Sontag déclare-t-elle: “(…) malgré tout ce qu’il a apporté à une prétendue science des signes et des structures, l’entreprise de Barthes était l’essence même de l’entreprise littéraire: l’organisation par l’écrivain, sous diverses auspices doctrinaux, de la théorie de son propre esprit.”(S. Sontag, op. cit., p. 11 ; nous soulignons.) Dosse, de sa part, exprime la même idée de la façon suivante: “Dans cette tension entre le sémiologue et l’écrivain, Roland Barthes, en est à ce moment au plus fort de la négation de sa nature d’écrivain, de sa subjectivité, sacrifiée au nom de la science.”( F. Dosse, Histoire du structuralisme I: Le champ du signe, 1945-1966, Le livre de poche, “coll. Biblio essais”, Paris, 1992, p. 243; nous soulignons.) Eco …
[13] P.Roger, op. cit., p. 70.
[14] Ibidem, p. 70.
[15] Ibidem, p. 70.
[16] “Notes sur André Gide et son ‘journal’”, OC I, p. 23.
[17] J.-B. Fages, Comprendre Roland Barthes, Toulouse, Privat, coll. “Pensée”, 1979.
[18] F. Dosse, op. cit., pp. ???
[19] Ceci est particulièrement frappant dans l’ouvrage de Jean-Baptiste Fages qui explique la “rupture” avec le structuralisme de la façon suivante: “Mais un auteur désirant par-dessus tout goûter au ‘plaisir du texte’ ne pouvait s’en tenir indéfiniment à une telle ascétique de la théorisation. Un esprit entraîné aux plus subtils exercices critiques ne pouvait pas s’en exempter totalement lui-même, ni se prendre constamment au sérieux.” (J.-B. Fages, op.cit., pp. 13-14.)
[20] Certains critiques estiment, en effet, que l’on peut parler d’une véritable rupture. Ainsi Greimas parle-t-il des deux “phases” de l’œuvre barthésienne. (Cf. F. Dosse, Histoire du structuralisme I: Le champ du signe, 1945-1966, Le livre de poche, coll. “Biblio essais”, Paris, 1992.) Dosse lui-même semble d’accord avec Greimas et déclare à propose du “second Barthes”: “Il poursuit sa réflexion sur la textualité, mais l’option esthétique revendiquée exprime bien une discontinuité majeure entre le Barthes de l’euphorie théorique de 1966 et le Barthes de 1973. Plus qu’un itinéraire singulier, cette rupture manifeste l’essoufflement du programme structuraliste, la crise des années 1967-1968 et la recherche de solutions.”(F. Dosse, Histoire du structuralisme II: Le chant du cygne, 1967 à nos jours, Le livre de poche, coll. “Biblio essais”, Paris, 1992; nous soulignons.)
[21] “Entretien autour d’un poème scientifique”, OC II, p. 472; nous soulignons.
[22] “Critique et autocritique”, OC II, p. 987.
[23] P. Roger, op. cit., pp. 72-73.
[24] Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 151.
[25] J. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 16.
[26] Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 162.
[27] “On sait que pour Michelet l’Histoire est orientée: elle va toujours vers une plus grande lumière. Non que son mouvement soit purement progressif; l’ascension de la liberté connaît des arrêts, des retours; selon la métaphore que Michelet a empruntée à Vico, l’histoire est une spirale (…).” (“La Sorcière”, dans Essais Critiques, OC I, p. 1250)
[28] Cf. e.a. la préface à Essais Critiques, OC I, p. 1168; l’article sur Sollers intitulé “Par-dessus l’épaule, dans Sollers écrivain, OC III, p. 951 et Roland Barthes par lui-même, OC III, pp. 147 et 162.
[29] “La division des langages”, OC II, p. 1609.
[30] P. Roger, op. cit., p. 73.
[31] P. Roger, op. cit., pp. 75-76; Roger souligne.
[32] Cf. P. Roger, op. cit., pp. 83-159.
[33] C’est, en effet, ce que semble croire Roger. A son avis, la métaphore de la spirale “se donne comme le chemin tournant et la voie juste, de l’opération d’écriture qui seule peut déjouer l’‘arrêt’ du discours sur les butées scientistes ou dans l’immobilisation métaphysique.”; P. Roger, op. cit., p. 75.
[34] Roland Barthes par lui-même, OC III, pp. 129-130; Barthes souligne.