Les portus de la vallée de l’Escaut à l’époque carolingienne. Analyse archéologique et historique des sites de Valenciennes, Tournai, Ename, Gand et Anvers du 9e au 11e siècles. (Florian Mariage) |
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V. Analyse croisée des portus de la vallée de l'Escaut
Après avoir dressé un inventaire des découvertes archéologiques site par site, il faut désormais envisager la problématique d'un point de vue typologique et selon une optique géographique large, prenant en considération l'ensemble des portus de la vallée de l'Escaut. Par ces analyses croisées, il deviendra possible de déceler d'éventuelles logiques d'évolution, en termes d'habitat et de fortifications, de structures religieuses, de pratiques funéraires, d'artisanat et d'activités économiques diverses. Cela permettra au final de caractériser les sites étudiés dans ce mémoire par rapport aux autres agglomérations de l'époque.
Par convention, les indications entre parenthèses (Ty 2, Val 3, etc.) renvoient à la notice correspondante du catalogue archéologique détaillé ci-dessus.
Aucun des portus de la vallée de l'Escaut n'a livré de structures d'habitat du 9e siècle. Dorestad, Westenschouwen, Medemblik, Quentovic et d’une manière générale tous les emporia du delta du Rhin et de la Manche, qui connaissent un essor économique remarquable et une multiplication des habitats en bois entre le 7e et le 9e siècles, se distinguent donc de l’évolution des agglomérations scaldiennes. Le seul site qui témoigne d’une continuité de l’occupation est situé sur la Scarpe: à Douai en effet, l’habitat en bois (fonds de cabanes et habitats sur poteaux) se développe dès le 6e siècle. Il témoigne alors du caractère rural du site et perdure jusqu’au 9e siècle. A cette date, le parcellaire s’organise de manière plus régulière, les rues sont planchéiées; d’implantation rurale, Douai se mue en agglomération préurbaine, avant même que le comte de Flandre, au milieu du 10e siècle, ne décide d’y construire sa résidence.
A Valenciennes, les seuls éléments découverts sont 5 fonds de cabane totalement arasés (Val 7) des 10e et 11e siècles. A Tournai, on n'a jusqu'à présent trouvé aucune structure de ce type. Les seules constructions mises au jour et qui ne soient pas des édifices religieux se situent dans l'environnement direct de la cathédrale et sont bâties en dur (Ty 1, 2, 4 et 5); elles étaient probablement liées à l'exercice du culte et aux activités annexes (bâtiments claustraux, palais épiscopal…). Ce constat pour Tournai est stupéfiant. Mais plutôt que de conclure un peu vite à la désertification totale de la cité à l'époque carolingienne, l'absence de données archéologiques ne serait-elle pas simplement la conséquence d'une occupation ultérieure intensive du territoire urbain, et de la récupération systématique des matériaux de construction?
On est mieux renseigné pour Ename. Indirectement, la nature des résultats est un argument favorable à l'hypothèse énoncée ci-dessus pour Tournai: Ename en effet a connu une "urbanisation" très rapide, sur moins d'une centaine d'années -entre 970 et 1060-, et un arrêt brutal sous le coup des attaques du comte de Flandre puis de la reconversion du site en une abbaye en 1063. Le sous-sol y est donc moins perturbé qu'à Tournai. Quels sont ces résultats? Il s'agit tout d'abord d'un édifice en bois sur poteaux de 60 cm de diamètre, trouvé dans l'enceinte du castrum, et à la fonction imprécise (Ena 2). A proximité du fossé castral, les archéologues ont également mis au jour deux constructions du même type; la première supportée par 16 poteaux de 30 à 50 cm de diamètre et mesurant 35 m sur 5,5 environ, la seconde reposant sur une dizaine de pieux, pour une superficie de 19 m sur 4 m (Ena 3). Surtout, au cœur du portus, le territoire urbain était sillonné de fossés, délimitant des petites structures d'habitat en un parcellaire irrégulier (Ena 4). Chaque parcelle comprenait semble-t-il une maison sur poteaux, un ou des bâtiments annexes et une citerne.
A Gand, le constat est sensiblement le même que pour Tournai; les principales structures découvertes d'époque carolingienne sont à mettre en relation avec les dispositifs religieux (abbayes, église paroissiale de Saint-Bavon) ou de défense (Gravesteen). C'est dans ce contexte qu'il faut en effet interpréter la découverte de «huttes» en bois d'époque carolingienne découvertes dans le jardin de Saint-Pierre (Gd 1), de même que la grange et les annexes sur poteaux trouvées à proximité immédiate du château des comtes (Gd 27). En réalité, ce n'est qu'à partir du 11e siècle qu'on commence à être renseigné sur l'habitat gantois (Gd 22)[419].
Les édifices découverts à Anvers dans les années 1950, à l'intérieur du castrum ottonien, sont assurément les structures d’habitat les mieux conservées de tous les portus de la vallée de l’Escaut (Anv 1). La disposition des bâtiments en bois, regroupés en parcellaire régulier le long de voies planchéiées, témoigne d'un aménagement rationnel du territoire urbain. Trois niveaux d'occupation antérieurs à 1225 ont été repérés, le plus ancien, mais la chronologie reste toujours problématique, remontant sans doute au milieu du 10e siècle. Les édifices sont en bois sur poteaux, de plan rectangulaire avec une structure intérieure souvent tripartite, et leurs dimensions varient de 4,5 m sur 9 m à 8 m sur 14 m Des habitats en bois ont également été découverts en dehors du castrum, au Guldenberg, à la Veemarkt et au site du Stadsparking notamment (Anv 3, 4 et 5). Bien que de dimensions plus modestes (4 m sur 5 m), le mode de construction reste le même. La datation légèrement plus tardive de ces structures (le début du 11e siècle?) témoigne en tous cas d'une pérennité dans les techniques de construction, sans qu'il ne soit fait de distinction avec l'habitat situé à l'intérieur de la fortification.
Le site Merelbeke, un peu en amont de Gand semble pouvoir nuancer ce constat trop négatif pour la vallée de l’Escaut; plusieurs structures d’habitats en bois des 9e et 10e siècles y ont été repérées. Dans l’attente de publications plus étoffées, ces édifices constitueraient un témoignage unique d’occupation rurale le long du fleuve.
Enfin, les portus de la vallée de la Meuse, malgré l’activité économique et le dynamisme qui les caractérisent, n’ont pas révélé jusqu’à présent un habitat carolingien particulièrement abondant. Et ce malgré la mention de sedilia ou de sessi «parcelles urbaines» en plein cœur des portus carolingiens de Dinant, Huy et Namur. Cette division territoriale urbain semble en effet indiquer une gestion rationnelle de l’espace, rendue nécessaire par la croissance de l’agglomération.
5.2 Les structures religieuses
D’une manière générale pour le haut Moyen Age, les édifices religieux urbains sont les éléments les mieux connus, tant par voie historique que par l’archéologie. Les portus de la vallée de l’Escaut ne font pas exception à ce constat. Même si dans certains cas de nombreuses zones d’ombre subsistent quant à la chronologie précise des structures mises au jour, à la restitution intégrale du plan des édifices ou à leur fonction originelle, la topographie religieuse reste une des sources d’information les plus intéressantes pour déterminer les conditions de développement des agglomérations.
Le tableau reproduit en annexe (Tableau 2: Caractéristiques des édifices religieux des portus) reprend de manière synthétique les différentes informations dont on dispose concernant les types d’édifices religieux découverts en fouilles et/ou connus par les sources écrites.
D’emblée, la topographie religieuse de Tournai se différencie des autres agglomérations. La présence d’un évêque dès la fin du 5e siècle a dû être ici déterminante; à côté du complexe cathédral, dont l’ampleur doit cependant encore être précisée (Ty 1- Ty 5); on trouve dès cette époque une importante église-memoria (Saint-Piat, Ty 13), tandis que se multiplient les nécropoles extra-muros (Parc de l’Hôtel de ville, Ty 12; Quartier Saint-Brice, Ty 14), éventuellement associées à de petites églises funéraires (Saint-Martin). Surtout, la multiplication des constructions à partir du début du 9e siècle et surtout au 10e siècle, tant dans la ville (cloîtres de la cathédrale, Ty 2; Saint-Pierre, Ty 6; chapelle sous la chapelle épiscopale Saint-Vincent, Ty 3) qu’à sa périphérie (Grand’-Place, Ty 10; Saint-Quentin, Ty 11; Saint-Brice, Ty 15), même si les preuves archéologiques font parfois défaut (chapelles de Saint-Martin, de Saint-Eloi, de Saint-Pierre-le-Petit, et éventuellement de l’Hôpital et de Saint-Médard), attestent du dynamisme de la cité à l'époque carolingienne et de sa croissance démographique. D’un point de vue typologique, les églises fouillées se caractérisent, à l’exception du complexe cathédral, par leurs dimensions relativement modestes, d’une dizaine de m² pour la chapelle sous la «Fausse porte» à 200 m² pour Saint-Piat et Saint-Brice, et leur plan basilical simple: une ou trois nefs, chœur à chevet plat ou abside semi-circulaire. On ne sait rien de l’élévation de ces édifices, si ce n’est qu’ils étaient probablement construits en pierre locale, et recouverts d’un plafond en bois.
La topographie religieuse de Gand ressemble à s’y méprendre à celle de Valenciennes ou Anvers, à savoir la présence d’une église paroissiale unique - Saint-Jean -, d’origine probablement mérovingienne mais dont l’archéologie n’a jusqu’à présent rien révélé, puis un développement très tardif, au 10e ou 11e siècle-. La différence majeure pour Gand consiste en l’implantation dans le courant du 7e siècle de deux importantes abbayes à sa périphérie; à savoir Saint-Pierre au Mont Blandin et Saint-Bavon (Gd 1, Gd 2, Gd 23). On ignore la nature précise des abbatiales mérovingiennes; un élément de comparaison nous est peut-être fourni par l’abbaye de Wandignies-Hamage sur la Scarpe (voir notice). On connaît mal le plan des églises carolingiennes, notamment sous l’abbatiat d’Eghinard au début du 9e siècle. Saint-Pierre était alors construite en pierre de Tournai (Gd 1). Quant à Saint-Bavon, les fouilles des années 1940 ont révélé un édifice de plan basilical à trois nefs, construit en pierre de Tournai (Gd 23). Par ailleurs, on a découvert en 1978, à proximité de Saint-Bavon, un chapiteau sculpté de facture remarquable, et qui pourrait avoir appartenu à l’abbatiale carolingienne (Gd 24). Le plan de ces édifices n’est en fait bien détaillé qu’à partir du milieu du 10e siècle, lors de la restauration des abbayes après le passage des Normands. A cette date, l’importance des structures en pierre de Tournai, la complexité du plan et de l’élévation (westbau, transepts, tours, crypte, etc.) témoignent du niveau de développement économique de ces deux institutions religieuses. Mais les abbayes sont une chose, le portus de Gand en est une autre; la vitalité des premières durant la seconde moitié du 10e siècle ne correspond alors pas à une multiplication des paroisses dans l’agglomération: la première d’entre elles, Saint-Jacques, n’apparaît qu’en 1093. Quant aux églises des bourgs monastiques, la seule qui ait été fouillée à ce jour est celle de Saint-Bavon, et les modestes structures mises au jour ne permettent pas de remonter au-delà du début du 11e siècle (Gd 25). Enfin, l’église castrale Sainte-Pharaïlde, qui remonterait au début du 10e siècle, reste encore à explorer.
La topographie religieuse de Valenciennes n’est à ce jour attestée que par voie historique; elle se résume au haut Moyen Age à l’existence d’une église paroissiale unique (Saint-Géry), sur la rive droite de l’Escaut (Val 2). Ce n’est qu’à la toute fin du 10e siècle que dans un contexte politique troublé est construite une petite collégiale (Saint-Jean) à l’intérieur du castrum comtal.
Anvers connaît un développement similaire, mais se révèle tout aussi obscur d’un point de vue archéologique. L’église paroissiale primitive est d’origine mérovingienne (Saints-Pierre-et-Paul). Probablement détruite par les Normands en 836, elle adopte à une époque indéterminée le patronyme de Saint-Michel. Les autres édifices religieux ne sont pas attestés avant le début du 12e siècle; il s’agit de la chapelle castrale Sainte-Walburge, et de l’église Notre-Dame, future cathédrale.
Enfin la topographie d’Ename est mieux cernée, et le contexte de construction de ses édifices religieux a pu être établi de manière assez précise. Lorsqu’à la fin du 10e siècle est construit le castrum, une petite chapelle (Notre-Dame, Ena 2) est prévue à côté d’un complexe réunissant une aula et une camera. L’édifice en pierre de Tournai, de plan presque carré, avait une superficie d’une cinquantaine de m² et était ponctué d’une abside semi-circulaire. A l’époque, le site dépendait encore de la paroisse voisine de Nederename. Rapidement, avec le développement du portus, une première église paroissiale dédiée à Saint-Sauveur est construite (Ena 6), puis une seconde dévolue à Saint-Laurent (Ena 5); les dimensions de ces édifices - plus de 200 m² chacun -, le soin apporté à leur construction (pierre de Tournai, caractères architecturaux ottoniens, fresques murales, etc. ) et la quasi contemporanéité de leur édification, attestent alors de l’essor démographique et économique de l’agglomération, avant la mutation du site en une abbaye en 1063.
Les autres sites de la vallée de l’Escaut et de ses affluents, malgré l’intense activité missionnaire qui s’y exerce à partir du 6e siècle - que l’on songe à l’action d’Amand ou d’Eloi -, n’ont livré que peu de témoignages archéologiques d’édifices religieux. En ce qui concerne les abbayes tout d’abord, ni les sites de Saint-Saulve, de Condé, de Saint-Amand, d’Antoing, de Saint-Ghislain ou de Marchiennes ne sont attestés par voie archéologique. La seule exception connue à ce jour est le site de Wandignies-Hamage, dont on a pu restituer précisément le développement à partir du 7e siècle. Les structures en bois assez modestes (petites huttes, etc.) sont partiellement remplacées par des bâtiments en dur. Pour l’époque carolingienne, on retiendra la construction du premier cloître en bois, conformément à la disposition impériale d’Aix en 817. Après une période d’abandon au 10e siècle, l’abbatiale carolingienne est reconstruite.
A côté des abbayes, l’archéologie a fourni très peu d’églises paroissiales ou funéraires. A Cambrai, la cathédrale carolingienne Notre-Dame est très mal connue, de même que tous les édifices situés intra muros. En dehors de l’enceinte, seules quelques sépultures ont été découvertes dans le transept de l’église Saint-Martin; elles pourraient témoigner de l’existence d’une église funéraire. A Petegem, dans un contexte castral, un rare exemple d’église en bois à colombages a été mis au jour. L’édifice mononef, de 14,60 m sur 4 m, avait été aménagé sur une terrasse en pierre, au milieu d’une parcelle entourée de fossés inondés. Plus tard, dans le courant du 9e siècle, l’édifice est incendié, et on construit alors une nouvelle église plus au nord, uniquement en pierre de Tournai cette fois. Plus de 80 tombes découvertes autour des deux édifices attestent de leur vocation funéraire. Malgré la proximité avec l’aula carolingienne, le statut paroissial de l’église semble donc envisageable. En dehors de la vallée de l’Escaut, le plan d’une autre église castrale a pu être restitué; il s’agit de l’église Saint-Donat de Bruges, copie réduite de la chapelle palatine d’Aix. L’édifice, construit en pierre de Tournai au milieu du 10e siècle, atteste du raffinement architectural et de l’ambition politique des comtes de Flandre. A Merelbeke, un petit édifice en bois a été récemment repéré a proximité d’une nécropole mérovingienne ou carolingienne; il s’agirait d’un rare exemple conservé de bâtiment cultuel en bois, en milieu rural.
Plus loin, dans la vallée mosane, quelques édifices religieux ont été fouillés. A Namur, l’église Saint-Hilaire, qui passe pour être la chapelle du portus, remonte au 8e siècle; il s’agit d’un édifice mononef en pierre, de plan carré de 5 m de côté, à chevet plat. A la fin du 10e siècle, la surface interne est doublée. Plusieurs sépultures y étaient associées. A Huy, des fouilles menées sous la chapelle funéraire Saint-Mort ont révélé l’existence d’un petit bâtiment carré, construit au 9e ou au 10e siècle, autour d’un sarcophage mérovingien. Le plus intéressant témoignage archéologique de la vallée mosane a jusqu’à présent été fourni par le cas de Liège. Au début du 8e siècle, une vaste église de 14m de large y est construite, sur les lieux du massacre de Lambert. Cette église double acquiert le statut de cathédrale et est rebâtie après le passage des Normands, avant qu’à la fin du 10e siècle, à l’initiative de l’évêque de Notger, soit construite la vaste cathédrale à doubles chœur et transept. Enfin, la topographie religieuse de Maastricht et de Verdun, assez bien cernée, offre l’image de deux agglomérations florissantes dès l’époque mérovingienne et où se succèdent à la période suivante les constructions d’édifices, tant intra qu’extra muros.
D’une manière générale, les pratiques funéraires de la période carolingienne dans nos régions sont assez méconnues, ou du moins n’ont pas fait l’objet d’études pointues particulières. C’est qu’en comparaison avec la période précédente, les pratiques changent. D’un point de vue topographique, on constate, conformément à la réglementation alors en vigueur, un abandon des grandes nécropoles mérovingiennes suburbaines et une tendance au rapprochement des édifices religieux intra ou extra muros: lorsque l’on sait les difficultés inhérentes aux fouilles en milieu urbain par rapport aux grands décapages possibles dans le cas de nécropoles mérovingiennes, on comprend la difficulté qu’il y a de rassembler une documentation réellement pertinente. Par ailleurs, la disparition du mobilier funéraire dans les sépultures rend malaisée les datations et suscite moins l’intérêt pour la publication. Inévitablement, le paragraphe qui suit se ressent fort de cette carence.
Pour Valenciennes, on connaît surtout la nécropole mérovingienne de Saint-Roch, située au nord de l’agglomération, et qui atteste de la continuité de l’occupation du site entre le Bas-Empire et le 7e siècle (Val 1). Une nécropole du même type pourrait avoir occupé l’emplacement actuel de l’hôtel de ville (Val 8). A notre connaissance, aucune sépulture certifiée carolingienne n’a cependant pu être découverte.
On est beaucoup mieux renseigné pour Tournai, du moins pour la période précarolingienne. Les grandes nécropoles gallo-romaines puis mérovingiennes permettent d’établir de manière assez précise les limites urbaines jusqu’au 7e siècle (Ty 11, Ty 12, Ty 13, Ty 14, Ty 15). A l’exception d’une sépulture d’enfant découverte à Saint-Pierre (Ty 6), la règle de l’ensevelissement hors habitat semble avoir été ici parfaitement respectée. De la période carolingienne, on a pu identifier quelques sépultures dans les alentours immédiats du complexe cathédral, à savoir: quelques tombes dans l’emprise des cloîtres préromans de la cathédrale (Ty 2) et sous l’escalier de la porte Mantile (en cours de fouilles), ainsi qu’au Vieux-Marché-aux-Poteries (Ty 3) et un cercueil en chêne du milieu du 10e siècle à la Place de l’Evêché (Ty 5). L’ensemble funéraire le plus remarquable découvert à ce jour est celui en relation avec la première église de Saint-Pierre (Ty 6); en tout, une vingtaine de tombes ont été identifiées autour et sur le parvis de l’édifice - mais jamais ad sanctos! -, avec une grande variété dans le mode d’ensevelissement (en pleine terre, avec ou sans caveau maçonné, avec ou sans cercueil) et le type de personnes enterrées (enfants, femmes, hommes). Le second grand ensemble funéraire connu est celui récemment mis au jour à la Grand’-Place, en relation avec une petite chapelle funéraire du 9e ou du 10e siècle (Ty 11). Dès le début de la construction de l’édifice, plusieurs tombes creusées en pleine terre et recouvertes de grandes dalles calcaires sont aménagées. L’ensevelissement ad sanctos est tardif, et date probablement du 11e siècle. Cette dernière caractéristique, soit le respect de l’interdiction d’enterrer à l’intérieur des églises à l’époque carolingienne, semble également se vérifier à Saint-Piat; à Saint-Brice (Ty 15) et à Saint-Quentin (Ty 11), les publications disponibles rendent impossible la datation précise des sépultures retrouvées à l’intérieur des édifices préromans.
A Ename, seules deux sépultures isolées ont été identifiées, lors de la fouille de l’église Saint-Sauveur, mais on ne dispose d’aucune information à leur sujet (Ena 5). Ces tombes sont de toute façon postérieures à la fin du 10e siècle. L’environnement de l’église Saint Laurent a également livré deux sépultures anthropomorphes d’adultes, dont une maçonnée en pierre de Tournai. La chronologie est cependant ici approximative.
A Gand, les découvertes de sépultures sont presque inexistantes, du moins c’est le constat autorisé par les publications disponibles. De l’époque mérovingienne, on connaît la grande nécropole du Port Arthur (Gd 30), utilisée aux 6e et 7e siècles, mais l’éloignement du site ne garantit pas la relation avec l’agglomération gantoise. Etonnamment, ni le site de l’abbaye Saint-Pierre (Gd 1 et Gd 2), ni celui de Saint-Bavon pourtant fouillé (Gd 23) n’ont révélé d’ensembles funéraires importants de l’époque carolingienne: on cherche toujours la tombe du martyr Bavon! Il en va de même pour l’église paroissiale de Saint-Bavon, pourtant plus récente (Gd 25).
Anvers enfin est tout aussi pauvre d’un point de vue funéraire; plus encore si l’on considère qu’à la différence des autres portus, aucune nécropole mérovingienne n’y a été repérée. La seule découverte carolingienne (9e siècle) consiste en un squelette isolé, appartenant à un homme de 25-30 ans, et mis au jour au Koraalberg, soit en dehors du Burcht (Anv 2).
5.4 Les éléments de fortification
Les éléments de fortification le long de l’Escaut sont un des domaines d’étude les plus intéressants. A partir du traité de Verdun en effet (843), le fleuve sert de frontière entre la Francie Occidentale et la Lotharingie, plus tard entre le roi de France –pratiquement le comte de Flandre- et l’empereur germanique. Ajoutons à cela la fréquence et l’ampleur des incursions normandes utilisant l’Escaut, on comprendra que la mise en défense du fleuve fut une des préoccupations majeures des forces politiques, militaires et religieuses en présence, dès le milieu du 9e siècle.
On distingue différents types de fortifications. Le premier concerne les enceintes urbaines; il s’agit d’une mise en défense de l’ensemble ou d’une partie de l’agglomération afin de protéger la population. L’initiative de la construction d’une enceinte urbaine relève exclusivement jusqu’à la fin du 9e siècle de l’autorité royale ou impériale. Dans la vallée de l’Escaut, deux cités sont concernées par des entreprises de ce type. Tournai (après 898) et Cambrai (fin du 9e siècle), fortifiées dès le Bas-Empire, semblent avoir été remises en défense à la suite et/ou en conséquence de l’insécurité suscitée par les incursions normandes et les appétits du comte de Flandre. A cette époque, la prérogative de décider de la fortification de la cité était passée aux mains des évêques. Malheureusement, aucune des deux enceintes dites «épiscopales» n’a pu, jusqu’à présent, être attestée par voie archéologique, et leur tracé demeure encore largement hypothétique. Pour Gand, c’est l’inverse: on connaît avec précision le tracé du fossé défensif semi-circulaire, de 14 m de large et 3 m de profondeur, creusé après 800 autour de l’église Saint-Jean et qui protégeait une superficie d’environ 7 ha (Gd 10); on ne sait rien par contre de l’autorité qui en a pris l’initiative, ni de ses motivations. Certains auteurs ont même postulé l’hypothèse d’un aménagement du fait des Normands, et non pas en réaction face à leurs incursions. Quoi qu’il en soit, au plus tard au début du 10e siècle, le fossé était comblé et la fortification du portus avait dès lors perdu toute efficacité. Hasard de la chronologie ou raisons plus profondes, cet abandon est contemporain de la construction du château comtal sur l’autre rive de la Lys. Enfin, à la suite des hypothèses émises par l’archéologue A.L.J. Van de Walle, d’aucuns ont prétendu que le vicus d’Anvers était dès la fin du 9e siècle entouré d’un fossé similaire à celui de Gand. Aujourd’hui, on attribue plus généralement l’aménagement du Burcht aux empereurs ottoniens, à la fin du 10e siècle.
Le second type de fortification est lui plus spécifique de l’époque. Pour faire face à l’insécurité du temps, des seigneurs régionaux ou locaux, ou le roi quand il en a encore la possibilité, prennent l’initiative de construire un ensemble fortifié, à des fins de résidence privée, pour sécuriser la région dont ils ont le contrôle et éventuellement pour offrir un refuge temporaire à la population rurale.
Ces «châteaux» comprennent traditionnellement un fossé défensif, surmonté d’une palissade et éventuellement inondé, à l’intérieur duquel se trouvent d’office les structures d’habitat, la résidence (camera), et accessoirement une chapelle castrale (capella), des bâtiments liés à l’exercice du pouvoir en présence (aula) et des édifices destinés aux activités économiques et artisanales (granges, greniers, enclos pour les animaux, etc.). Il n’est pas encore question ici de châteaux à motte, dont les exemples les plus précoces n’apparaissent pas dans nos régions avant le milieu du 11e siècle. L’exemple connu le plus en amont de l’Escaut est celui d’Etrun, à 9 km au nord de Cambrai. Le «Camp de César», occupé dès la Tène finale et qui protégeait une énorme superficie (13ha) n’est malheureusement connu pour l’époque carolingienne que via les textes. En 862, Charles le Chauve y aurait fait aménager une forteresse pour bloquer aux Normands l’accès au fleuve. D’après une source de 881, ce castrum était en bois. Les premières mentions du site de Petegem remontent également au milieu du 9e siècle. A l’origine, le site n’était qu’une simple résidence domaniale, centre d’une villa carolingienne au 8e siècle. La fortification du site semble contemporaine des premières incursions normandes, au milieu du siècle suivant. On distingue alors deux parcelles de forme circulaire, entourées de fossés inondés, et au centre duquel se développent d’une part une aire sacralisée (église et chapelle), de l’autre un grand bâtiment d’abord en bois, puis en pierre de Tournai, comprenant une grande pièce et une plus petite. D. Callebaut y a vu respectivement une aula et une camera. La qualité de la construction et des aménagements (cuisine, chauffage par le sol), la richesse du mobilier découverts attestent à tout le moins du statut élevé des propriétaires. Enfin, en 880, les Normands installent leur campement d’hiver à Courtrai et y construisent, d’après les textes, un castrum. Par la suite, le site est réutilisé par les comtes de Flandre.
Un des phénomènes les plus caractéristiques du milieu du 10e siècle est lié au contexte politique particulier de part et d’autre de l’Escaut, qui voit s’affronter le comte de Flandre et les empereurs ottoniens. L’exemple le plus précoce de fortification due à une initiative comtale est sans doute celui de Bruges. Très tôt, sans doute au début du 9e siècle, un château existe à Bruges. En 892 au plus tard, ce castrum est aux mains du comte, qui y apporte quelques modifications, parmi lesquelles le creusement d’un fossé circulaire, surmonté d’une d’un rempart de terre et renforcé de pieux de bois. Un peu plus tard, ce refuge primitif est à nouveau modifié: un haut mur en pierre s’élève désormais sur son pourtour et la superficie du site passe à 1,5 ha. Au centre de ce dispositif est construite l’église Saint-Donat, vers 950. On ne connaît malheureusement pas la nature des autres bâtiments castraux (aula, camera). La comte de Flandre a également rapidement perçu l’intérêt qu’il y avait à occuper une position stratégique à proximité du portus en pleine activité de Gand. Le premier château s’implante au début du 10e siècle sur une parcelle entourée d’eau voisine de la Lys. Le premier bâtiment repéré sur le site est modeste; bâti en bois et sur poteaux, il mesurait environ 10 m sur 3,50 m et était planchéié. Des structures annexes à fonction artisanale ou agricole (granges, etc.) complétaient l’ensemble. Le premier donjon en pierre n’est pas antérieur à la première moitié du 11e siècle; à l’époque, il mesurait 30 m sur 15 m. Le comte de Flandre s’empare de Douai en 945; il entreprend alors d’araser une partie de l’agglomération afin d’y construire une grande résidence à étage, de 8 m sur 7 m, flanquée d’une grange. La mise en défense du site semble cependant plus tardive; à la fin du 10e siècle, l’ensemble est reconstruit puis protégé d’un rempart en grès, épais de 2 m. Peu de temps après, la résidence est emmottée, et un petit donjon de 5m de côtéest aménagé. La pétrification du château comtal est beaucoup plus tardive. A Lille, le castrum comtal n’est attesté par les textes qu’à partir du milieu du 11e siècle; on peut cependant aisément postuler une implantation antérieure d’un siècle.
Par comparaison avec la dynamique insufflée par les comtes de Flandre, la mise en défense de la rive droite de l’Escaut est beaucoup plus tardive. En réalité, ce n’est qu’à partir du moment où les comtes eurent entrepris de traverser le fleuve que les empereurs ottoniens se décidèrent à construire des fortifications sur la rive droite. A partir de 980 environ, Otton II transforma la structure géo-politique de la région en érigeant trois marches impériales le long du fleuve. Au centre de chacune il construisit un castrum, dans des sites préexistants. Le premier site choisi fut Valenciennes; on présuppose que le château occupait une parcelle de forme triangulaire, adossée à l’Escaut, et comprenait outre la résidence -peut-être emmottée dès l’origine- , une collégiale dédiée à Saint-Jean et une hôtellerie. Le site d’Ename a, lui, pu faire l’objet de fouilles archéologiques. Le castrum qu’on y construit à la fin du 10e siècle prend place dans un méandre de l’Escaut en forme de losange, occupant une superficie d’environ 1 ha (Ena 1). Naturellement défendu sur trois côtés, la parcelle fut fermée au sud par un fossé de 140 m de long, d’une largeur maximale de 18 m et profond de 5,70 m, surmonté par une enceinte en pierre d’1,50 m d’épaisseur (Ena 3). A l’intérieur de l’enceinte, la castrum comprenait tout d’abord un vaste donjon en pierre de Tournai de 36 m sur 11 m, aux murs d’environ 4 m d’épaisseur; les dernières datations estiment sa construction au début du 11e siècle. Ses dimensions et la qualité de sa mise en œuvre sont tout à fait exceptionnels pour l’époque. Par ailleurs, il semble que le donjon était entouré d’un fossé propre, de 9 m de large pour environ 2 m de profondeur, et peut-être même défendu par une enceinte en pierre. A côté du donjon, au centre du castrum, un long bâtiment de 36 m de long pour 11 m de large, ponctué à l’est par une abside semi-circulaire, devait faire office d’aula, de camera et de capella (Ena 2). Moins massive que le donjon, cette construction possédait quand même des murs d’environ 2 m d’épaisseur. Comme à Gand, des structures annexes en bois complétaient l’espace castral. Enfin, il est possible que le portus ait également été protégé, comme semble l’indiquer le fossé de 68 m de long et 8, 50 m de large repéré à proximité de l’église Saint-Sauveur (Ena 4). Le dernier site fortifié par les empereurs ottoniens est Anvers. En dépit d’une chronologie toujours problématique - l’hypothèse de l’existence d’une fortification pré-ottonienne ne peut être écartée d’office - , les archéologues ont pu établir que le castrum occupait un terrain de forme semi-circulaire, d’une superficie d’environ 2,8 ha, et protégé par un fossé inondé de 11 m de large et 6 m de profondeur (Anv 1). Une palissade en bois surmontait le tout. A l’intérieur de l’enceinte, on n’a pas encore retrouvé ni le donjon, ni l’aula, la camera et la capella initiales, pour autant qu’il y en ait eu: le Steen et l’église Sainte-Walburge, pressentis pour remplir ces fonctions, ne seraient pas antérieurs au 12e siècle.
Enfin, un troisième type de fortification doit être évoqué ici; celui qui concerne la mise en défense des abbayes (par ex.Saint-Bavon de Gand, Saint-Géry de Cambrai). Dans ce domaine cependant, les témoignages archéologiques font complètement défaut.
5.5 Artisanat et activités de production
5.5.1 Structures portuaires, commerciales et artisanales
La dénomination des agglomérations scaldiennes par l’appellation «portus», les témoignages des sources écrites mentionnant des échanges économiques le long du fleuve -que l’on songe à Milon de Saint-Amand, pour Tournai- pouvaient laisser présager que l’archéologie viendrait un jour apporter un éclairage concernant le dynamisme et la vitalité des sites. En fait, il n’en est rien. Jusqu’à présent, les archives du sol n’ont livré aucun élément réellement pertinent: ni route, ni structure portuaire, ni entrepôt, ni atelier de production artisanale n’ont été mis au jour.
Des sites potentiellement intéressants ont pourtant été sondés dans ces agglomérations: la Place de l’Hôtel de ville et la Place du Marché à Valenciennes (Val 7); le quartier Saint-Pierre (Ty 6), le Vieux-Marché-aux-Poissons (Ty 7), la Rue des Puits-l’Eau (Ty 8) et le forum de la Grand-Place à Tournai (Ty 10), ainsi que de multiples endroits de Gand. Le matériel retrouvé (voir ci-dessous) en association avec des restes de construction ne permet jamais en tous cas de certifier l’existence d’ateliers de production spécialisés. Tout au plus, on peut postuler la présence d’une petite activité artisanale confinée à l’intérieur de structures domestiques. C’est notamment ce qui ressort des fouilles menées à Ename (métallurgie, céramique) et à Anvers (tabletterie), mais on se situe là dans un cadre chronologique post-carolingien. On est bien loin des découvertes réalisées à Dorestad, Deventer, Westenschouwen, Medemblik , Tiel, Quentovic, ou même Maastricht sur la Meuse: dans ces agglomérations, on a parfois mis au jour des quartiers entiers voués ici à la production métallurgique, là au façonnage de céramique ou au travail du verre.
Evidemment, on aurait souhaité pouvoir confirmer via l’archéologie le statut de portus des agglomérations scaldiennes, avancé par les textes ou les monnaies. Dans ce domaine, c’est le vide le plus complet: la localisation même des débarcadères carolingiens reste problématique. Pour Anvers, en conséquence du rabotage des quais survenu à la fin du 19e siècle, toute découverte semble exclue. Pour les autres sites, des trouvailles restent envisageables, surtout à Ename. Pour Valenciennes, Tournai et Gand, les chances sont moindres: l’activité commerciale intense et continue de ces villes au bas Moyen Age a probablement nécessité le remplacement et la reconstruction fréquente des quais, appontements et autres structures associées. On se souviendra en effet que les découvertes les plus intéressantes en ce domaine concernent des sites qui ont connu un déclin très rapide, presque soudain, et où donc les agencements ont été relativement bien préservés; la meilleure illustration est en le port de Dorestad, abandonné subitement au milieu du 9e siècle. Attention cependant, on fait peut-être fausse route en cherchant à tout prix, dans la découverte d’aménagements portuaires, la preuve qui témoignerait du dynamisme économique des villes scaldiennes à l’époque carolingienne et, a contrario, dans l’absence de résultats le témoignage d’un «désert» commercial. L’Escaut n’est pas un fleuve particulièrement tumultueux; le chargement et le déchargement des marchandises a pu s’opérer dans n’importe quel repli du cours d’eau, sans nécessiter la construction de structures complexes.
5.5.2 Métallurgie, travail du verre et petit artisanat
Les découvertes de matériel qui témoigneraient d’une activité artisanale à l’intérieur des portus restent d’interprétation malaisée. Tout d’abord se posent des problèmes traditionnels de datation des objets découverts, en l’absence de matériel céramique associé. Il n’est pas possible, au stade actuel de la recherche, d’arriver à dater, par exemple, des objets ouvragés en os ou les rebuts d’une forge. La fourchette chronologique peut donc être souvent très large, avec le risque de faire passer des objets comme étant du début de la période carolingienne -ce que l’on traque, évidemment-, alors qu’en réalité ils correspondent à une situation du 11e siècle, à une époque où, de concert, les agglomérations situées le long de l’Escaut connaissent un développement important. Ensuite, on l’a dit, la découverte de quelques scories ou d’une poignée de peignes en os ne signifie que très peu de choses si l’on se place sous l’angle macroéconomique. Au niveau local, le petit artisanat est également présent, même en milieu rural; il n’est donc qu’un faible indice de différenciation entre les portus et le territoire environnant. Enfin, en présence de matériel ouvragé isolé, il est impossible de déterminer s’il s’agit d’un objet de production locale ou plutôt d’un article importé.
Pour Valenciennes, les publications disponibles ne mentionnent pas de découverte de ce type.
A Tournai, comparativement à la période mérovingienne qui avait livré plusieurs traces d’activité artisanale (fours à chaux sous Saint-Pierre, restes de boucherie et séchoir à grains sous les cloîtres canoniaux, matériel résiduel des 7e et 8e siècles retrouvé Quai du Marché-aux-Poissons, éventuellement un four sous Saint-Quentin, etc.), le début de la période carolingienne est très pauvre. Le riche matériel en os et en bois d’animal ainsi que quelques autres objets découverts dans l’environnement de la première (?) église Saint-Pierre (métal, fusaïoles, perles; Ty 6) témoignent néanmoins d’une certaine forme d’activité à cet endroit de la cité, même si celle-ci semble être confinée aux besoins domestiques. Il en va de même pour les quelques objets mis au jour dans le quartier Saint-Brice (Ty 14), dans le niveau postérieur à l’occupation du cimetière mérovingien. Outre la céramique, un anneau en bronze, un stylet en os poli et deux fragments ouvragés en os témoignent de la reconversion du site à des fins d’habitat, mais en aucun cas on ne peut y voir les prémisses du développement d’un quartier artisanal, extra muros, en bordure du fleuve.
A Gand, l’activité du 9e siècle est matérialisée par les fours à chaux (pierre de Tournai) et le riche matériel associé (coquillages, céramique, etc.) sous les jardins de Saint-Pierre (Gd 1), qu’on interprète comme étant contemporain de la construction de l’abbatiale au début du 9e siècle. La majorité des découvertes sont cependant plus récentes et concernent les 10e et 11e siècles, telles celles réalisées à la Rue Hooiaard (Gd 4; bois, cuir, os, restes de poissons, coquilles, scories), à la Korenmarkt (Gd 6; riche matériel organique, en lien avec l’activité textile?) et à la Gouvernemenstraat (Gd 9; objets en os/ Gd 10; déchets de boucherie et un jouet d’enfant en os). Fondamentalement, bien que plus diversifié et plus riche qu’à Tournai, le matériel mis au jour à Gand ne permet pas de faire de l’agglomération un centre important de production artisanale. Comme à Tournai, ces découvertes ne semblent pas dépasser le cadre domestique.
Ename connaît, à en croire les sources écrites, un développement plus tardif, à la fin du 10e siècle, mais soudain. Les déchets de consommation (restes de boucherie) abondent en effet sur le site, tant du castrum (Ena 2) que dans le portus (Ena 5). A côté de la céramique locale, on y trouve en outre plusieurs traces d’activités métallurgiques (creuset, scories de bronze) et de tabletterie (objets ouvragés en os), directement associées à des structures d’habitat.
L’agglomération d’Anvers existait bien avant l’intervention ottonnienne, puisqu’un abondant matériel du 10e siècle y a été mis au jour, à l’intérieur du Burcht. On a la chance de disposer depuis peu d’une étude exhaustive des objets ouvragés en os (88 fragments) découverts: des peignes, des aiguilles, des outils de tissage et de couture témoignent de la vie de l’agglomération et, pour une fois, pourraient être le signe de la présence d’un artisanat spécialisé, éventuellement destiné à l’exportation.
D’un point de vue archéologique, ce court catalogue ne peut donc cacher la modestie dont font preuve les agglomérations scaldiennes quant à leurs capacités de production. Les autres sites de la vallée de l’Escaut ne font pas exception à ce constat. A l’heure actuelle, on ne connaît aucun produit issu d’un atelier scaldien -sauf les monnaies, mais cela va de soi- qui, à l’époque carolingienne, ait dépassé la sphère économique de la vallée de l’Escaut. L’activité et les échanges régionaux voire locaux semblent donc l’emporter sur le commerce à longue distance.
La situation paraît bien différente une fois que l’on sort de la vallée. Dorestad, Walcheren-Domburg, Deventer, Westenschouwen, Tiel et Maastricht semblent, par comparaison, déborder d’activité.
5.5.3 Production céramique
La production céramique dans la vallée de l’Escaut reste un grand domaine de recherche en friche. A côté des productions importées ou jugées comme telles (Badorf, Pingsdorf, Eiffel, nord France, etc.), on trouve dans les agglomérations fouillées un grand nombre de céramiques grises, de qualité, facture et forme diverses, mais qu’on attribue généralement à des ateliers régionaux, voire locaux. Malheureusement, faute de fours, aucun de ces ateliers n’a pu jusqu’à présent être identifié avec précision. On signale bien à Ename la découverte d’un four sous le chœur roman de l’église Saint-Sauveur (Ena 5), mais on n’en sait pas davantage. Plus récemment, des fouilles menées à Merelbeke ont permis la découverte d’un four de potier, du 9e ou du 10e siècle. En l’absence de publication exhaustive à ce sujet, il nous est cependant impossible de déterminer la nature des céramiques produites.
5.5.4 La pierre de Tournai
La pierre de Tournai est un des rares produits qui ait circulé le long de la vallée de l’Escaut entre le 9e et le 11e siècles et dont on ait conservé un témoignage archéologique. Bien entendu, cela tient en grande partie à la pérennité du matériau -l’industrie textile n’a pas eu cette chance-. Comme on a pu le montrer plus haut (voir Tournai: produits d’exportation), le calcaire de Tournai a servi de matériau de base pour la construction des édifices cultuels à l’époque carolingienne, à Tournai même, mais également à Petegem, et au 10e siècle à Ename, à Nederename et à Gand, et même plus loin, à Bruges. Fait remarquable, l’aire de dispersion de la pierre, à l’exception d’Ename dépendant de l’évêché de Cambrai, correspond parfaitement aux limites du diocèse de Tournai à l’époque. Plus au nord, Anvers ne semble en effet pas avoir importé ce matériau. Au sud, ni Valenciennes, ni Cambrai, ni Douai, ni à notre connaissance tous les monastères des vallées de l’Escaut, de la Haine ou de la Scarpe n’en ont utilisé.
5.5.5 Ateliers monétaires
Trois des cinq portus de la vallée de l’Escaut étudiés ici ont frappé monnaie à l’époque carolingienne[420]: Valenciennes de Pépin-le-Bref à Eudes (754-898), Tournai de Charlemagne à Charles-le-Simple (771-929) et enfin Gand de Charlemagne à Charles-le-Chauve (771-875).
Le tableau ci-après en annexe (Tableau 4: Diffusion des monnaies émises dans les portus) est la synthèse du catalogue des monnaies réalisé ci-dessus pour Valenciennes, Tournai et Gand. Il rend compte des périodes d’émission des monnaies et, surtout, des lieux de découverte de ces monnaies.
L’interprétation des informations issues de la frappe de monnaies et de leur diffusion est problématique. On le sait, la présence d’un atelier monétaire dans un site n’est nullement la preuve de son dynamisme économique. De plus, la connaissance que l’on a de la dispersion monétaire est purement le fruit du hasard; d’un point de vue quantitatif, un seul gros trésor monétaire peut orienter de manière décisive les éventuelles interprétations. Enfin, la présence d’une monnaie dans un site ne prouve en rien qu’il y ait eu un contact direct entre le lieu de découverte et le lieu de frappe: les monnaies circulent, passent de main et main. Mais il faut dépasser ces réticences: les monnaies sont, pour la vallée de l’Escaut, un des seuls «produits» qui circule et qui témoigne d’échanges commerciaux: on ne peut donc se permettre de passer sous silence les informations qui découlent de leur analyse.
Quels résultats peut-on en tirer? Tout d’abord on observe que la plupart des monnaies frappées dans les portus de la vallée de l’Escaut -du moins les monnaies qu’on a pu identifier comme telles- l’ont été durant le règne de Charles-le-Chauve, entre 860 et 879. Ce phénomène n’est pas propre aux agglomérations scaldiennes: la période comprise entre 864 et 875 voit se multiplier le nombre d’ateliers de frappe en France, principalement au nord de la Loire[421]. G. Depeyrot y voit une conséquence des ponctions des tributs Normands et des travaux de fortification qu’ont entraîné les attaques à répétition. Toujours est-il qu’après la grande vague de 879-881, on ne trouve plus qu’un exemplaire isolé pour Valenciennes (sous Eudes, en 887-898) et Tournai (sous Charles-le-Simple, en 898-929). Détail intéressant, l’atelier de Tournai est encore actif, mais plus pour longtemps, alors que la quasi-totalité de la cité et les prérogatives comtales associées -en ce compris le droit de battre monnaie- sont passées sous contrôle de l’évêque.
Ensuite, et c’est là sans doute l’intérêt de cette analyse, la grande majorité des trésors monétaires -à l’exception d’une découverte à Domburg en Zélande- proviennent du Nord de la France. Plus précisément, c’est la région comprise entre l’Escaut et la Seine qui est la mieux représentée. On signale aussi quelques trouvailles à proximité de la Loire (Loir-et-Cher, Saône-et-Loire, Nièvre) et une au Grand-Duché de Luxembourg. Que les ports fluviaux soient naturellement tentés d’échanger avec des régions politiquement et culturellement proches (Oise, Somme, Pas-de-Calais, Marne), cela ne surprend guère; par contre, qu’en dépit d’une hydrographie favorable, ces places de commerce ignorent presque intégralement les emporia du delta du Rhin et de la Meuse; voilà qui a de quoi étonner! Evidemment, on peut toujours arguer que G. Depeyrot[422] -l’auteur de l’étude relative au numéraire carolingien, et dans laquelle nous avons puisé l’essentiel de notre information- a sans doute privilégié les recherches dans les corpus de monnaies français. Il n’empêche, cette absence de monnaies de la vallée de l’Escaut dans les places de marché nordiques nous incite à penser que ces deux mondes étaient, au 9e siècle, relativement étrangers l’un à l’autre, tandis que dans le même temps les contacts restaient vivaces avec les voies commerciales traditionnelles de l’empire carolingien.
5.6 Indices de consommation et matériel archéologique importé
5.6.1 La question des terres noires
Un des problèmes les plus caractéristiques auxquels sont confrontés les archéologues qui travaillent en milieu urbain est la question des terres noires[423]. Il est en effet très fréquent que les niveaux d’occupation du haut Moyen Age soient constitués d’une couche plus ou moins épaisse d’une terre très sombre, humide et contenant de nombreux déchets organiques. On ne dispose pas d’information à leur sujet pour Valenciennes. A Tournai, le niveau de terres noires au-dessus du grand bâtiment gallo-romain de la Place Saint-Pierre (Ty 6) date de début du 5e siècle, celui qui vient recouvrir la grande salle mise au jour sous les cloîtres serait daté du 6e siècle (Ty 2), tout comme celui sous Saint-Quentin (Ty 11); à la Place de l’Evêché, cette couche serait carolingienne (9e-10e siècles; Ty 5); à la Rue des Puits-l’Eau, elle n’a pu être datée (Ty 8); sous l’église Saint-Brice, les fondations de l’église préromane ont été creusées dans une «couche noirâtre» (Ty 15). A Gand, une couche de terres noires a été repérée à la Rue Hooiard (Gd 4), à l’Emile Braunplein (Gd 5) où elle atteignait jusqu’à 1,5 m d’épaisseur, à la Botermarkt (Gd 7), à la Goudenleeuwplein (entre 1,10 m et 1,20 m d’épaisseur, Gd 8), à la Gouvernementstraat (Gd 9), à la Vrijdagmarkt (Gd 22), à la Nieuwe Beestenmarkt (Gd 25, entre 40 et 80 cm d’épaisseur) et à la Karmelietenstraat (Gd 28). La datation qui en est donnée est ici systématiquement postérieure au 9e siècle, et peut aller jusqu’au 14e siècle. Enfin, on ne dispose d’aucune information de ce type pour Ename et Anvers.
Grâce au projet Zwarte laag, mené à Gand et qui avait pour objectif de déterminer la composition organique des terres et de là d’en découvrir les tenants et aboutissants, on est un peu mieux renseigné sur le sujet (Gd 5). Ce qui caractérise les terres noires de Gand, c’est son épaisseur importante et surtout sa composition, riche en éléments organiques divers (bois, plantes, os, cuir) mais très pauvre en matériel céramique et restes de constructions. Les participants au colloque ont surtout retenu l’hypothèse selon laquelle il s’agirait en fait de rebuts de consommation de l’agglomération, auquel cas il faudrait conclure, en observant l’importance de la couche en certains endroits, que Gand entre le 10e et le 12e siècles a connu un essor prodigieux.
Pour Tournai cependant, le problème semble plus délicat. Tout d’abord, la chronologie de ces terres varie entre le 5e et le 10e siècles, et l’épaisseur de la couche semble beaucoup moins impressionnante qu’à Gand. La composition de ces terres paraît également moins homogène qu’à Gand. On n’a pas vraiment trouvé, à ce jour, de réponse réellement satisfaisante pour justifier leur présence. En réalité, il semble qu’on ait affaire à plusieurs types de «terres noires»; leur interprétation demeure donc malaisée. Tantôt on y voit une couche d’abandon, où se serait développée en marge de l’habitat une végétation dense, tantôt on l’interprète comme étant les restes de consommation de l’agglomération.
5.6.2 Le matériel céramique
Problèmes méthodologiques
La problématique relative à l'importation de matériel céramique est sans nul doute le domaine de recherche le plus intéressant pour la période étudiée, mais aussi le plus difficile. Il faut en effet reconnaître qu'aujourd'hui, la quasi-totalité des séquences chronologiques fournies par les archéologues provient de la présence de céramique dans les contextes stratigraphiques. Or, paradoxalement, on connaît très mal l'évolution de ce type de mobilier dans nos régions et pour la période comprise entre le 9e et le 11e siècles, qu'il s'agisse de produits d'importation (céramique rhénane, mosane ou française) ou issus d'ateliers locaux. Pour ne retenir que cet exemple, il y a un risque de confusion très important entre les céramiques dites de Pingsdorf et les types peints retrouvés dans le Nord de la France (Baralle, etc.). Les dernières études de synthèse sur le sujet remontent à un colloque de 1992[424]; c'est dire s'il est temps de renouveler la problématique. On dispose évidemment de quelques études locales plus ciblées, comme pour Tournai[425], pour Gand[426], Anvers[427] voire d'autres villes de la région[428], mais une publication actualisée faisant le point sur les différents types de céramiques découverts dans nos régions, avec les séquences chronologiques adéquates, fait toujours défaut.
A cela s'ajoute une difficulté méthodologique: il est impossible dans l'état de la publication disponible de quantifier les découvertes de céramique dans les différents sites étudiés; cette donnée est en effet entièrement conditionnée par la qualité et l'exhaustivité - et souvent le temps et les moyens - accordées par les archéologues dans la rédaction des chroniques de fouilles. Sachant les disparités importantes qui existent entre les structures de France, de Flandre ou de Wallonie, il faut être extrêmement prudent dans l'interprétation des données publiées. Aux deux extrêmes, on trouve Gand et Valenciennes.
Enfin, en final, se pose la question de l'interprétation des données récoltées, notamment quand il s'agit de dresser une carte des courants d'échanges suggérés par le commerce de la céramique, entre nos régions et les centres de production étrangers, principalement du nord de la France, des vallées du Rhin et de la Meuse. Trop souvent sans doute, on a attribué à des tessons peints en rouge une origine rhénane, alors qu'il peut s'agir plus simplement d'ersatz issus d'ateliers locaux. Dans tous les cas, on se méfiera des publications les plus anciennes; un exemple relativement récent nous est fourni par le cas de céramiques du castrum d'Anvers, exhumées dans les années 1950 et alors datées vers le milieu du 9e siècle; une étude plus approfondie a avancé cette datation d'au moins un siècle. L'exposé qui suit adopte les cadres définis par P. Demolon et F. Verhaeghe[429], élargi aux découvertes citées dans le catalogue archéologique des portus de la vallée de l'Escaut.
Typologie du matériel céramique retrouvé en fouilles
Quels sont les types de céramiques rencontrés dans nos régions entre le 9e et le 11e siècles?
Tout d'abord, signalons qu'il y a réellement une rupture entre le matériel mérovingien et celui de la période carolingienne. Entre le 8e et le 9e siècles en effet, les céramiques biconiques et lissées noires disparaissent, tandis qu'apparaissent de nouveaux groupes, comme la céramique peinte, celle de type Badorf et Pingsdorf et la céramique glaçurée.
9e siècle: Au milieu du 8e siècle, une césure très nette semble se dessiner entre la partie septentrionale de nos régions (Flandre belge) et le sud (nord de la France et Tournaisis). En Flandre et jusqu'à Gand on assiste à une augmentation importante des produits d'origine rhénane (céramique de Badorf, à pâte blanchâtre et décor à la molette; céramique à dégraissant volcanique de l'Eiffel), peut-être en liaison avec le développement des nouveaux réseaux d'échanges frisons et anglo-saxons. Dans le nord de la France et le Tournaisis par contre, les productions de Mayen et de l'Eiffel sont moins représentées, mais l'on rencontre davantage de céramiques à pâte claire, d'origine locale. Il se pourrait que ce groupe soit originaire de France, comme le suggère la découverte du four de Baralle (début du 9e siècle) et les nombreux exemplaires trouvés à Quentovic; ou encore de la région mosane: on rencontre des productions à pâte claire à Huy et à Maastricht.
A côté de cette céramique d'importation, la céramique commune reste majoritaire dans tous les sites, et se présente sous des formes très diverses. Généralement, il s'agit de céramiques à cuisson réductrice et tournées. Les pâtes sablonneuses sont les plus courantes. La forme la plus fréquente pour cette céramique commune à la période carolingienne est le pot globulaire; les formes ouvertes sont minoritaires. En ce qui concerne la datation de ce type de production, celle-ci est souvent donnée par la céramique d'importation associée. En ce qui concerne le dégraissant, on observe une disparition presque complète du dégraissant végétal ou de la chamotte, tandis que se développent les productions à dégraissant calcaire ou coquiller. Cette caractéristique a incité certains auteurs à faire des céramiques à dégraissant coquiller une catégorie en soi, présente essentiellement dans le nord de la France et la région côtière flamande entre le 9e et le 12e siècles (Tys 1998, p. 179).
10e siècle: Une seconde tendance se dessine dans la seconde moitié du 9e siècle. En Flandre, les produits de l'Eiffel (Badorf, Mayen) disparaissent graduellement, les derniers exemplaires attestés étant peints de bandeaux, sans doute sous l'influence du nouveau type en vogue: la céramique de Pingsdorf. Cette dernière apparaît à la fin du 9e siècle et surtout au début du siècle suivant. Elle se présente alors sous la forme de grandes amphores-cruches avec petites anses en bandeau ou de petits pots globulaires. Sa caractéristique principale est son décor peint rouge. On en trouve jusque vers 1200. En tous cas, ce type de céramique, comme celui de Badorf, ne semble pas avoir atteint le Tournaisis et le Nord de la France. Par contre, les produits français à pâte blanche et peints en rouge sont bien présents en Flandre (Gand, Bruges, Ename), même si minoritaires. Dans le nord de la France justement, la céramique de ce type reste majoritaire, et est progressivement recouverte de décors peints; elle se maintiendra jusqu'au 11e siècle.
La deuxième nouveauté, à côté de la céramique de Pingsdorf, est l'apparition d'une céramique blanchâtre à glaçure plombifère de couleur jaune. Ce type se répand rapidement au moins à partir de 900 dans nos régions, où on le trouve à Douai, Bruges, Gand, Anvers et Ename. Généralement, ces productions ont été interprétées comme issues d'ateliers mosans et datées de la seconde moitié du 11e siècle. Cette attribution est aujourd'hui contestée. Tout comme les hypothèses qui en feraient un produit de luxe, par opposition à la céramique commune.
La céramique commune de cette époque, justement, reste bien mal connue, tant les productions semblent diverger d'une fabrique à l'autre. Les exemples les plus courants sont les gros pots globulaires à cuire, à fond lenticulaire, de couleur grise et à pâte sablonneuse. En dehors de cette généralité, les fouilles témoignent d'une multitude de variations possibles, tant au sujet de la forme du récipient (anses, profil de la lèvre et du goulot) que du décor (à la molette, peint, avec empreintes de doigts ou au lissoir), que du façonnage (au tour ou à la main) ou de la nature du dégraissant (coquiller ou calcaire classique).
11e siècle: Au 11e siècle, la tendance est à la poursuite de la production des groupes du 10e siècle, qui connaissent désormais une diffusion large: céramique de Pingsdorf, céramique à glaçure plombifère. A ce dernier groupe appartient la céramique d'Andenne dans la vallée de la Meuse, qui produisit une céramique à base d'argile blanche très fine, entre 1075 et 1375 environ. A côté de ces produits d'importation, on trouve toujours la céramique commune grise, cuite en atmosphère réductrice, dont la provenance est incertaine et les variances locales nombreuses.
Un nouveau groupe se répand néanmoins; il s'agit de la céramique dite Paffrath, du nom d'un village à l'est de Cologne, qui a exporté à partir de la fin du 9e siècle une céramique cuite en atmosphère réductrice, à dégraissant de quartz, souvent façonnée manuellement, au col penché vers l'extérieur et dont la lèvre présente régulièrement un profil triangulaire (Tys 1998, p. 181-183). La céramique Paffrath se rencontre dans nos régions à partir du 10e siècle, mais surtout aux 11e et 12e siècles.
Catalogue des céramiques découvertes dans les portus de la vallée de l'Escaut
Le tableau ci-après (Tableau 2) rend compte des différents types de céramiques retrouvés en fouilles. Pour les multiples raisons évoquées ci-dessus, ce montage ne peut avoir qu'une valeur indicative.
Tout d'abord, ce qui frappe, c'est le peu de céramique pour Tournai et pour Valenciennes. Dans le second cas, cela peut éventuellement se justifier par le caractère modeste de l'agglomération avant le 11e siècle ainsi que par le peu de publications archéologiques disponibles. Pour Tournai, c'est plus gênant. Il y a bien quelques tessons de céramique commune grise, de céramique s’apparentant aux productions du Nord de la France, quelques tessons de type Badorf ou autres, mais cette carence de matériel, surtout de céramique rhénane (Pingsdorf) et mosane (Andenne) - sauf Ty 14 - tend à s'opposer au dynamisme économique de la ville annoncé par les textes. De prime abord donc, la vallée du haut Escaut ne semble pas avoir été inondée de productions céramiques, notamment des ateliers de l'Eiffel. Par là même, la théorie de P. Demolon et F. Verhaeghe relative à la dispersion des productions d'origine rhénane, d'abord de type Badorf puis Pingsdorf, semble se vérifier: il existe bien, de ce point de vue, une césure entre le haut Escaut et le reste du fleuve.
Avec Ename, les choses évoluent sensiblement, tant du point de vue de la quantité de matériel mis au jour que du point de vue de sa diversité. Aux 10e et 11e siècles, on y retrouve aussi bien des productions locales - ce dont atteste la découverte d'un four sous le chœur de l'église Saint-Sauveur (Ena 5) - qu'importées (Nord de la France et Eiffel). Evidemment dans le cas d'Ename, cela tient au dévelopement tardif du site, les découvertes ne sont pas antérieures à la toute fin du 9e siècle et surtout au début du siècle suivant.
Dans le concert des agglomérations situées le long du fleuve, Gand fait vraiment ici figure de plaque tournante entre le Nord de la France et le région du delta du Rhin et de la Meuse. Evidemment, cette abondance de matériel doit beaucoup à la fréquence soutenue des recherches archéologiques dans la ville et à la qualité de leur publication. Il n'empêche, pour chaque siècle, quasiment tous les types de céramique ont été découverts, même des types uniques, absents à Tournai, Valenciennes et Ename. A côté d'un type commun majoritaire à pâte grise, on trouve en effet des fragments de céramique glaçurée chinoise du 9e siècle (Gd 1 et Gd 25), de la céramique à dégraissant coquiller, de la céramique d'Andenne et de Paffrath, de la céramique peinte du Nord de la France. Outre cette grande variété, on remarquera également l'abondance du matériel mis au jour, et sa répartition géographique, aussi bien sur le site des abbayes qu'à l'intérieur du portus. Cette richesse tranche par rapport au matériel découvert dans les autres agglomération scaldiennes.
Enfin Anvers, tout comme Ename, connaît un développement tardif: les fragments les plus anciens de céramique, jadis datés du 9e siècle, sont aujourd'hui plutôt attribués au siècle suivant. On notera comme à Gand la présence de céramique à dégraissant coquiller, de type Pingsdorf et de type Paffrath, mais en quantité moindre. Par contre aucune trace ici, de céramique directement importée du Nord de la France, mais bien de céramique mosane (Andenne).
A côté des portus scaldiens, d’autres sites ont livré du matériel céramique en quantité. La curtis carolingienne de Petegem, tout d’abord, entre Ename et Tournai, a livré une riche collection du 9e siècle, comprenant, à côté de la céramique commune grise majoritaire, des tessons à dégraissant coquiller, de type Badorf, Pingsdorf précoce et plus récente, mais également de la céramique peinte rouge s’apparentant aux productions du Nord de la France. A Bruges, à l’intérieur du Burg comtal du 10e siècle, on rencontre la même diversité (céramique commune grise, à dégraissant coquiller, Badorf, Pingdsof, céramique peinte rouge d’origine locale ou du nord de la France); avec ici en plus des tessons de type Paffrath et de la céramique glaçurée d’origine mosane ou française. Cette panoplie remarquable témoigne du dynamisme de l’agglomération, et n’est pas sans rappeler celle de Gand à la même époque. Petegem et Bruges permettent donc d’étendre l’aire de diffusion des céramiques rhénanes, isolant davantage Tournai et Valenciennes.
5.6.3 Monnaies d'importation
Dans aucun des sites étudiés n’ont été mis au jour en quantité des monnaies d’époque carolingienne. C’est étonnant quand on sait qu’au moins Valenciennes, Tournai et Gand ont frappé des deniers durant une bonne partie du 9e siècle. On signale bien à Anvers la découverte, au 19e siècle, d’une monnaie anglo-saxonne du roi Aethelwolf (839-858), mais cette trouvaille est un unicum. Ce que l’on trouve par contre de temps à autre, ce sont quelques pièces des 7e et 8e siècles, comme à Cambrai (deux sceats frison et anglo-saxon, un denier de Maastricht du 8e siècle), à Saint-Saulve (un sceat frison au type du porc-épic, du début du 8e siècle), à Wandignies-Hamage (un sceat frison, de type Wotan, 720-775; un denier de Pépin-le-Bref, 754-768), à Froyennes près de Tournai (un triens de Dorestad du 7e siècle), à Borsbeek en Brabant (idem) et à Anvers (un triens d’or de Theudegislus, 7e siècle)[430]. La seule exception importante est la découverte en 1949 du trésor de Zelzate, à une vingtaine de km au nord de Gand; la gourde mise au jour contenait environ 450 pièces, essentiellement du règne de Louis le Pieux[431]. Par sa proximité avec la rive de l’Escaut oriental, cette découverte s’inscrit cependant davantage dans le contexte économique du Delta que dans celui des agglomérations de la vallée de l’Escaut.
Cette carence de matériel suscite diverses interrogations. Comment, en effet, expliquer que pour les 7e et 8e siècles, on trouve dans la vallée de l’Escaut si peu de monnaies de Dorestad et des grands emporia du Delta, alors que celles-ci semblent inonder les places de commerce situées le long du Rhin, de la Frise et des côtes anglaises? Et pour quelle raison le 9e siècle est-il à ce point sous-représenté? Evidemment, le problème se pose en termes de circulation monétaire et d’échanges internationaux mais aussi, plus simplement, au niveau local; comment se déroulaient les échanges sur les places de marché de Tournai, par exemple? Faute de matériel découvert, la question de la part du troc dans la négociation des échanges doit être posée.
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[419] Le seul édifice retrouvé intégralement consiste en un bâtiment sur poteaux à 5 nefs, de plan carré (10 m de côté), dont la toiture était supportée en son centre par un pieu très large, et auquel on accédait par un petit appentis (Gd 17). Cet édifice a cependant été daté de l’Age du Fer.
[420] A côté de Tournai, Valenciennes et Gand, des monnaies ont été frappées dans d’autres sites de la vallée de l’Escaut et de ses affluents. Nous citons ici Cambrai (en 860-864; 864-875; 879-887; 894-900), Arras (864-875; 887-898; 898-929; 936-983), Condé-sur-Escaut (864-975), Courtrai (864-875), et Thérouanne (864-875). Il aurait bien sûr été intéressant d’étendre à ces sites l’analyse de dispersion géographique des trésors monétaires.
[421] Depeyrot 1993, p. 22-23.
[422] Ibidem.
[423] Bibliographie sur le sujet disponible dans Verslype 1999, p. 150, note 22.
[424] Demolon et Verhaeghe 1993; Verhoeven 1993. L. Verslype nous signale une thèse en cours sur le sujet par Koen de Groote, pour la céramique d’Ename.
[425] Communication personnelle de L. Versype et S. de Longueville en mai 2003, que nous remercions chaleureusement : La céramique carolingienne à Tournai. Exploration d'un paradoxe, en préparation.
[426] Raveschot 1989.
[427] Tys 1998. Une première synthèse avait été amorcée dès 1982 pour Anvers par Dirk De Mets (De Mets 1982); la date reculée de cette étude nous incite cependant à la plus grande prudence.
[428] J.C. Routier a fait le point en 1998 sur la céramique carolingienne de Saint-Omer (Routier 1998).
[429] Demolon et Verhaeghe 1993.
[430] Découvertes de Froyennes et Borsbeek citées dans Lebecq 1983, p. 54.
[431] Ibidem, p. 64.