Les portus de la vallée de l’Escaut à l’époque carolingienne. Analyse archéologique et historique des sites de Valenciennes, Tournai, Ename, Gand et Anvers du 9e au 11e siècles. (Florian Mariage)

 

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Conclusion

 

L’histoire et l’archéologie sont deux sciences humaines complémentaires. Nous en étions convaincus. Via cette étude, nous avons pu en faire l’expérience personnelle.

 

Que nous apprennent, tout d’abord, les textes sur le développement urbain dans la vallée de l’Escaut, entre le 9e et le 11e siècles? Pour le début de l’époque carolingienne, les sources écrites font presque totalement défaut. On sait les agglomérations de Valenciennes, Tournai, Gand et Anvers habitées et christianisées, mais le fleuve ne semble pas alors jouer un rôle économique primordial; du moins la vallée est très nettement éloignée de la sphère commerciale des grandes places de marché frisonnes et anglo-saxonnes, alors en pleine expansion. Au début du 9e siècle, la région sort peu à peu de l’ombre. Outre la multiplication des témoignages écrits, on frappe monnaie à Valenciennes, Tournai et Gand. Ce qui est neuf, c’est la mention d’activité commerciale le long du fleuve et son utilisation à des fins de transport de personnes. Surtout, ces trois agglomérations sont appelées portus, presque simultanément dans la décennie 860-870. Au-delà des difficultés d’interprétation que recouvre le terme, on y voit un signe du rôle primordial joué alors par l’Escaut dans la dynamique de développement urbain.

 

Cet essor aurait eu la vie courte; deux faits historiques majeurs viennent alors troubler le cours du fleuve. Tout d'abord, il y a la division de l’Empire et la déliquescence progressive de l’autorité centrale. L’unité politique de la vallée de l’Escaut vole alors en éclat; en 843, le traité de Verdun attribue au fleuve le statut de frontière entre Francie Occidentale et Lotharingie. A terme, cette division territoriale aura de lourdes conséquences pour l’activité commerciale le long du cours d’eau: jusqu’au 11e siècle, l’Escaut et les agglomérations attenantes sont prises entre deux feux. Ceci explique sans doute la fortification progressive de toutes les places importantes situées le long du fleuve, rive gauche comme rive droite. D’autant qu’une deuxième difficulté survient alors en ce milieu du 9e siècle: les incursions normandes. On a glosé longtemps pour déterminer l’impact de ce phénomène, notamment pour savoir s’il avait, oui ou non, marqué un arrêt brutal au développement des villes situées au nord de la Loire. Sans rentrer dans ces polémiques, on constate effectivement qu’un très grand nombre de sites scaldiens ont eu à souffrir, à des degrés divers, de ces incursions. Plus au nord, les conséquences furent plus dramatiques encore; la plupart des emporia du delta du Rhin et de la Meuse ne survivront pas au milieu du 9e siècle. C’est dans ce climat d’insécurité généralisée que se remodèle au 10e siècle le paysage politique de part et d’autre de l’Escaut. Désormais, le comte de Flandre a les mains libres pour étendre son autorité sur la rive gauche du fleuve; dans presque chacune des agglomérations importantes qu’il conquiert, il construit un château. Sur la rive droite, la réaction est plus lente. Ce n’est qu’à la fin du 11e siècle que les empereurs ottonniens entreprennent de fortifier la frontière; ils élèvent Valenciennes, Ename et Anvers au rang de chef-lieu de marche impériale et mettent en défense chaque site. L’Escaut est alors une zone d’enjeux militaires. Peine perdue: le comte de Flandre s’en prend successivement à Tournai et à tous les castra de la rive droite, avant de pacifier la région, au milieu du 11e siècle. C’est alors qu’après cent cinquante années de silence, on retrouve trace d’activités commerciales le long de l’Escaut. Cette dynamique n’allait plus être interrompue.

 

Au niveau local, on constate de très grandes disparités entre les sites étudiés. Car en dehors du fleuve qui les unit -mais dans quelle mesure?-, chacune de ces agglomérations connaît une origine, un développement et une fin éventuelle différents. Du point de vue historique, donc, la région scaldienne ne fonctionne pas comme un tout.

 

L’image que nous donne l’archéologie ne permet pas de remettre fondamentalement en cause ce constat.

 

La développement urbain tout d’abord. Les résultats obtenus via le catalogue archéologique de chacun des cinq sites, pour la période comprise entre le 9e et le 11e siècles, révèlent de grandes disparités entre les portus. Par ailleurs, le développement présumé plus important pour certains sites par rapport à d’autres n’est pas confirmé par voie archéologique. Par exemple, là où l’on s’attendait à trouver, à Tournai, une grande quantité de matériel archéologique, au vu de l’essor présupposé de la cité au 9e siècle, très peu de données ont été récoltées, tant du point de vue du mobilier que des structures d’habitat.

 

A Tournai, les informations dont on dispose sont presque exclusivement liées aux édifices religieux; là effectivement, on perçoit sur le terrain l’influence du statut épiscopal de la ville. Effectivement, on peut alors prendre en considération la multiplication des édifices cultuels dans le courant du 10e siècle comme un indice de développement démographique. Gand est sans nul doute l’agglomération qui, à ce jour, a livré le plus d’indices sur son passé carolingien.

 

Si on le compare à Tournai, Gand laisse l’image d’un portus actif, à la confluence de la Lys et de l’Escaut, dont le sous-sol a révélé un abondant matériel céramique -dont certains tessons chinois exceptionnels-, et de nombreuses traces de consommation (terres noires), mais qui ne possède pas de statut politique ou religieux important. Sans doute la présence de deux abbayes à proximité a-t-elle favorisé le maintien d’une activité commerciale permanente, même régionale. De plus, on connaît précisément les limites du portus du 9e siècle, organisé autour de l’église Saint-Jean, puis l’extension de l’habitat vers la Lys dans le courant du 10e siècle. Ce développement est contemporain de l’implantation sur la rive gauche de la Lys du château du comte de Flandre.

 

Pour Valenciennes, Ename et Anvers, le sous-sol n’a presque rien livré concernant le début de la période carolingienne. Valenciennes était aux époques mérovingienne et carolingienne le centre d’un fisc royal, lieu de séjour temporaire des souverains. L’agglomération portuaire qui s’est développée alors autour du palais n’a cependant pu être attestée par voie archéologique.

 

Ename, au 9e siècle, n’a encore qu’un caractère rural. Ici, on a pu percevoir directement la matérialisation, sur le terrain, de l’importance historique neuve du site, à la fin du 10e siècle. Entre 970 et 1060 environ s’y développe un portus très dynamique, à côté du castrum ottonien. Céramique, traces d’activités artisanales, constructions en pierre de Tournai attestent alors du statut d’Ename.

 

On sait Anvers habité à l’époque romaine et mérovingienne, puis ravagé par les Normands en 836. Sur le terrain, l’agglomération ne paraît cependant occupée de manière intensive qu’à partir du milieu du 10e siècle au moins; y prospère alors un petit artisanat, ce qui confirmerait le statut de vicus annoncé par les textes. De très nombreuses structures d’habitat en bois y ont été repérées (fonds de cabanes, maisons sur poteaux). La disposition en parcellaire serré de ces maisons et la présence de rues planchéiées témoignent d’une gestion rationnelle de l’espace, assez proche de ce que l’on rencontre à Douai à la même époque. Cette organisation peut être qualifiée de préurbaine.

 

Seconde interrogation. L’archéologie peut-elle venir en aide à l’historien, pour retracer la dynamique commerciale le long de l’Escaut, entre le 9e et le 11e siècles? La réponse est nuancée. On peut, sur base de certains indices, déceler des traces d’activités commerciales le long du fleuve. La céramique importée par exemple, de Badorf, de Pingsdorf et du Nord de la France, présente en faible quantité à Tournai et Anvers, mais abondante à Ename et Gand, témoigne de la poursuite des échanges, avec l’Eiffel notamment, par-delà les incursions normandes. Sur base du matériel récolté, on décèle même certaines disparités entre le bas (Anvers, Gand, Ename) et le haut Escaut (Tournai, Valenciennes), cette dernière région n’ayant importé que très peu de céramique de Badorf et de Pingsdorf. La pierre de Tournai est également un indicateur intéressant, puisqu’on la retrouve parfois au 9e; en plus grande quantité au 10e siècle le long du fleuve. Les monnaies enfin témoignent d’échanges commerciaux: les exemplaires frappés au 9e siècle dans les ateliers des portus scaldiens sont diffusés dans tout le nord de la France. Mais ces quelques indices ne peuvent cacher la modestie des résultats archéologiques. Ce qui est frappant, c’est l’absence de toute structure portuaire ou suggérant une activité économique quelconque. Ni embarcadère, ni entrepôt, ni atelier, ni pont n’ont été mis au jour dans les portus scaldiens.

 

Si l’on se place à l’échelle suprarégionale, la vallée de l’Escaut apparaît presque isolée des grands courants économiques, frisons notamment -ce dont témoignerait la dispersion des monnaies-, qui parcourent l’Europe au début du 9e siècle. Ce constat n’est pas fondamentalement démenti si l’on étend l’analyse aux autres agglomérations de la vallée de l’Escaut: en dehors de Douai et de Merelbeke, la majorité des emplacements repérés -mais rarement fouillés- consistent en des abbayes, des sites fortifiés et/ou des agglomérations très pauvres en matériel (Courtrai, Cambrai, Lille). Paradoxalement, alors que les textes évoquent à de nombreuses reprises l’activité le long du fleuve durant la première moitié du 9e siècle -la fameuse «renaissance économique» carolingienne- c’est le silence le plus complet sur le terrain. Exception faite des monnaies, d’une faible quantité de céramique et de quelques constructions en pierre de Tournai que l’on peut dater du 9e siècle, les premiers indices archéologiques d’échanges le long et hors du fleuve correspondent en fait à la période historique la moins bien documentée, soit le 10e siècle. Cette époque est en tous cas plus célèbre pour son insécurité politique et militaire que pour l’activité économique qui s’y développe. Les conséquences du statut de frontière de l’Escaut, hérité du milieu du 9e siècle, se font alors pleinement sentir. Par la suite, l’archéologie rejoint davantage la réalité historique puisque le début du 11e siècle, après une petite période de troubles militaires, semble marquer un développement généralisé des agglomérations scaldiennes.

 

L’historien qui croyait obtenir des réponses en s’adressant à l’archéologue voit donc ses certitudes remises en cause, et repart même avec de nouvelles interrogations.

 

Bien entendu, les problèmes critiques et méthodologiques abondent. En amont, les données obtenues via le catalogue archéologique sont assez modestes, on l’a vu. Face à cette carence, on pourrait mettre en cause une déficience dans la prospection archéologique ou une insuffisance dans la publication des résultats. Pour Valenciennes par exemple, les seules informations disponibles proviennent de chroniques de fouilles assez succinctes. Là sans doute, une consultation sur place des dossiers inédits d’archéologie s’imposerait. En aval, lorsqu’il s’agit d’interpréter les données récoltées, les grandes inégalités dans la nature des résultats ne manquent pas d’étonner. On oserait même affirmer qu’il n’existe, entre Valenciennes, Tournai, Ename, Gand et Anvers, à l’époque carolingienne, qu’un seul point commun indubitable, d’ordre hydrographique. D’un point de vue archéologique donc, la vallée de l’Escaut ne fonctionne pas non plus comme une entité propre.

 

Il reste beaucoup à faire, tant dans le domaine de la prospection sur le terrain que dans la publication et enfin dans l’interprétation des données récoltées. De nombreux problèmes subsistent par exemple quant à la datation et la spécification du matériel céramique (typologie, aires de production et de diffusion), alors que c’est le type de mobilier que l’on retrouve le plus facilement en fouilles, et qu’il fournit de précieuses données au sujet des échanges le long de l’Escaut. Enfin, à l’échelle de cette étude, le chapitre relatif aux autres sites portuaires (Delta du Rhin, Meuse, Manche), n’a été envisagé que comme un terrain de comparaison, susceptible d’éclairer le contexte de développement urbain le long de l’Escaut: une analyse plus approfondie aurait peut-être permis d’affiner les constats. On aurait souhaité, par exemple, pouvoir déterminer de manière plus précise l’évolution -décalée?- des agglomérations mosanes.

 

On ne peut cependant se focaliser exclusivement sur les grandes questions historiques, ou espérer trouver dans le sous-sol urbain de quoi réaliser une cartographie des échanges économiques. Les informations livrées par l’archéologie sont la plupart du temps d’un autre ordre: proches du quotidien du citadin d’autrefois, elles sont rebelles à toute tentative de quantification, domaine de prédilection par excellence de l’historien en économie. On pourrait croire l’archéologie plus objective que l’histoire, car l’information qu’elle fournit est brute, involontaire. Mais en réalité, l’activité de fouilles, surtout en ville, ne permet jamais que de saupoudrer les interventions, donnant au final une image très partielle de la réalité urbaine. De plus, la part d’interprétation y demeure toujours importante. Et puis surtout, le poids des ans et la densité de l’habitat ont fait disparaître un grand nombre de structures d’habitat, de matériel archéologique divers et de toute une gamme de produits périssables ou alors réutilisés. L’archéologie ne pourra probablement jamais, par exemple, résoudre des questions relatives au commerce du vin ou des produits textiles, dont les textes nous apprennent pourtant qu’ils faisaient l’objet de transactions importantes. L’absence de traces n’est jamais la trace de l’absence. L’histoire et l’archéologie sont donc plus que complémentaires: aucune ne peut se passer de l’autre, chacune aborde le passé sous un angle différent.

 

Pour conclure, ces maigres résultats ne doivent pas être considérés comme décevants. Ils le sont si on s’attendait à trouver dans le sous-sol de quoi justifier les postulats historiques. Un constat négatif est toujours un résultat en soi. Surtout, il importe de sortir des cadres historiques, qui peuvent paraître obnubilants pour l’archéologue, comme celui qui consiste à trouver trace dans les bâtiments de la seconde moitié du 9e siècle du passage des Normands. En archéologie, le modeste fond de cabane rural a autant d’intérêt que le donjon en pierre comtal: l’essentiel est de retrouver, derrière les traces matérielles, l’homme d’autrefois, dans toute sa complexité. Et cet homme qui vit à l’époque carolingienne ne se laisse enfermer dans aucune théorie épurée, forcément généralisante. Car en dehors des grands débats relatifs à l’origine des villes médiévales ou à l’économie du bassin de l’Escaut, il y a place pour une multitude d’approches plus nuancées, plus concrètes et moins sensationnalistes de la réalité. Mais ça, c’est déjà une autre histoire…

 

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