Pour une éthique des signes. Science, écriture et idéologie dans l’œuvre de Roland Barthes. (Steven Engels) |
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La science se parle, la littérature s’écrit.
Au moment où il tourne le dos à la “science des signes”, Barthes abandonne le discours linéaire et argumentatif typique des textes sémiologiques, et cela au profit d’une écriture marquée par une préférence nette pour le fragment, la juxtaposition et les métaphores. A en croire certains critiques, il serait même question, dès S/Z, d’une véritable esthétisation du discours théorique. Dans ce chapitre, nous examinerons un certain nombre de caractéristiques formelles typiques de ce nouveau discours barthésien, examen formel qui s’impose d’autant plus que Barthes lui-même a toujours mis en vedette la pertinence analytique de la forme de son discours. Les textes des années 70 expriment, en effet, une méfiance profonde vis-à-vis du langage théorique conventionnel qui, selon Barthes, repose sur un ensemble de présuppositions inacceptables quant à la nature du langage et aux rapports de celui-ci avec la subjectivité et le réel. Barthes se distancie du discours savant traditionnel et il qualifie sa propre écriture d’esthétique:
Il [Barthes parle de lui-même]essaye de tenir un discours qui ne s’énonce pas au nom de la Loi et/ou de la Violence: dont l’instance ne soit ni politique, ni religieuse, ni scientifique; qui soit en quelque sorte le reste et le supplément de tous ces énoncés. Comment appelerons-nous ce discours? érotique, sans doute, car il a à faire avec la jouissance; ou peut-être encore: esthétique, si l’on prévoit de faire subir peu à peu à cette vieille catégorie une légère torsion qui l’éloignera de son fond régressif, idéaliste, et l’approchera du corps, de la dérive.[117]
Le passage indique clairement que le signifiant “esthétique” reçoit, dans le discours barthésien, une acception particulière. Il nous faudra donc préciser davantage le sens barthésien de ce terme. A cet effet, nous explorerons le champ sémantique lié à cette notion-clef. Nous lirons tout d’abord un certain nombre de textes dans lesquels Barthes s’interroge sur la spécificité du discours esthétique. Pour mieux faire ressortir la particularité du discours barthésien en la matière, nous comparerons ensuite son approche avec celle d’autres auteurs qui traitent la même problématique. Finalement, il sera question d’un certain nombre de traits discursifs caractéristiques du nouveau discours barthésien.
Notre parcours de lecture commence en 1960. Dans un petit texte intitulé “Ecrivains et écrivants”[118], Barthes propose une dichotomie devenue célébrissime par après. Elle est élaborée à l’aide d’une série de dichotomies rigoureuses qui concernent toutes l’attitude du sujet de l’énonciation vis-à-vis du langage. Selon Barthes, le rapport entre l’“écrivant” et le langage est un rapport essentiellement transitif: à travers sa parole, “l’écrivant” entend agir dans le monde. Pour lui, le langage n’est qu’un instrument de communication, qu’un médium grâce auquel il exprime, extériorise sa pensée. L’“écrivain”, par contre, conçoit le langage comme une structure autonome et “souveraine”; loin de le réduire à un simple instrument de communication, il le considère comme “un lieu dialectique où les choses se font et se défont, où il immerge sa propre subjectivité.”[119] Contrairement donc à l’“écrivant”, l’“écrivain” ne transcende pas le langage. Il en résulte que l’écriture de l’écrivain ne saurait être transitive: la structure du monde tout comme celle du sujet énonciateur sont absorbées entièrement par la structure du langage. Au lieu d’utiliser le langage à des desseins représentationnels, l’écrivain travaille sa parole et s’absorbe entièrement dans le langage qu’il énonce. Ou encore, l’action de l’écrivain n’excède jamais le langage mais reste immanente à celui-ci: “elle s’exerce paradoxalement sur son propre instrument.”[120] Sa relation au monde n’est jamais qu’indirecte, médiatisée par la structure du langage. Aussi est-il inutile d’exiger de la part de l’“écrivain” une œuvre engagée; celle-ci ne nous raconte ni le comment ni le pourquoi du monde, mais uniquement sa lutte avec le langage. Cela dit, la fondamentale non-extériorité de l’écrivain par rapport au langage n’annule pas la question, toute aussi essentielle, de la responsabilité. En effet, celui qui interroge le langage, interroge forcément le monde:
Et le miracle, si l’on peut dire, c’est que cette activité narcissique ne cesse de provoquer, au long d’une littérature séculaire, une interrogation au monde: en s’enfermant dans le comment écrire, l’écrivain finit par retrouver la question ouverte par excellence: pourquoi le monde? Quel est le sens des choses? En somme, c’est au moment même où le travail de l’écrivain devient sa propre fin, qu’il retrouve un caractère médiateur: l’écrivain conçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen: et c’est dans cette déception infinie, que l’écrivain retrouve le monde, un monde étrange d’ailleurs, puisque la littérature le représente comme une question, jamais en définitive, comme une réponse.[121]
Dans “Ecrivants et écrivains”, Barthes renvoie dos à dos la conception sartrienne de l’engagement et l’esthétique de l’art pour l’art. A son avis, la littérature exerce un pouvoir critique réel non pas parce qu’elle offrirait des solutions concrètes à des problèmes particuliers mais justement parce qu’elle se replie sur elle-même. Comme le langage est originaire, fondatrice de notre conception de la réalité, la littérature ne peut qu’affecter la manière de concevoir le monde. En termes barthésiens, cela revient à dire que la parole littéraire, intransitive et auto-réflexive par définition, offre au monde dont elle se sépare “un silence monumental à déchiffrer”[122]. Elle instaure une ambiguïté irréductible qui problématise tant la structure de la société dans laquelle elle surgit que la possibilité de transformer celle-ci à l’aide d’une littérature engagée. A l’engagement de type sartrien, Barthes substitue un engagement “oblique”: par le biais d’un travail sur le langage, l’écrivain finit par retrouver le monde, et, cette fois-ci, celui-ci ne sera plus transparent mais énigmatique et insaisissable.
Malgré sa limpidité apparente, l’essai que nous venons de lire n’est pas exempt d’une certaine ambiguïté. Si, dans la première partie du texte, Barthes insiste sur l’intransitivité de la parole littéraire, il se hâte à la relativiser par après. Certes, la littérature est autotélique par définition, mais cela n’empêche qu’elle demeure subordonnée à une problématique éthique, à savoir celle de la responsabilité. L’autonomie accordée à l’“écrivain” est aussitôt revoquée, soumise à la question de l’engagement. A cela s’ajoute encore que Barthes reste très vague quant à la fonction spécifique du discours critique. S’il en parle vers la fin de l’essai, ce n’est que pour affirmer son ambiguïté: selon Barthes, le critique oscille sans cesse entre les deux postulations que nous venons de passer en revue, celle de l’“écrivain” et celle de l’“écrivant”. Jusqu’à quel point le discours littéraire est-il autotélique? Quel est au juste le statut du discours critique? Voilà les questions auxquelles sera consacré le reste de ce chapitre.
2.1. La production littéraire
En 1966, Pierre Macherey publie, sur demande d’Althusser[123], un ouvrage intitulé Pour une théorie de la production littéraire[124]. Peu cité par la critique de l’œuvre barthésienne, ce livre mérite pourtant toute notre attention et cela pour deux raisons: primo, parce que Macherey y entre en discussion avec Barthes à propos du statut de la parole littéraire et secundo, parce qu’il soumet à une revalorisation théorique inédite la notion de “fiction”, notion dont nous savons qu’elle jouera un rôle important dans les textes barthésiens des années 70. Le livre se compose de trois parties. Dans la première, Macherey effectue un travail assidu de conceptualisation: il passe en revue plusieurs concepts critiques jugés illégitimes ou idéologiques et cela afin de les remplacer par des notions plus adéquates. Le reste de l’ouvrage est déstiné à illustrer la fécondité de la théorie dans des cas concrets de méta-critique[125] ou de critique littéraire.[126] Afin de saisir le véritable enjeu du livre et afin de le situer dans le débat qui nous concerne, nous nous attarderons d’abord aux critiques que Macherey adresse aux autres théoriciens de la littérature.
2.1.1. Les trois illusions
Dans la première partie du livre, Macherey s’en prend à ce qu’il appelle les “illusions de la critique littéraire”. Celles-ci portent les noms respectifs d’“illusion empirique”, d’“illusion normative” et d’“illusion interprétative”. La première consiste à considérer l’œuvre comme une donnée de fait que le critique n’aurait qu’à transcrire afin d’en faciliter l’accès:
Dans les pages qui précèdent, a été identifiée une difficulté fondamentale de la méthode critique traditionnelle: sa tendance à glisser sur la pente d’une illusion naturelle, qui est l’illusion empirique. Celle-ci traite de l’œuvre comme une donnée de fait, immédiatement découpée, et s’offrant spontanément au regard qui l’inspecte. (…) Le jugement critique, entièrement placé dans la dépendance de son objet, n’aurait qu’à le reproduire, l’imiter, c’est-à-dire le suivre dans ses lignes nécessairement évidentes, pour faciliter le seul déplacement que l’œuvre puisse accomplir: celui qui la fait consommer.[127]
Cette conception “empirique” de l’œuvre littéraire est illusoire parce qu’elle ne tient pas compte du caractère produit de celle-ci: elle s’aveugle sur sa présence et oublie sa provenance, c’est-à-dire le processus de transformation dont elle est le résultat. Selon Macherey, l’œuvre littéraire doit être comprise sur le mode d’une construction: elle est le résultat d’une “pratique”[128] bien spécifique. Au lieu de transcrire l’œuvre - travail inutile puisqu’il n’ajoute en rien au savoir qu’elle nous transmet lors de la simple lecture - le critique devrait s’interroger sur les conditions de possibilités et sur les modalités spécifiques de cette pratique:
Connaître les conditions d’un processus: voilà le véritable programme d’une investigation théorique.[129]
A côté de l’“illusion empirique”, il existe, selon Macherey, une deuxième illusion qui mine la validité de bon nombre de projets critiques. Elle porte le nom d’“illusion normative” et consiste à comprendre l’œuvre à partir d’un Ideal-type. Loin de respecter l’autonomie de l’œuvre dont elle parle et au lieu d’en étudier le fonctionnement spécifique, la critique normative s’efforce à la rectifier ou se borne à la condamner:
L’illusion normative voudrait que l’œuvre soit autre qu’elle n’est: ceci suppose que l’œuvre n’a de réalité et de consistance que par son rapport à un modèle auquel elle peut sans cesse être confrontée, et qui fut la condition de son élaboration. L’œuvre suppose un modèle: ainsi elle peut être corrigée; elle peut être effectivement modifiée, ou faire l’objet d’un procès. L’œuvre ne dépend donc du jugement que dans la mesure où elle renvoie à un modèle indépendant, qui à la limite pourrait être connu directement, sans que soit besoin de détour par la mise en œuvre.[130]
Quant à l’“illusion interprétative”, elle consiste à concevoir l’œuvre littéraire comme un rébus à déchiffrer, comme une énigme dont le sens profond est à retrouver par le biais d’une analyse immanente. A l’en croire Macherey, cette “illusion” est particulièrement tenace dans le milieu du structuralisme littéraire; il la détecte dans les travaux de Genette et - surtout - dans ceux de Barthes dont il cite le passage suivant, tiré des Essais Critiques:
Le but de toute activité structuraliste, qu’elle soit réflexive ou poétique, est de reconstituer un ‘objet’, de façon à manifester dans cette constitution les règles de fonctionnement (les ‘fonctions’) de cet objet. La structure est donc en fait un simulacre de l’objet, mais un simulacre dirigé, intéressé, puisque l’objet imité fait apparaître quelque chose qui restait invisible, ou si l’on préfère inintelligible dans l’objet naturel. L’homme structural prend le réel, le décompose, puis le recompose; c’est en apparence fort peu de chose (ce qui fait dire à certains que le travail structuraliste est ‘insignifiant, inintéressant, inutile’). Pourtant, d’un autre point de vue, ce peu de chose est décisif; car entre les deux objets, ou les deux temps de l’activité structuraliste, il se produit du nouveau, et ce nouveau n’est rien moins que l’intelligible général; le simulacre, c’est l’intellect ajouté à l’objet, et cette addition a une valeur antropologique, en ceci qu’elle est l’homme même, son histoire, sa situation, sa liberté et la résistance même que la nature oppose à son esprit.[131]
Au dire de Macherey, le passage que nous venons de citer repose sur un paradoxe étrange. A en croire Barthes, le critique structuraliste ne fait que redire l’œuvre littéraire sous une autre forme: il produit un “simulacre” de celle-ci. Pourtant, cette répétition est dite innovatrice: elle produit du nouveau, elle ajoute l’intellect à l’objet analysé. Afin de sortir du paradoxe, Macherey propose d’en redresser les termes. Si Barthes comprend la “structure” de l’œuvre littéraire comme sa vérité immanente, c’est qu’il conçoit l’œuvre elle-même comme un simulacre:
(…) là où Barthes nous dit que l’analyse élabore une copie de l’œuvre, il faut entendre que l’œuvre elle-même est une copie. L’objet analysé est considéré comme le simulacre d’une structure: retrouver la structure, c’est fabriquer le simulacre de ce simulacre. La technique d’analyse qui permet de confondre lecture et écriture renvoie en fait à la très traditionnelle théorie du modèle.[132]
Malgré ce que prétendent Barthes et les autres structuralistes, la “structure” de l’œuvre littéraire ne saurait, selon Macherey, être comprise comme sa vérité immanente. Afin d’accéder à la “structure”, le critique structuraliste soumet l’œuvre à un processus de transformation: il la dépouille de toute irrégularité de manière à constituer un objet d’analyse stable et homogène. La “structure” qu’il prétend ainsi dégager n’est que le produit de sa propre pratique:
Les concepts d’ordre et de totalité … permettent de donner des œuvres une description satisfaisante; ils posent le problème de l’interprétation de leur objet; surtout ils font apparaître en l’œuvre une certaine rigueur, qui l’habite, qui la tient et lui appartient en propre: elle ne risque pas d’être dépossédée d’elle-même; elle se produit plutôt qu’elle n’est produite (…).[133]
Au lieu d’étudier l’œuvre littéraire dans ses rapports avec l’ensemble des discours environnants, au lieu de la rapporter aux conditions concrètes de sa production, le critique structuraliste la dépossède de son autonomie et de sa complexité réelle en la ramenant à une “structure” abstraite dont il est lui-même l’auteur. La parole du critique se substitue à celle, plus opaque et plus confuse, de l’écrivain.[134] Le critique structuraliste a beau affirmer l’autonomie de l’œuvre littéraire, en dernière instance, le discours esthétique est placé dans un rapport de secondarité par rapport au discours critique, susceptible d’extraire la “structure” de la confusion et de la contingence propres au discours littéraire.
Afin d’éviter les trois “illusions” que nous venons de passer en revue, afin d’établir une théorie du discours littéraire qui en respecte l’autonomie et la complexité, Macherey introduit un certain nombre de concepts nouveaux qui lui permettent de changer de perspective. Au lieu de s’interroger sur l’essence de la littérature, il se propose d’étudier le fonctionnement du discours littéraire dans ses rapports avec l’ensemble des discours environnants.
2.1.2. Le discours “fictionnel”
Selon Macherey, l’autonomie de l’œuvre littéraire doit être conçue sur le mode d’une coupure. Le texte littéraire découle d’une “pratique” (cf. supra) bien particulière et donne lieu à une réalité irréductible par rapport à tout ce qui l’entoure:
Que dit-on de vrai quand on parle de la spécificité de l’œuvre littéraire ? D’abord qu’elle est irréductible: elle ne peut être ramenée à ce qu’elle n’est pas. Elle est le produit d’un travail particulier, et ainsi, elle ne peut être obtenue par passage continu à partir d’un processus de nature différente. On dira encore qu’elle est le produit d’une rupture: avec elle commence quelque chose de nouveau.[135]
L’autonomie de la littérature est donc absolue: l’œuvre littéraire doit être comprise selon les normes qu’elle se donne elle-même, “nul élément extérieur ne permet de le juger, parce que le jugement s’accompagnerait alors d’une arbitraire déformation.”[136] Ceci n’implique pourtant pas que l’œuvre littéraire soit une réalité complètement indépendante. Loin de confondre les notions d’indépendance et d’autonomie, Macherey insiste sur ce qui les sépare l’une de l’autre:
De façon générale l’idée d’indépendance absolue signale une pensée mythique, soucieuse de constater l’existence d’entités déjà réalisées, incapable d’en expliquer la constitution: la différence entre deux réalités autonomes ne peut être comprise que si l’on voit qu’elle est déjà une certaine forme de rapport, une certaine forme d’être ensemble.[137]
Il serait donc faux de prendre l’œuvre littéraire pour une entité isolée, une monade. Il faut, au contraire, étudier les relations spécifiques que l’œuvre entretient avec les différentes formations discursives et sociales qui l’entourent et vis-à-vis desquelles elle se différencie. C’est pourquoi, selon Macherey, la littérature doit faire l’objet d’une science à la fois particulière et rigoureusement interdisciplinaire:
(…) les œuvres littéraires devraient faire l’objet d’une science particulière: faute de quoi elles ne seront jamais comprises. Des disciplines différentes, comme la linguistique, la théorie de l’art, la théorie de l’histoire, la théorie des idéologies, la théories des formations de l’inconscient doivent collaborer à ce travail (qui, sans cette colloboration, serait incomplet et même impossible) mais elles ne sauraient le faire à sa place.[138]
Cela dit, Macherey constate que tout discours “s’appuie sur l’existence de fait du langage.”[139] Cependant et contrairement à la communication ordinaire, l’œuvre littéraire construit un monde autonome, c’est-à-dire un monde “qui obéit aux prescriptions d’une logique propre”[140] et qui doit sa réalité uniquement au pouvoir de suggestion du langage littéraire. Celui-ci est l’effet de la mise en forme rigoureuse, caractéristique de tout discours littéraire. En effet, l’œuvre littéraire, conçue comme “pratique” discursive, se distingue de la communication ordinaire par la “nécessité” de son langage. Pourtant, celle-ci n’individualise la littérature qu’à demi puisqu’il en va de même du discours scientifique:
En effet il y a plusieurs types de langages nécessaires: le discours scientifique, par sa forme rigoureuse, implique aussi un certain type de nécessité. Cette nécessité assigne à l’exercice de la pensée une très précise limite, telle que tous les savants doivent s’entendre au moins sur un point prélable: qu’ils occupent un même domaine, qu’ils parlent un même langage (…). L’horizon de leur discours est celui d’une rationalité (…). La nécessité d’une telle raison n’est pas n’importe quelle nécessité, ou la nécessité de n’importe quoi, mais une nécessité déterminée: le langage de la science et de la théorie est un langage fixé, ce qui ne veut pas dire qu’il est arrêté, achevé.
Cependant, le parallélisme entre les deux genres de discours s’arrête là puisque la “nécessité” du discours scientifique tient à des contraintes (épistémo-)logiques, alors que celle du langage littéraire est d’ordre poétique. Comme la communication ordinaire, le texte littéraire se compose d’images et de situations particulières qui échappent par définition à toute tentative de conceptualisation. Les unités constituantes du langage littéraire ne sont donc point les concepts généraux et les définitions typiques du langage scientifique mais plutôt les éléments caractéristiques du langage quotidien, éléments qui acquièrent un sens littéraire grâce à la structure rigide de leur agencement dans le texte. L’œuvre littéraire se situe donc à cheval entre le discours quotidien et le texte scientifique: elle reprend la matière de la conversation ordinaire mais lui donne une forme “nécessaire” proche de celle de l’exposé scientifique.
(…) l’autonomie du discours de l’écrivain s’établit à partir de son rapport aux autres formes d’utilisation du langage: parole usuelle, énoncé scientifique. Par sa vigueur et sa minceur, ce discours mime l’énoncé théorique dont il répète, s’il ne la reproduit pas exactement, la ligne serrée. Mais, par sa fonction évocatrice, qui lui fait désigner une réalité spécifique, il imite aussi le langage quotidien qui est le langage de l’idéologie.[141]
La spécificité du discours littéraire ayant été précisée avec beaucoup de rigueur, il reste la question, tout aussi fondamentale, de sa fonction sociale. Or, selon Macherey le discours littéraire se distingue de toutes les autres formes de discours par sa “fonction parodique”[142]. Superposant à la parole quotidienne une structure cohérente, la littérature dépouille le discours ordinaire de son apparente spontanéité et attire l’attention sur son caractère produit. A ce propos, Macherey parle de la nature “fictionnelle” de l’œuvre littéraire:
(…) à la fuite de l’illusion que suscite une parole indéterminée, le livre substitue les contours nets, s’ils ne sont pas simples, d’une fiction. La fiction, c’est l’illusion déterminée, l’essence du texte littéraire est dans l’institution d’une telle détermination.[143]
Sur le plan théorique, Macherey est maintenant bien équipé pour analyser et critiquer tous ceux qui considèrent l’œuvre littéraire comme le lieu où se joue une “illusion.” Il s’en prend entre autres à Barthes, qui comprend le discours littéraire comme une “mythologie, un agencement de signes qui tient lieu d’une réalité absente.”[144] Elle serait mensonge dans la mesure où elle est évocatrice, expressive; la réalité produite par le discours littéraire ne serait qu’une réalité factice et donc trompeuse. Dans le meilleur des cas, la littérature parviendrait à exhiber son caractère mensonger comme son unique vérité.[145] Elle serait alors une espèce d’illusion auto-destructive. Selon Macherey, une telle caractérisation de l’œuvre littéraire est insuffisante “parce qu’elle méconnaît le rôle que, dans le travail de l’écrivain, joue la fiction.”[146] L’œuvre littéraire ne saurait être qualifiée d’illusion pure puisque elle se greffe sur une illusion première qui est celle du langage ordinaire. La littérature doit être comprise, selon Macherey, comme une “illusion mise en œuvre”[147]; elle transforme l’illusion première du langage quotidien en une œuvre d’art à l’aide d’un travail rigoureux de mise en discours:
L’œuvre n’est pas ce tissu d’illusion qu’il suffirait de défaire pour en comprendre le pouvoir. L’illusion mise en œuvre n’est plus tout à fait illusoire, ni simplement trompeuse. Elle est illusion interrompue, réalisée, complètement transformée. Ne pas voir cette transformation, c’est confondre l’usage non littéraire du langage, à partir duquel l’œuvre est faite, et le travail qu’elle lui fait subir, qui lui appartient en propre: c’est croire qu’il suffit de rêver pour écrire.[148]
Afin de préciser davantage la différence entre le langage quotidien et le langage littéraire qui se greffe sur celui-ci, Macherey recourt à la description spinoziste de la vie passionnée. Selon Spinoza, le désir s’exprime dans un “langage à fuite”[149], c’est-à-dire dans un “discours volubile, tout entier à la poursuite d’une absence, indéfiniment distrait de sa propre présence”.[150] Pour Spinoza, comme pour Macherey, la communication ordinaire est un discours qui s’ignore. C’est un discours qui traite le monde comme une donnée de fait et qui oublie que le réel est toujours déjà structuré par le langage dans lequel il s’énonce. Bref, la parole ordinaire est prisonnière de l’illusion réaliste. La libération telle que la conçoit Spinoza consiste alors à se rendre maître de son propre langage à travers un travail de conceptualisation qui lui donne une forme fixe et nécessaire: “il faut arrêter la creuse parole de l’imagination, l’ancrer, donner forme à l’inachevé, le déterminer.”[151] Selon Spinoza, seul le langage théorique, qui parle par concepts bien définis, est conscient de sa propre discursivité: il sait que les vérités énoncées n’existent qu’à partir de leur énonciation. Cependant, Macherey insiste sur le fait que la forme du discours esthétique est elle aussi une forme fixe et nécessaire. Selon lui, l’œuvre littéraire est critique dans la mesure où elle prend position vis-à-vis du langage ordinaire sur lequel elle se greffe. Elle fige le langage ordinaire afin d’en donner une “représentation déterminée”.[152] C’est ainsi que le discours esthétique assure, selon Macherey, le passage à une connaissance véritable de l’idéologie:
(…) le livre (…) est construit à partir de l’illusion que donne un langage informe, mais par rapport à ce mythe il prend position en même temps qu’il prend forme; il en est la révélation. Cela ne veut pas dire que le livre est à lui-même sa propre critique: il donne implicitement la critique de son contenu idéologique, ne serait-ce parce qu’il refuse de se laisser entraîner par le mouvement de l’idéologie pour en donner une représentation déterminée. La fiction, qu’il ne faut pas confondre avec l’illusion, est le substitut, sinon l’équivalence d’une connaissance.[153]
La fiction transforme, selon Macherey, le langage idéologique en un discours situé, conscient de sa propre discursivité. Le discours esthétique transforme le rapport à l’idéologie en ce sens qu’il nous montre l’illusion réaliste sur laquelle repose le langage de l’idéologie:
La fiction, dans la mesure où elle est feinte, nous abuse: mais cette tromperie n’est pas initiale, puisqu’elle porte elle-même sur une feinte plus radicale, qu’elle montre et qu’elle trahit, contribuant ainsi à nous en délivrer.[154]
Voilà, dans les grandes lignes, la conception machereyienne du discours esthétique. Sur plus d’un point, le livre de Macherey préfigure la réflexion barthésienne autour de la notion de “fiction”. Comme Macherey, le dernier Barthes considère le discours esthétique comme un discours critique dans la mesure où il thématise sa propre discursivité. Pourtant, là où Macherey tient à bien séparer le discours critique du discours littéraire proprement dit, le discours barthésien des années 70 tend à se rapprocher d’un certain type de littérature (Cf. infra). Même si Macherey affirme sans cesse l’autonomie de la littérature, celle-ci demeure soumise au discours théorique susceptible d’en réarticuler le sens, susceptible donc d’expliciter ce qui reste implicite dans le discours littéraire à proprement parler:
Cela ne veut pas dire que le livre est à lui-même sa propre critique: il donne implicitement la critique de son contenu idéologique, ne serait-ce parce qu’il refuse de se laisser entraîner par le mouvement de l’idéologie pour en donner une représentation déterminée. La fiction, qu’il ne faut pas confondre avec l’illusion, est le substitut, sinon l’équivalence d’une connaissance. Une théorie de la production littéraire doit nous enseigner ce que ‘connaît’ le livre, et comment il le ‘connaît’.[155]
Contrairement à Macherey, Barthes accorde au discours esthétique une plus-value analytique par rapport aux discours théoriques ou philosophiques conventionnels. Le discours littéraire a pour Barthes une valeur “paradigmatique”[156]: a partir de la fin des années 60, le théoricien se transforme en esthète. Dans le paragraphe suivant, nous regarderons de plus près le pourquoi de cette transformation.
2.2. De la science à la littérature
Dans “Ecrivains et écrivants”, Barthes conçoit le discours esthétique comme une interrogation permanente du monde à travers une restructuration du langage. Il n’est pas question, dans cet article, de la relation particulière que l’œuvre littéraire entretient avec d’autres types de discours. En effet, strictement parlant, les discours de l’écrivain et celui de l’écrivant n’ont que faire l’un de l’autre: Barthes les juxtapose pour les besoins de l’analyse, mais il n’établit aucun lien entre ces deux types de discours qui semblent exister indépendamment l’un de l’autre. Ce n’est que vers la fin des années ’60 que Barthes commence à s’interroger sur la position particulière du discours esthétique à l’intérieur de l’univers des discours. Dans “De la science à la littérature”[157] (article qui date de 1967) par exemple, Barthes oppose le discours esthétique au discours de la science.
Il commence par passer en revue ce qu’ont en commun la science et la littérature:
Ses contenus sont ceux-là même de la science: il n’est certainement pas une seule matière scientifique qui n’ait été à un certain moment traitée par la littérature universelle: le monde de l’oeuvre est un monde total, où tout le savoir (social, psychologique, historique) prend place, en sorte que la littérature a pour nous cette grande unité cosmogonique dont jouissaient les anciens Grecs, mais que l’état parcellaire de nos sciences nous refuse aujourd’hui. De plus, comme la science, la littérature est méthodique: elle a ses programmes de recherche, qui varient selon les écoles et selon les époques (comme d’ailleurs ceux de la science), ses règles d’investigation, parfois mêmes ses prétentions expérimentales. Comme la science, la littérature a sa morale, une certaine façon d’extraire, de l’image qu’elle donne de son être, les règles de son faire, et de soumettre, en conséquence, ses entreprises à un certain esprit d’absolu.[158]
A cela s’ajoute encore un quatrième dénominateur commun, à savoir la nature proprement discursive de la science et de la littérature. La différence tient alors au fait que, contrairement à la littérature, la science tend à rendre invisible sa propre nature langagière: pour l’homme de science, le langage n’est qu’un instrument d’expression; c’est un medium neutre et transparent à l’aide duquel il extériorise des pensées qui préexistent au langage. La science se croit antérieure au langage: selon elle, “il y a d’un côté et d’abord les contenus du message scientifique, qui sont tout, d’un autre côté et ensuite la forme verbale chargée d’exprimer ces contenus, qui n’est rien.”[159] La littérature, par contre, assume pleinement sa propre nature discursive. Loin de réduire le langage à un simple instrument d’expression, elle l'habite et le thématise comme sa propre essence. La littérature ne précède pas le langage, comme le voudrait la science, elle est “entièrement contenue dans l’acte d’écrire.”[160] Selon Barthes, l’antinomie entre les conceptions scientifique et littéraire du langage doit être liée à la problématique du sujet et des rapports que celui-ci entretient avec le langage. Bien qu’il n’utilise pas les mêmes termes, il est évident que Barthes reste fidèle à l’opposition entre l’“écrivain” et l’“écrivant”. Comme l’“écrivant”, l’homme de science croit à un sujet qui précède le langage et qui ne fait qu’exprimer sa pensée. Dans le discours littéraire par contre, le sujet de l’énonciation ne domine pas le langage mais est entièrement constitué par celui-ci. La science et la littérature incarnent donc deux types de discours qui, au-delà d’indéniables ressemblances de famille, reposent sur des conceptions différentes du langage et de la subjectivité.
Dans la deuxième partie de l’essai, Barthes insiste sur le fait que l’articulation de ces deux conceptions antinomiques a des conséquences fondamentales pour la définition de la pratique analytique: elle entraîne plus particulièrement une revalorisation de l’activité structuraliste. Selon Barthes, celle-ci devrait s’émanciper du désir de scientificité et se tourner davantage vers la littérature. Le structuralisme aurait intérêt à “rejoindre la littérature non plus comme ‘objet’ d’analyse, mais comme activité d’écriture.”[161] Dans la mesure où le structuraliste est à même de se mettre dans la peau de l’écrivain, il comprendra que tant l’instrumentalité docile du langage que le “réalisme” des sciences ne sont que des leurres idéologiques:
Il reste donc au structuraliste à se transformer en ‘écrivain’, non point pour professer ou pratiquer le ‘beau style’, mais pour retrouver les problèmes brûlants de toute énonciation, dès lors qu’elle ne s’enveloppe plus dans le nuage bienfaisant des illusions proprement réalistes, qui font du langage le simple médium de la pensée.[162]
2.3. Conclusion
La science traditionnelle est, selon Barthes, idéologique parce que, comme le “mythe”, elle escamote sa propre nature discursive. Elle se présente comme une activité neutre qui dévoile la Vérité, et s’exprime de façon pure à l’aide d’un métalangage objectif. La littérature, par contre, nous montre que tout discours est une “pratique” bien spécifique, une “pratique” qui définit ses propres règles d’énonciation et qui produit sa propre vérité. Pour Barthes, le discours esthétique fonctionne comme un supplément critique de la science: il montre ce que la science traditionnelle doit ignorer, à savoir que sa Vérité n’est nullement dégagée du langage mais qu’elle n’est que l’effet d’une opération de mise en discours. Toutefois, il nous semble que dans sa polémique contre la science traditionnelle Barthes tend à la représenter comme beaucoup plus homogène qu’elle ne l’est en réalité. De façon systématique il dénonce le réalisme de la science, tandis qu’il n’est point certain que toutes les sciences soient complètement indifférentes à leur propre nature discursive. Nous ne pouvons donc que souscrire à la critique de Calvino qui, dans un entretien à propos du rapport entre science et littérature, s’en prend à Barthes et aux telqueliens pour avoir méconnu la créativité formelle de certaines disciplines scientifiques telles que les mathématiques modernes:
Mais la science d’aujourd’hui peut-elle vraiment être définie par pareille confiance en un code référentiel absolu? N’est-elle pas plutôt désormais une continuelle mise en cause de ses propres conventions linguistiques? Dans sa polémique contre la science, Barthes semble juger la science comme beaucoup plus compacte et plus sûre d’elle-même qu’elle ne l’est en réalité. Et - au moins pour ce qui regarde la mathématique - nous nous trouvons moins confrontés à la prétention de fonder un discours sur une vérité extérieure, que devant une science qui ne se refuse pas à jouer avec son propre processus de formalisation.[163]
Cela étant, qu’en est-il de la littérature dans l’œuvre de Barthes? Quel est le prix de la promotion spectaculaire dont elle fait l’objet pendant les années 70? A notre avis, le primat que Barthes accorde à la littérature dans l’architectonique des savoirs et des discours repose sur un paradoxe étrange: d’une part, il affirme sans cesse que l’“écriture littéraire” est radicalement intransitive et autotélique, d’autre part, il souligne l’utilité d’une telle “écriture” dans le combat contre l’idéologie. En dernière instance et malgré l’autonomie absolue qu’il accorde à la sphère littéraire, il semble donc que Barthes juge de la légimité ou de l’illégimité des différents types d’“écritures” selon des critères autres qu’esthétiques. Si, dans les textes des années 70, il valorise des écrivains tels que Sade, Fourier ou Flaubert, c’est qu’ils permettent au critique d’anticiper sur l’avènement d’une société meilleure, d’une société où le sens oppressif cédera à la libre production des signifiants (cf. infra). Pas plus que Macherey, Barthes n’accorde à la littérature l’autonomie qu’elle réclame depuis la fin du siècle précédent. Il nous semble, en effet, que l’appréciation barthésienne de la littérature est surdétérminée par des a priori politiques et éthiques au point même où il doit condamner certaines formes littéraires traditionnelles, celles qui se plient moins facilement aux exigences de son projet critique. Elles sont évacuées de la sphère “esthétique” - de ce qu’il en reste après que le critique a séparé le bon grain de l’ivraie - sous prétexte qu’elles se conforment trop à l’idéologie de la “Doxa” et de la représentation (cf. infra).
3. La redéfinition de la notion de théorie
3.1. La sémiotique comme science critique
A notre avis, “De la science à la littérature” représente un moment crucial dans l’évolution de Barthes. Publié en 1967, il annonce le passage d’une analyse scientifique de l’idéologie à une pratique critique nouvelle qui se distancie de plus en plus de l’idole de la science en faveur du discours littéraire. Certes, Barthes continue à parler de “théorie” mais, sous l’influence de Julia Kristeva, ce vocable subit une modification sémantique essentielle. Dans ce qui suit, nous regarderons de plus près cette conception nouvelle de la théorie et cela afin de préciser davantage l’enjeu spécifique des “fictions” barthésiennes.
Dans un texte de 1968 intitulé “La sémiotique, science critique et/ou critique de la science”[164], Kristeva tente de situer la sémiotique dans “l’histoire de la science et de la pensée sur la science”.[165]A ce dessein, elle opte pour une démarche à la fois synchronique et historique. Tandis que dans la première partie de l’essai, Kristeva essaie de définir la spécificité de la sémiotique par rapport aux autres sciences contemporaines, la deuxième partie se présente comme une généalogie de la sémiotique moderne: Kristeva dresse l’inventaire des différentes coupures épistémologiques qui ont permis à la sémiotique de devenir ce qu’elle est actuellement. Dans ce qui suit, c’est avant tout la première partie de l’essai qui retiendra notre attention.
D’entrée de jeu, Kristeva assigne à la sémiotique une place centrale dans le discours des sciences modernes. Toute pratique sociale ( telles que l’économie, la juridiction, “l’art”, etc.) peut être envisagée comme un système signifiant particulier, c’est-à-dire comme un discours autonome régi par ses propres règles d’énonciation. La sémiotique, qui se veut science des signes et des langages, a pour tâche d’étudier les différents discours dans leur particularité et dans leurs rapports avec l’ensemble des discours environnants. Nous pourrions dire -avec un mot de Barthes- que, pour Kristeva, le sémiologue est “un guetteur au carrefour des langages”. Afin de mettre en relief la spécificité de la démarche sémiotique, Kristeva distingue, à l’intérieur de celle-ci, deux niveaux différents mais nullement complémentaires. Dans un premier temps, la sémiotique s’occupe de la production de modèles. Ceci revient à dire qu’elle construit des systèmes formels dont la structure est analogue à celle du système signifiant étudié. Ce premier niveau est appelé “le niveau de l’axiomatisation”.[166] Or - et sur ce point la sémiotique se distingue nettement des sciences exactes -, au moment même où elle produit un modèle intelligible qui permet d’étudier telle ou telle pratique signifiante, la sémiotique dégage une réflexion théorique qui a pour but de penser le modèle utilisé comme un outil qu’elle a produit elle-même:
La sémiotique est ainsi un type de pensée où la science se vit (est consciente) du fait qu’elle est une théorie. A chaque moment où elle se produit, la sémiotique pense son objet, son outil et leur rapport, donc se pense, et devient, dans ce retour sur elle-même, la théorie de la science qu’elle est.[167]
Au niveau de l’axiomatisation s’ajoute ainsi un deuxième niveau qui se caractérise par son caractère auto-réflexif et qui constitue le supplément critique du premier. En effet, le deuxième niveau, qui est celui de la “théorie”, renvoie la sémiotique à son début et il l’oblige à se penser elle-même comme une pratique de modelage qui transforme inévitablement le système signifiant qu’elle cherche à comprendre. Loin donc d’être complémentaires, les deux niveaux de la science des signes se tiennent dans un rapport de réciprocité qui empêche à jamais la sémiotique de s’ériger en système. En tant que production d’un modelage et de la théorie de ce modelage, la sémiotique est “un ‘cercle’ qui ne referme pas”[168]; c’est une pratique qui n’existe que dans le va-et-vient éternel entre les deux niveaux dont elle se compose. Bref, “la sémiotique ne peut se faire que comme une critique de la sémiotique.”[169] Ceci n’implique pourtant pas qu’elle constitue une discipline isolée, indépendante des autres sciences. Au contraire, la sémiotique en tant que pratique critique constitue un lieu d’entrecroisement des sciences formalisées (dont elle emprunte les modèles) et des différentes pratiques signifiantes qu’elle examine. En d’autres mots, la sémiotique est une discipline essentiellement parasitaire, qui se greffe sur des sciences déjà existantes dont elle subvertit du même coup les prémisses à travers une confrontation critique avec des pratiques signifiantes concrètes:
La sémiotique dont nous parlons se sert des modèles linguistiques, mathématiques et logiques et les joint aux pratiques signifiantes qu’elle aborde. Cette jonction est un fait théorique autant que scientifique, donc profondément idéologique et qui démystifie ‘l’exactitude’ et la ‘pureté’ du discours des sciences dites ‘humaines’. Elle subvertit les prémisses exactes dont la démarche scientifique est partie, de sorte que dans la sémiotique, la linguistique, la logique et la mathématique sont des ‘prémisses subverties’ qui n’ont rien (ou qui ont très peu) à voir avec leur statut en dehors de la sémiotique.[170]
Bien que la sémiotique se construise à partir de sciences canonisées, elle n’atteindra jamais l’état de systématicité propre aux autres disciplines. Selon Kristeva, la sémiotique est “une voie ouverte de recherche”[171].
3.2. Les fictions barthésiennes
Vers la fin des années ’70, Barthes semble abandonner définitivement l’idée d’une sémiologie scientifique et rapproche son propre travail de la “théorie” kristévienne de la sémiotique.[172] Tandis qu’un livre comme Système de la Mode proposait encore une analyse exhaustive et scientifique des mécanismes idéologiques à l’œuvre dans les énoncés de Mode, le discours barthésien des années ’70 n’aspire plus à la scientificité. Il se présente comme une pratique discursive parasitaire et subversive. En effet, Barthes conçoit son propre projet comme un “travail d’écriture” qui entend déplacer les différents discours savants[173] à partir desquels il se construit. Le discours barthésien se comprend comme un lieu critique qui interpelle et réécrit les grands systèmes (de la psychanalyse, de la sémiologie et du marxisme). C’est une “chambre d’échos”[174] qui, tout à la fois, mime le discours objectif de la science et lui renvoie son caractère factice et idéologique.
Comme la théorie sémiotique de Kristeva, le discours barthésien s’empêche à jamais de venir à bout. Les écrits barthésiens ne se soumettent plus aux règles de la consistance et de la logique, mais se tournent sans cesse contre eux-mêmes. Ils refusent la violence inhérente aux grands systèmes et se présentent sous forme d’un ensemble d’interventions tactiques. Chaque phrase de l’œuvre barthésienne est réactive: elle réagit “soit au discours qui l’entoure, soit à son propre discours.”[175] L’écriture barthésienne est une écriture théâtrale en ce sens qu’elle se met elle-même en scène: elle souligne sans cesse sa propre discursivité et insiste sur la rélativité de ses propres repères. Aussi n’est-il pas étonnant que les textes de Barthes se rapprochent de plus en plus du discours littéraire. La littérature offre à la sémiologie l’exemple même d’un discours qui se retourne sur lui-même, qui s’affiche et se met en cause en tant que discours. A partir de 1970, Barthes ne s’énonce plus au nom d’une Vérité scientifique mais présente ses écrits comme des “fictions romanesques”. Il identifie son propre discours au discours littéraire dont il souligne sans cesse le pouvoir subversif. Selon lui, la théorie au sens kristévien du terme “ne peut coïncider qu’avec une pratique de l’écriture.”[176]
On comprend mieux maintenant l’enjeu tactique du discours barthésien. Mais quelle est au juste la physionomie de ce nouveau type d’écriture; quels en sont les traits discursifs? La réponse à cette question exige que nous regardions de plus près la mise en discours typique du dernier Barthes.
4. Le réemploi du discours savant: Barthes et Bataille
Comme le note Andrew Brown[177], le discours barthésien des années ’70 est un discours hautement autoréflexif. Dans plusieurs textes, l’écriture de Barthes se met elle-même en scène: elle théâtralise sa propre énonciation et montre comment elle est faite. Ainsi par exemple dans Roland Barthes par lui-même, livre dans lequel Barthes interprète le titre de la série des éditions du Seuil Un tel par lui-même comme une invitation à l’auto-analyse de sa propre écriture. Dans ce qui suit, nous regarderons de plus près un certain nombre de caractéristiques formelles typiques du discours barthésien, identifiées par Barthes lui-même.
Dans Roland Barthes par lui-même, l’auteur déclare à plusieurs reprises que son oeuvre doit être comprise comme un “travail d’écriture”. Au lieu de caractériser celui-ci de façon directe, Barthes l’oppose au “travail de savoir”. C'est comme si la spécificité de l’écriture barthésienne ne pourrait être saisie qu'à travers sa relation avec d'autres types de discours. En effet, ci-dessus, nous avons vu que l’écriture barthésienne se veut explicitement parasitaire: elle ne cherche pas à produire de la connaissance légitime mais plutôt à subvertir d’autres types de discours jugés idéologiques. Ceci est illustré de façon exemplaire dans Les sorties du texte, un essai de 1973 dans lequel Barthes approfondit davantage le problème de l’écriture dans ses rapports avec le discours de la science et cela par le biais d’une lecture du “Gros orteil”[178] de Georges Bataille. Dans l’essai sur Bataille, Barthes oppose, une fois de plus, l’écriture au savoir. Quoique “Les sorties du texte” reprenne le thème de “De la science à la littérature”, Barthes ne se contente plus de penser la différence entre le discours esthétique et celui de la science en des termes théoriques et abstraits, mais entend montrer comment le discours de Bataille subvertit les prémisses de la dissertation savante et cela à l’aide d’un certain nombre de tactiques d’écriture[179] bien précises. L’analyse de ces tactiques est extrêmement révélatrice de la manière de faire de Barthes lui-même, puisqu’elles réapparaissent au niveau de sa propre écriture: à travers ses commentaires sur le texte bataillien, Barthes parle de sa propre mise en discours.
“Le gros orteil” se présente comme un article mi-scientifique, mi-burlesque centré autour de quelques anecdotes ludiques concernant l’attitude de l’homme vis-à-vis des différentes parties de son corps. Par le biais de ces anecdotes, Bataille se propose d’analyser la fascination qu’exerce sur l’être humain son propre pied. Selon Barthes, le texte de Bataille “apprend comment il faut se conduire avec le savoir.”[180] Il lit l’article de Bataille, publié en 1929, comme une réécriture subversive du discours anthropologique contemporain. Dans le paragraphe suivant, nous analyserons la lecture de Barthes à la lumière de ce que nous venons de dire au sujet de l’opposition entre l’écriture et le savoir.
L’essai de Barthes se présente comme un ensemble hétéroclite de fragments qui désignent “les sorties”[181] du texte bataillien. Par sa lecture, Barthes entend démontrer que le texte de Bataille, loin d’être clos et homogène, se situe à l’entrecroisement de plusieurs discours. En effet, au lieu de respecter les règles de la dissertation scientifique, Bataille réemploie le discours de l’anthropologie traditionnelle dans un texte hétérologique: il combine à volonté différents types de savoir et de discours et s’arrête longuement à des détails à première vue insignifiants. L’écriture hétérologique de Bataille brise la consistance et la monologie du discours scientifique, elle le dénaturalise:
Ce frottement de codes d’origines diverses, de styles divers, est contraire à la monologie du savoir, qui consacre les ‘spécialistes’ et dédaigne les polygraphes (les amateurs). Il se produit en somme un savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement: qui penche d’un côté et de l’autre): c’est déjà une opération d’écriture (l’écrivance, elle, impose la séparation des savoirs -comme on dit: la séparation des genres); venue du mélange des savoirs, l’écriture tient en échec ‘les arrogances scientifiques’ et tout en même temps maintient une lisibilité apparente.[182]
Tandis que la science se veut antérieure au langage et prétend à une relation immédiate avec la Vérité de son objet, Bataille la réinscrit dans l’espace discursif hétéroclite. Il soumet le discours savant à un travail d’écriture qui exhibe sa nature éminemment scripturale. Par l’intermédiaire de ce travail de mise en discours, Bataille met en évidence ce que la science tente vainement de dissimuler: le savoir est fonction d’une écriture qui le précède et le constitue. Ou encore, le “réel” produit par le savoir est tributaire d’une opération de mise en discours.
Le discours de Bataille ne s’énonce pas au nom d’une objectivité imaginaire, mais se présente explicitement comme un discours situé: il affiche son lieu d’énonciation. En effet, tandis que le discours scientifique se veut un discours de faits, Bataille y introduit (de) la “valeur”. Son discours est parsemé de mots fort connotés [183] qui démasquent la ‘neutralité’ du discours savant comme un leurre idéologique. Bataille utilise, en outre, des guillemets afin d’encadrer, de démystifier certains termes ou des italiques afin de les subjectiviser. Tous ces signes rappelent au lecteur que tout énoncé, quelque objectif qu’il soit, renvoie à une instance d’énonciation.[184] Même le discours scientifique, qui se présente comme un discours neutre et impersonnel, n’est qu’une fiction interprétative qui, au lieu de dévoiler, crée des vérités. En somme, la valeur a pour tâche de mettre en relief le caractère fictionnel de la science:
(…) le savoir est là, non détruit, mais déplacé; sa nouvelle place est -selon un mot de Nietzsche- celle d’une fiction: le sens précède et prédétermine le fait, la valeur précède et prédétermine le savoir. Nietzsche: “Il n’y a pas de fait en soi. Ce qui arrive est un groupe de phénomènes choisis et groupés par un être qui les interprète… Il n’y a pas d’état de fait en soi; il faut au contraire y introduire d’abord un sens avant même qu’il puisse y avoir un fait.” Le savoir serait en somme une fiction interprétative.[185]
Selon Barthes, le texte de Bataille repose sur un paradigme ternaire (le noble/l’ignoble/le bas). Au lieu de respecter la symétrie des couples antinomiques reçus (noble versus ignoble), Bataille y introduit un troisième terme (bas) et cela afin de les déstabiliser. Ce troisième terme n’est pas de synthèse; ce n’est ni le terme neutre ni le terme mixte. Selon Barthes, le troisième terme est un terme “excentrique”[186] qui déjoue la dialectique binaire du sens.[187] Il échappe à la hiérarchisation conventionnelle et il montre qu’elle est instable, ouverte, indécidable à jamais. Le troisième terme constitue l’excès irréductible auquel se heurte toute tentative de classification: il est “hors de la singerie d’autorité”[188] et brise la consistance des paradigmes traditionnels. En effet, contrairement aux paradigmes scientifiques, le paradigme bataillien est un paradigme anti-systématique: il reste ouvert et mine “la solidité structurale”[189] des oppositions symétriques et polarisées. Tandis que la science tente d’enfermer son objet dans une structure fermée, délimitée à l’aide d’oppositions symétriques, Bataille opte pour la démarche inverse: il recourt à des oppositions sérielles et anomiques qui ouvrent à l’infini l’espace discursif.
Les trois tactiques d’écriture que Barthes décèle dans le texte de Bataille (l’hétérologisation, l’irruption de valeur et l’emploi de paradigmes anomiques) sous-tendent tout aussi bien son propre discours. En effet, comme l’écriture bataillienne, le discours de Barthes est réfractaire à tout système. A partir de 1970, Barthes opte pour une écriture fragmentaire et décentrée, une écriture qui s’empêche à jamais de venir à bout. Comme Bataille, Barthes mêle les registres et les tons: l’on retrouve dans ses fictions une multitude de voix différentes qui entrent en dialogue sans qu’une d’entre elles l’emporte sur les autres. En outre, les termes, les dichotomies et les classifications qui sous-tendent le discours barthésien créent du sens, ils entament une analyse, mais se gardent de dire le dernier mot; il semble que Barthes ne les invente que pour mieux les répudier.[190] A ce propos, Tzvetan Todorov s’exprime comme suit:
Les textes de Barthes commencent souvent comme des articles savants: une distinction est posée, des termes sont définis. Le lecteur avide de savoir s’en réjouit déjà: voilà, se dit-il, des armes bien éprouvées, que je pourrai utiliser dorénavant, à mon tour. Mais peu à peu, et comme par l’effet d’une stratégie concertée, l’espoir est déçu; et s’il existe des barthésiens quelque part au monde, ils ne se reconnaissent pas à un stock de concepts communs; ceux qui, en revanche, ont ‘utilisé’ et ‘appliqué’, ont pris Barthes pour l’un de ses personnages. Les mots de Barthes ne deviennent jamais des armes, et ne permettent pas de saisir (begreiffen); au fur et à mesure que le texte avance, au lieu de se préciser, ils éclatent, se dispersent, disparaissent.[191]
En troisième lieu, le discours de Barthes, comme celui de Bataille, prête plus d’attention à la valeur des discours et des objets dont il traite qu’à leur sens dit objectif. En effet, à l’instar de Bataille, Barthes ne s’interroge pas sur l’essence des choses, mais sur l’effet qu’elles produisent sur son propre corps. La question barthésienne n’est donc pas: “Qu’est-ce que c’est?”, mais plutôt “Comment est-ce que je me rapporte à ce dont je parle?”. Le corps barthésien est omniprésent dans le discours qu’il énonce. Au lieu de vouloir produire des vérités, Barthes cherche à s’étoiler dans le discours qu’il tient. A aucun moment, il ne se cache derrière une fausse objectivité. Il s’expose en tant qu’ énonciateur, non pas à la manière d’un sujet autoritaire maîtrisant son propre discours, mais plutôt comme un écrivain qui se constitue dans le texte qu’il écrit.
5. Conclusion: le discours carnavalesque
Dans de nombreux entretiens des années ’70, Barthes qualifie son propre discours de “carnavalesque”. Ce terme, qui apparaît pour la première fois dans le livre que Mikhaïl Bakhtine a consacré à l’œuvre de François Rabelais[192] (livre dont Barthes fait la connaissance par l’intermédiaire de Kristeva), résume en quelque sorte tout ce que nous venons de dire. En guise de conclusion, nous lirons l’introduction de Bakhtine dans laquelle il s’interroge sur la spécificité de la culture populaire du Moyen Age en général et de la fête du carnaval en particulier. Cette lecture nous permettra de reformuler en des termes plus concrets ce que nous venons de dire au sujet du discours du dernier Barthes.
Dans l’introduction du livre, Bakthine cherche à saisir la spécificité de la fête carnavalesque du Moyen Age et cela à l’aide d’une typologie comparée dans laquelle il oppose le carnaval à d’autres types de cérémonies festives. D’entrée de jeu, il insiste sur le fait que les rites et les spectacles propres à la culture dite populaire présentaient, au Moyen Age, une différence marquée avec les formes de culte et de cérémonies officielles. Tandis que les festivités officielles, organisées par l’Etat féodal ou par l’Eglise, ont pour tâche de consacrer le régime existant, la fête du carnaval, auquel participe le peuple tout entier, donne “un aspect du monde, de l’homme et des rapports humains totalement différent, délibérément non officiel, extérieur à l’Eglise et à l’Etat.”[193] Le carnaval médiéval doit, selon Bakhtine, être compris comme un second monde dans lequel le peuple vit à des dates détérminées, un monde utopique qui se construit à côté du régime officiel et en opposition avec celui-ci:
[Les rites et les spectacles organisés sur le mode comique] semblaient avoir édifié à côté du monde officiel un second monde et une seconde vie auxquels tous les hommes du Moyen Age étaient mêlés dans une mesure plus ou moins grande, dans laquelle ils vivaient à des dates déterminées. Cela créait une sorte de dualité du monde et nous affirmons que, sans la prendre en considération, on ne saurait comprendre ni la conscience culturelle du Moyen Age, ni la civilisation de la Renaissance.[194]
Au Moyen Age, la fête officielle de l’Eglise ou de l’Etat est entièrement orientée vers le passé du régime qu’elle cherchait à perpétuer et à consolider. Le culte et les cérémonies instaurés par le régime au pouvoir valident “la stabilité, l’immuabilité et la pérennité des règles régissant le monde: hiérarchies, valeurs, normes et tabous religieux, politiques et moraux en usage.” Le carnaval, par contre, se caractérise par son caractère à la fois utopique et inachevé. Entièrement orientée vers le monde à venir, la fête du carnaval célèbre le dynamisme de l’histoire et la possibilité du renouveau:
A l’opposé de la fête officielle, le carnaval était le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous. C’était l’authentique fête du temps, celle du devenir, des alternances et des renouveaux. Elle s’opposait à toute perpétuation, à tout parachèvement et terme. Elle portait ses regards en direction d’un avenir inachevé.[195]
Pour Bakhtine, le carnaval médiéval est beaucoup plus qu’une simple fête au sens moderne du terme: il s’agit plutôt d’un mode particulier d’existence qui oppose à l’immobilité du régime et à toute prétention à l’éternité, “la conscience de la joyeuse relativité des vérités et autorités au pouvoir.”[196] Aussi n’est-il pas étonnant que la perception carnavalesque du monde s’exprime dans un langage symbolique extrêmement dynamique et protéen. Le carnaval est, en effet, le lieu des travestissements grotesques, de la profanation et de la parodie. Cependant, il importe de souligner la distance qui sépare la parodie carnavalesque du Moyen Age de la parodie moderne purement negative. Selon Bakhtine, il serait faux d’associer l’esprit carnavalesque à la négation pure et simple. Contrairement au rire satirique de la modernité, le rire que suscite la parodie carnavalesque est un rire universel et réciproque:
Notons une importante particularité du rire de la fête populaire: il est braqué sur les rieurs eux-mêmes. (…) C’est là une des différences les plus essentielles qui distinguent le rire de la fête populaire du rire purement satirique de l’époque moderne. L’auteur satirique qui ne connaît que le rire négatif se place à l’extérieur de l’objet de sa raillerie, il s’oppose à celui-ci; ce qui a pour effet de détruire l’intégrité de l’aspect comique du monde, alors le risible (négatif) devient un phénomène particulier. Tandis que le rire ambivalent exprime l’opinion du monde entier en pleine évolution dans lequel est compris le rieur.[197]
Or, le caractère universel du carnaval ne se limite pas au seul domaine du rire. L’universalité constitue la caractéristique fondamentale du carnaval dans sa totalité. Elle permet de distinguer la fête populaire de toute autre forme de cérémonie festive: “les spectateurs n’assitent pas au carnaval, ils le vivent tous, parce que, de par son idée même, il est fait pour l’ensemble du peuple.”[198] Bakhtine signale, en outre, que le carnaval ignore aussi la rampe: lors de la fête populaire, il n’existe aucune distance entre acteurs et spectateurs.
Quel est maintenant le rapport entre la conception bakhtinienne du carnaval médiéval et le discours esthétique du dernier Barthes? A notre avis, plusieurs éléments doivent être invoqués. En effet, il semble que les différentes caractéristiques de la fête populaire que nous avons énumérées ci-dessus s’appliquent toutes à l’écriture barthésienne. En premier lieu, il importe de souligner que le discours de Barthes se comprend explicitement comme un discours second ou parasitaire. Ainsi que le carnaval, le discours de Barthes se construit à partir d’un certain ordre et en opposition avec celui-ci. Le discours non-officiel n’est jamais indépendant: il s’écrit dans les marges d’autres textes qu’il mime et subvertit. Ceci implique que les textes barthésiens ne peuvent être compris comme de pures négations. En effet, le discours carnavalesque ne s’attaque pas aux discours environnants en tant que tels mais aux privilèges que certains d’entre eux (par exemple les différents discours scientifiques et le discours de la philosophie traditionnelle, pour ne citer que les plus évidents) se réservent. Loin de détruire les discours sur lesquels il se greffe, le discours barthésien leur assigne une nouvelle place à l’intérieur de l’architectonique conceptuelle et normative: à la manière d’une parodie carnavalesque, l’écriture particulière de Barthes ébranle et déconstruit, elle ne détruit pas.
Ci-dessus, nous avons insisté sur le fait que l’écriture barthésienne est anti-systématique. Tout comme l’esprit carnavalesque, le discours de Barthes est contraire à toute perpétuation et à tout parachèvement. Non seulement il s’attaque aux systèmes monologiques de la science traditionnelle, mais il se caractèrise, en outre, par un inachèvement délibéré: il s’empêche à tout jamais de pouvoir venir à bout. La critique de Barthes qui tient en échec les “arrogances scientifiques” [199] n’est donc jamais d’ordre satirique: elle ne s’exclut pas du monde dans laquelle elle opère, mais elle est toujours braquée sur elle-même.
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[117] Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 158.
[118] En 1964, Barthes reprend l’article dans Essais Critiques, OC I, pp. 1277-1282.
[119] “L’express va plus loin avec Roland Barthes”, OC II, p. 1029.
[120] Ibidem, p. 1029; nous soulignons.
[121] “Ecrivains et écrivants”, OC II, p. 1278; Barthes souligne.
[122] Ibidem, p. 1280.
[123] Cf. F. Dosse, Histoire du structuralisme I: le champ du signe, 1945-1966, Paris, Le livre de poche, coll. “Biblio essais”, 1992, p. 403: “Althusser était là, interprète sacré de l’œuvre sacrée, qui distribuait le travail: Badiou devant s’occuper de faire la théorie marxiste des mathématiques, Macherey celle de la littérature.”
[124] P. Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspero, 1966.
[125] Dans la deuxième partie du livre, Macherey entre en discussion avec Lénine, critique de Tolstoï et avec le structuralisme littéraire de Genette et de Barthes.
[126] La troisième partie du livre est consacrée à l’analyse des œuvres de Verne, de Borges et de Balzac.
[127] P. Macherey, op. cit., p. 23; Macherey souligne.
[128] Le terme “pratique” est à prendre au sens althussérien, qui, dans Pour Marx le définit de la façon suivante: “Par pratique en général nous entendrons tout processus de transformation d’une mantière première donnée déterminée, en produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens (de “production”) détérminés.”; (L. Althusser, Pour Marx, Paris, François Maspero, 1977, p. 167; Althusser souligne.)
[129] P. Macherey, op. cit., p. 19.
[130] Ibidem, pp. 26-27; Macherey souligne.
[131] “L’activité structuraliste” dans Essais Critiques, OC I, p. 1329.
[132] P. Macherey, op. cit., pp. 167-168. A y regarder de plus près, l’activité structuraliste consiste donc à ramener l’œuvre à la “structure” qu’elle reproduit. Voilà pourquoi, dans l’optique structuraliste, l’écriture doit être conçue comme une activité déréalisante: l’écrivain n’écrit pas; en réalité, il ne fait que reproduire le modèle millénaire de la narration. Selon Macherey, le structuralisme littéraire n’offre à l’étude de la littérature que la version moderne du vieux mythe platonicien selon lequel l’œuvre d’art ne serait qu’une illusion, une copie qui renvoie à un modèle.
[133] Ibidem, p. 178; Macherey souligne.
[134] Macherey rappelle que Barthes fait précéder les Essais critiques d’une préface très “écrite” dans laquelle il montre en quoi l’activité du critique prolonge celle de l’écrivain; (cf. Ibidem, pp. 163-164.)
[135] Ibidem, pp. 65-66.
[136] Ibidem, p. 65; Macherey souligne.
[137] Ibidem, p. 67; Macherey souligne.
[138] Ibidem, p. 66; Macherey souligne.
[139] Ibidem, p. 69.
[140] Ibidem, p. 71.
[141] Ibidem, p. 75.
[142] Ibidem, p. 75.
[143] Ibidem, p. 80.
[144] Ibidem, p. 77.
[145] Macherey cite l’exemple de Mallarmé dont les poèmes thématisent l’absence autour de laquelle elles sont construites; (Cf. Ibidem, p. 78.)
[146] Ibidem, p. 78; Macherey souligne.
[147] Ibidem, p. 78; Macherey souligne.
[148] Ibidem, p. 78, Macherey souligne.
[149] Ibidem, p. 79.
[150] Ibidem, p. 79; nous soulignons.
[151] Ibidem, p. 79.
[152] Ibidem, p. 80.
[153] Ibidem, p. 80; Macherey souligne.
[154] Ibidem, p. 81.
[155] Ibidem, p. 80.
[156] Le terme est de Geldof; (Cf. K. Geldof, “
[157] De la science à la littérature, OC II, p. 428-433.
[158] Ibidem, p. 428; nous soulignons.
[159] Ibidem, p. 429; Barthes souligne.
[160] Ibidem, p. 429.
[161] Ibidem, p. 431. Bien que le passage à la littérature soit présenté comme le “prolongement logique du structuralisme” (Ibidem, p. 431), Barthes insiste sur le fait que cette transvaluation épistémologique implique nécessairement la faillite d’un certain nombre de concepts-clefs du structuralisme classique. Ainsi les notions de métalangage et de Vérité qui présupposent un code neutre et stable à partir duquel la science traditionnelle s’énonce objectivement, s’avèrent-elles incompatibles avec la nouvelle conception barthésienne du langage. En effet, selon Barthes, “l’opposition des langages-objet et de leurs métalangages reste finalement soumise au modèle paternel d’une science sans langage.”; Ibidem, p. 433.
[162] Ibidem, p. 431; Barthes souligne.
[163] I. Calvino, “Entretien sur science et littérature”, dans La machine littérature. Essais, Paris, Seuil, 1984, pp. 31-32.
[164] Kristeva, J., “La sémiotique, science critique et/ou critique de la science”, dans Shmeiwtikh. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, pp. 27-42.
[165] Ibidem, p. 28.
[166] Ibidem, p. 29.
[167] Ibidem, p. 30.
[168] Ibidem, p. 31.
[169] Ibidem, p. 31. A plusieurs reprises, Barthes reprendra cette phrase pour son propre compte. (cf. e.a. “Roland Barthes critique”, OC II, p. 1278; “L’étrangère”, OC II, p. 860.)
[170] Ibidem, p. 32.
[171] Ibidem, p. 30.
[172] A plusieurs reprises, Barthes cite l’article de Kristeva que nous venons de lire. (cf. e.a. “L’étrangère”, OC II, p. 860; “Sur la théorie”, OC II, pp. 1032-1034; “Roland Barthes critique”, OC II, p. 1278; “Entretien (A conversation with Roland Barthes)”, OC II, p. 1302.)
[173] Quoique Barthes s’en prenne au discours scientifique traditionnel, il serait injuste de dire que le discours barthésien se situe aux antipodes du discours savant: loin de rejeter la science, l’écriture barthésienne lui assigne une place nouvelle dans l’architectonique conceptuelle et normative. L’enjeu du travail barthésien est moins de dévaloriser la science en tant que telle, que de briser son imaginaire[173]; c’est-à-dire l’image que celle-ci se donne d’elle-même.
[174] Le terme est de Barthes, cf. Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 151.
[175] Ibidem, p. 206.
[176] “De l’œuvre au Texte”, OC II, p. 1217.
[177] Brown, A., Roland Barthes: The figures of writing, Oxford, Clarendon Press, 1992, pp. 5-6.
[178] Bataille, G., “Le gros orteil”, Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard/Nrf, 1970, pp. 200-204.
[179] Barthes parle de “figures de production” ou de “opérateurs de texte”; (cf. Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 165.)
[180] “Les sorties du texte”, OC II, p. 1617.
[181] Le terme est de Barthes; (cf. Ibidem, p. 1614.)
[182] Ibidem, p. 1617.
[183] Barthes parle de “mots-valeur”, de “mots-signes” , de “mots-avis” ou de “vocables”; (cf. Ibidem, p. 1621.)
[184] Il serait pourtant faux de croire que la notion de valeur à pour tâche de mettre en relief la subjectivité du discours. Etant structuraliste, Barthes ne croit plus au sujet ‘maître-du-discours’. (Ce serait recourir au mythe de l’expressivité) Il s’agit, selon lui, de revendiquer “la subjectivité du non-sujet opposée en même temps à la subjectivité du sujet (impressionisme) et à la non-subjectivité du sujet (objectivisme).” (Ibidem, p. 1620) Contrairement à la science, Bataille écrit avec son corps. Il prolonge la question scientifique “Qu’est-ce que c’est?” et la transforme en “Qu’est-ce que c’est pour moi?”. Ce ‘moi’ ne doit pas être conçu comme une individualité pleine, comme un ensemble de caractéristiques qui constituerait le sujet ‘Bataille’, mais plutôt comme un réseau de différences, comme un lieu spécifique du discours qui s’articule en harmonie ou en opposition avec ce qui l’entoure. En d’autres mots, le sujet Bataille n’est pas stable mais se constitue dans le discours qu’il énonce.
[185] Ibidem, p. 1617; Barthes souligne.
[186] Ibidem, p. 1619.
[187] Barthes s’est souvent interrogé sur le binarisme omniprésent dans son discours. Dans Roland Barthes par lui-même, il en vient à identifier la “dialectique binaire” avec la “dialectique même du sens”: “Tout semble indiquer que son discours marche selon une dialectique à deux termes: l’opinion courante et son contraire, la Doxa et son paradoxe, le stéréotype et la novation, la fatigue et la fraîcheur, le goût et le dégoût: j’aime/je n’aime pas. Cette dialectique binaire, c’est la dialectique même du sens (marqué/non marqué) et du jeu freudien (Fort/Da): la dialectique de la valeur.”; (cf. Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 147.)
[188] “Les sorties du texte”, OC II, p. 1620.
[189] Le terme provient de Système de la Mode. Dans le chapitre intitulé “Le système”, Barthes lie la “tyrannie” (le terme est de Barthes) de la Mode à l’emploi systématique d’oppositions polarisantes et fermées: “Si l’on se réfère au système de la Mode, ce qui importe, semble-t-il, pour qu’une opposition ait un rendement sûr, ce n’est pas tellement qu’elle soit binaire, c’est plus largement qu’elle soit fermée, c’est-à-dire constituée par des termes cardinaux qui délimitent tout l’espace possible de la variation, en sorte que cet espace puisse être raisonnablement saturé par un petit nombre de termes (…) C’est pour cela que les oppositions sérielles ont un rendement systématique moins satisfaisant que les autres; la série est un objet instructuré, c’est peut-être même une antistructure; et si les oppositions sérielles du code vestimentaire ont néanmoins une efficacité sémantique, c’est qu’ici en fait, la série coïncide toujours avec une certaine polarisation des termes (serré/lâche); si cette polarisation est impossible, la série devient tout à fait anomique (fixé/cousu/noué/boutonné, etc.)(…)”;Système de la Mode, OC II, pp. 268-269; Barthes souligne.
[190] On trouve un bel exemple d’une telle opposition défectueuse dans Le plaisir du texte. Le livre, qui en réalité n’est qu’un ensemble de fragments, est centré autour de l’opposition entre plaisir et jouissance. Pourtant, à plusieurs reprises, Barthes indique que l’opposition entre ces deux termes est loin d’être stable et cela pour la simple raison qu’il n’existe aucun mot français qui couvre à la fois le plasir et la jouissance: “Plaisir du texte, texte de plaisir: ces expressions sont ambiguës parce qu’il n’y a pas de mot français pour couvrir à la fois le plaisir (le contentement) et la jouissance (l’évanouissement). Le ‘plaisir’ est donc ici (et sans pouvoir prévenir) tantôt excessif à la jouissance, tantôt il lui est opposé. Mais cette ambiguïté, je dois m’en accomoder; car d’une part, j’ai besoin d’un ‘plaisir’ général, chaque fois qu’il me faut référer à un excès du texte, à ce qui, en lui, excède toute fonction (sociale) et tout fonctionnement (structural); et d’autre part, j’ai besoin d’un ‘plaisir’ particulier, simple partie du Tout-plaisir, chaque fois qu’il me faut distinguer l’euphorie, le comblement, le confort (sentiment de la répétition où la culture pénètre librement), de la secousse, de l’ébranlement, de la perte, propres à la jouissance. (…) Je suis donc obligé de laisser aller l’énoncé de mon texte dans la contradiction.”; (Le Plaisir du texte, OC II, p. 1504.)
[191] Todorov, T., “Le dernier Barthes”, dans Poétique, 47, septembre 1981, p. 324.
[192] Bakhtine, M., L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la renaissance, Paris, Gallimard, coll. “Tel”, 1990.
[193] Ibidem, p. 13.
[194] Ibidem, pp. 13-14.
[195] Ibidem, p. 18.
[196] Ibidem, p. 19.
[197] Ibidem, pp. 20-21.
[198] Ibidem, p. 15.
[199] “Les sorties du texte”, OC II, p. 1615.