Pour une éthique des signes. Science, écriture et idéologie dans l’œuvre de Roland Barthes. (Steven Engels)

 

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Conclusion: De la mythologie au plaisir du texte

 

Au début de notre travail, nous avons essayé d’établir une stratégie de lecture susceptible de mettre en relief tant la continuité du projet barthésien que les déplacements fondamentaux qu’il comporte. Dans ce contexte, la métaphore du vaisseau Argo (qui fonctionne, à l’intérieur du discours barthésien, comme l’“allégorie d’un objet éminemment structural”[364]) s’est révélée fructueuse. Appliquée à l’ensemble de l’œuvre, elle permet de comprendre celle-ci comme une grande structure signifiante axée autour de quelques concepts-clefs qui sont réemployés dans des contextes toujours différents. Or, Barthes ne définit que rarement les notions les plus fondamentales de son discours. La notion d’“idéologie” par exemple - notion de base qui hante ses écrits du début à la fin et qui nous a servi de point de départ - fonctionne comme un signifiant vide qui crée du sens plutôt que comme un concept scientifique, stable et bien défini. Afin de respecter au maximum la spécificité de l’écriture barthésienne, nous avons évité nous-mêmes les définitions rigoureuses et cela au profit d’une analyse “structurale” de l’œuvre: au lieu de fixer le terme “idéologie” dans ses acceptions successives, nous avons essayé de reconstituer le réseau conceptuel à l’intérieur duquel il se meut et qui fait l’objet de plusieurs déplacements. Voici, en résumé, les moments-clef de notre lecture.

 

A partir du projet “mythologique” initial, Barthes tente, au début des années 60, d’établir une “science des signes” et adopte à ce dessein les méthodes d’analyse structuralistes. Pendant quelque temps, il conçoit la sémiologie comme un dispositif analytique capable d’objectiver et de démystifier scientifiquement les différents discours idéologiques diffusés par les médias modernes. Toutefois, vers la fin des années 60, il s’éloigne progressivement de la prétendue “science des signes” et il finit même par dénoncer son idéologie (scientiste) immanente. A partir de S/Z, Barthes abandonne la “sémiologie” et il s’engage dans d’autres voies. A la “sémiologie” succède la “sémioclastie”. Celle-ci ne s’attaque plus à l’idéologie dans ses manifestations concrètes mais plutôt aux régimes de sens qui sous-tendent celles-ci. Par conséquent, l’analyse et la démystification des systèmes de signification idéologiques deviennent secondaires par rapport à une pratique d’“écriture” qui vise à ébranler les fondements de la rationalité occidentale.

Au moment même où Barthes tourne le dos à la sémiologie structuraliste, il abandonne le discours linéaire, cohérent et neutre des textes sémiologiques et cela au profit d’une écriture fragmentaire et résolument métaphorique. Les textes des années 70, ne s’énoncent plus au nom de la science mais se veulent des “fictions romanesques”. Leur enjeu ne se situe pas tant au niveau de la méthode qu’à celui de l’écriture nouvelle qui s’y développe. En effet, bien que des ouvrages tels que S/Z ou Le plaisir du texte ne soient pas exempts de notions théoriques, il visent avant tout à déplacer les différents discours scientifiques sur lesquels ils se greffent. Toutefois et même si le dernier Barthes s’en prend au discours savant traditionnel, l’on ne saurait dire que son discours se situe aux antipodes de celui de la science. L’enjeu du travail barthésien ne consiste pas à dévaloriser la pratique scientifique en tant que telle mais plutôt à ébranler l’image que celle-ci se donne d’elle-même. Aux yeux de Barthes, la science traditionnelle est toujours déjà dans l’idéologie parce que, comme le “mythe”, elle efface sa propre nature discursive afin de passer pour neutre et objective. D’où la nécessité pour la critique de l’idéologie de se rapprocher davantage du discours littéraire, le seul discours capable de thématiser sa propre discursivité. Plutôt que comme un “travail de savoir”, le dernier Barthes comprend son propre projet comme un travail de ré-écriture. Ayant renoncé à la quête du métalangage ultime, il ré-écrit les discours de la sémiologie, du marxisme et de la psychanalyse mais refuse à son propre discours de venir à bout. Il tente de produire un discours théorique à la fois critique et autoréflexif, un discours qui ne renonce pas aux acquis des différentes disciplines scientifiques mais qui s’affiche et se met en cause en tant que discours.

Afin de cerner avec plus de précision le véritable enjeu de la théorie esthétique des années 70, nous avons disséqué le réseau conceptuel sur lequel elle s’appuie. Trois notions nous ont paru particulièrement intéressantes, à savoir celles d’“écriture”, de “Doxa” et de “plaisir”. La première fait, dans l’œuvre barthésienne, deux entrées fort différentes. Elle apparaît pour la première fois dans Le degré zéro de l’écriture où elle fonctionne comme le pivot de la théorie barthésienne de l’engagement littéraire. Pour bien faire ressortir la spécificité de celle-ci, nous avons comparé la conception barthésienne de la littérature engagée à celle de Sartre. Là où le philosophe existentialiste réclame une prose purement représentationnelle qui aborde les problèmes politico-sociaux de son temps et qui s’adapte aux compétences littéraires de son public, Barthes valorise l’“écriture” révolutionnaire de Mallarmé et de Flaubert. A son avis, c’est au niveau de la forme de son œuvre que l’écrivain s’engage et non point, comme l’affirme Sartre, à celui du contenu. Une œuvre littéraire ne saurait être dite engagée si elle ne rompt avec les conventions littéraires de la tradition qui, de par leur consécration même, véhiculent le mythe bourgeois du langage universel. Dans le premier livre barthésien, le concept d’“écriture” renvoie donc à une prise de position socio-historique de la part de l’écrivain: par le choix de son “écriture” celui-ci manifeste son attitude vis-à-vis de l’idéologie libérale des bourgeois et, dès lors, vis-à-vis de la division sociale du langage. Dans les textes des années 70 par contre, le terme “écriture” n’a plus rien à voir avec l’engagement littéraire au sens traditionnel du terme. Dès 1970, l’idée que la société peut être pensée sur le mode d’un texte s’est définitivement enracinée dans la pensée barthésienne. Il s’ensuit que l’écrivain ne peut plus être envisagé comme une “conscience malheureuse” qui, à partir de son isolement splendide, témoigne de la division des langages. Comme la société n’est qu’un grand texte, la littérature est toujours déjà dans le social: au lieu de représenter la guerre des langages, elle devient un des protagonistes de celle-ci. Dans les textes des années 70, la notion d’“écriture” ne renvoie donc plus à une prise de position vis-à-vis de la lutte des classes mais plutôt à une force productrice de sens qui opère à l’intérieur même du social et qui lutte contre le discours en pouvoir, discours que Barthes désigne par le terme de “Doxa” et qu’il aborde d’un double point de vue.

Dans les ouvrages et les articles du tout début des années 70, la “Doxa” est envisagée comme le sociolecte du plus grand nombre, diffusé par les mass média et soutenu par la classe au pouvoir. Au dire de Barthes, le pouvoir pétrifiant de la “Doxa” est d’autant plus grand qu’il passe inaperçu: à force de répétition, le langage endoxal a su s’imposer dans la sphère sociale et passe pour évident, naturel. Afin de combattre la pétrification endoxale, Barthes ne recourt plus à l’analyse sémiologique dont il dénonce le caractère totalisant, mais opte pour les ruses de la littérature. A son avis, seuls certains “textes-limites” sont capables de démasquer le faux naturel dont la “Doxa” affuble la société sans recourir à la violence des grands systèmes de pensée. Il valorise le pouvoir subversif des écrits de Balzac, de Fourier et de Sollers et montre comment ceux-ci déjouent les normes et les conventions du “bon sens” afin de s’ouvir à l’“encore innomable”.

A partir de 1973, Barthes aborde la notion de “Doxa” d’un autre point de vue: dans Le plaisir du texte tout comme dans de nombreux articles de la même période, il ne l’envisage plus comme un sociolecte particulier mais il s’intéresse surtout au rôle fondamental que joue la “Doxa” dans la constitution du “sujet” idéologique. A l’instar d’Althusser, Barthes affirme que l’idéologie n’est effective que dans la mesure où elle se greffe sur l’illusion “imaginaire” du “sujet”. Dans Le plaisir du texte, Barthes se propose d’ébranler cette “illusion” par le biais d’une esthétique du “plaisir”. Dans son acception la plus générale, la notion de “plaisir” renvoie à un lieu antérieur à la communication et à la constitution du sujet. Eprouver le “plaisir” de la lecture signifie pour Barthes vivre dans le texte: se reconstituer, se ré-écrire à l’intérieur même de celui-ci. A partir de cette acception générale du terme “plaisir”, Barthes distingue entre le “plaisir” au sens strict (non-inclusif) et la “jouissance”. Tandis que les “textes de plaisir” renforcent le “sujet” et confirment l’image qu’il s’est fait de lui-même, les “textes de jouissance” le mettent en état de perte. Ils confrontent le lecteur avec un discours inouï et incontrôlable qui se moque de sa soi-disant “conscience de soi.” Dans la “jouissance” se révèle ce que le “sujet” cherche en vain à refouler: il est lui aussi un être de langage, habité par plusieurs systèmes sémiotiques qui échappent à son contrôle et qui structurent son désir et sa pensée.

 

Malheureusement, nous n’avons pu aborder les ouvrages de la fin des années 70 qui sont parmi les plus beaux et les plus fascinants de toute l’oeuvre barthésienne. Nous espérons pourtant que le chercheur ou l’étudiant qui s’intéresse à Roland Barthes par lui-même ou à Fragments d’un discours amoureux trouvera dans notre travail quelques indices qui lui permettent de saisir le véritable enjeu de ces textes et que notre lecture l’encourage à chercher, derrière les subtilités de la prose barthésienne, “les problèmes brûlants de toute énonciation.”

 

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[364] Roland Barthes par lui-même, OC III, pp. 129-130; cf. supra.