Christine de Pizan: La raison, l’étude et la paix. (Jennie Verheij)

 

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Introduction

 

Dans le cadre de notre mémoire de fin d’études, nous nous proposons d’étudier un aspect omniprésent dans les textes de Christine de Pizan (début XVe siècle), à savoir la notion ‘raison’. Comme c’est un domaine de recherche assez vaste, nous nous limitons à l’étude de cette notion dans trois textes de Christine de Pizan.

Notre étude, qui vise à répondre à la question de savoir s’il y a des évolutions dans les textes de Christine de Pizan à propos de ses idées sur ‘la raison’, ne sera pas complète sans avoir étudié les développements qui ont eu lieu pendant la vie de l’auteur. En nous faisant une idée de la vie de Christine et de son temps (les XIVe et XVe siècles) nous serons mieux à même de comprendre Christine comme écrivain et philosophe ou penseur.

Pour cette raison, l’objet du premier paragraphe du chapitre un sera une enquête sur les développements et événements qui marquent la vie de Christine de Pizan. Dans les chapitres suivants nous nous poserons la question de savoir si son idée à propos de ‘raison’ a été influencée par ces développements.

Au deuxième paragraphe de ce premier chapitre nous étudierons les événements historiques qui ont influencé Christine de Pizan. Puis nous chercherons une réponse à la question de savoir quelle est la place qu’on attache à la raison au XVe siècle. Cette enquête nous permettra ensuite (dans le deuxième chapitre) d’évaluer, à travers l’écriture de Christine de Pizan, ce que le concept de ‘raison’ signifiait pour elle. 

Pour cette étude nous utiliserons trois textes de Christine de Pizan: le Livre du chemin de lonc estude, le Livre de l’advision Cristine et le Livre de la paix.[1] Les deux premiers textes ont été écrits relativement au début de sa carrière: le Livre du chemin de lonc estude en 1402 / 1403 et le Livre de l’advision Cristine en 1405. Le Livre de la paix a été écrit quelques années plus tard, à savoir entre le 1er septembre 1412 et le 1er janvier 1414. Le troisième paragraphe du premier chapitre donnera des aperçus des trois textes que nous emploierons dans cette étude.

Après avoir étudié globalement la vie, l’époque et les trois textes de Christine de Pizan il conviendra de voir (au deuxième chapitre) quels ont été la signification, l’importance et le rôle de la notion ‘raison’ selon Christine. Nous viserons à une étude comparative de trois textes de Christine dans lesquels nous comparerons ces aspects du concept ‘raison’.

Au chapitre suivant (chapitre trois) nous poserons la question de savoir si la raison est pour Christine la valeur par excellence. En d’autres mots: Comment est-ce que cette notion se rapporte à d’autres concepts de son temps comme la chevalerie, la noblesse, et cetera? Il sera surtout intéressant de voir comment Christine a lié la notion ‘raison’ à celle de la foi (valeur omniprésente et importante au Moyen-Âge). Est-ce que l’intérêt de la raison surpasse celui de la foi dans les textes de Christine de Pizan?

Finalement nous tirerons une conclusion en répondant à la question centrale qui est de savoir si le concept ‘raison’ impliquait toujours la même chose pour Christine de Pizan.

 

Pour la première fois en France, nous ne pouvons pas séparer l´étude de l´œuvre et celle de l´écrivain. Voilà, au sens qui deviendra classique, notre premier auteur, et cet auteur est une femme.[2]

 

 

Chapitre 1. Christine de Pizan: sa vie et son époque

 

§ 1.1 Point marquants dans la vie de Christine

 

Les textes autobiographiques de Christine de Pizan nous montrent que sa vie a connu des développements à plusieurs niveaux: au niveau géographique, au niveau relationnel ou social et au niveau professionnel. Examinons ces trois types de développements de près. 

 

§ 1.1.1 Changement au niveau géographique

 

Presque toutes les introductions aux éditions des textes de Christine de Pizan traitent les origines de Christine, ce qui n’est pas étonnant vu l’influence de ce changement géographique sur son écriture. C’est pour cette raison que nous aussi décrirons dans les grandes lignes comment et pour quelle raison Christine est venue en France.

Christine de Pizan était d’origine italienne. Elle venait d’Italie en France vers 1368. La famille De Pizan qui habitait à Venise, a quitté l´Italie et s’est installée en France à l’invitation du roi Charles V. Le père de Christine (Thomas de Pizan), homme savant, avait pris déjà sa position à la cour française vers 1365. Il y était connu comme médecin et astrologue. Thomas de Pizan était un homme considéré à la cour, ce que nous savons par les textes de Christine. Surtout le Livre de l’advision Cristine contient beaucoup d’éléments autobiographiques. Dans plusieurs de ses textes (Livre de la paix, Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, Livre de l’advision Cristine) Christine a décrit l’aimable accueil de sa famille par Charles V au château du Louvre. En écrivant ses textes, Christine en était toujours reconnaissante au roi Charles V. Pour ces passages Christine a dû puiser dans les souvenirs de son enfance ou dans les histoires racontées par ses parents, parce qu’elle n’avait que quatre ans quand elle est arrivée en France. Elle a donc vécu en France depuis sa plus tendre enfance.

Ce changement géographique a influencé sans doute l´écriture de Christine. Cette idée est soutenue par Margolis, qui pose que:

 

« (L)e parallélisme déterministe entre le hasard personnel (famille et naissance italiennes) et le parti-pris volontaire (pro-français) chez Christine (...) est l´un des traits les plus marquants de sa personnalité littéraire et morale. »[3]

 

Dans ses textes Christine souligne en effet assez souvent son origine italienne et son attachement à la France. Qu´elle soit d´origine italienne est en particulier significatif pour son usage de la notion ´raison´. Christine est fière du fait qu´elle joue un rôle dans la ´translatio studii´.[4] Son origine la rattache en effet à l´Italie en tant que lieu de savoir. Christine et son guide la Sibylle sont toutes deux italiennes, comme nous le montre le Chemin:

 

« Combien que comme moy fust nee

En Ytale, en cité amee

Ou mainte gallee est armee.»

Ainsi Sebile qui fu la

Sienne merci de moy [Christine] parla ».[5]

 

Les textes de Christine se conçoivent en fait comme une «translatio sapientiae».[6] Christine fait pour ainsi dire un effort individuel pour transmettre la culture antique, déjà transportée de la Grèce en Italie, en France. Elle a sa place dans ce grand mouvement, sans aucun doute.

 

§ 1.1.2 Changements au niveau relationnel ou social

 

Christine de Pizan vivait comme les filles de son temps. Sa mère souhaitait que Christine s’occupe des travaux domestiques. Son père cependant contribuait à son instruction intellectuelle. Bärbel Zühlke a décrit cette instruction de manière suivante:

 

«Kenntnisse der Wissenschaften wurden ihr nicht systematisch vermittelt; vielmehr nahm sie nebenbei Wissensbrocken auf.»[7]

 

Christine n´est vraisemblablement jamais entrée dans une salle de classe. Çà et là Christine a assimilé les leçons savantes de son père. Dans ses textes Christine a référé à plusieurs reprises à cet enseignement.

Puis, à l’âge de quinze ans, Christine s’est mariée avec Étienne de Castel. Ils ont eu trois enfants. Cependant en 1389, après dix ans de mariage, Étienne de Castel est mort.  Ici nous touchons à un changement essentiel dans la vie de Christine, parce que par cet événement triste sa vie a complètement changé. Christine, devenue veuve à l’âge de vingt-cinq ans, s’est mise à étudier et à écrire. La mort inattendue de son mari, Étienne de Castel, a donc marqué un tournant dans sa vie. Dans le Livre de l’advision Cristine Christine a décrit ce point important dans sa vie de manière suivante:

 

«Ainsi en cellui temps que naturellement estoit pervenu mon aage au degré de congnoissance, regardant derriere moy les aventures passees et devant moy la fin de toute chose - tout ainsi comme ung homme qui a passé perilleuse voie se retourne arriere regardant le pas par merveille, et dit que plus n’y entrera et qu’a meilleur se tendra -, ainsi considerant le monde tout plain de laz perilleux, et qu’il n’est fors pour toute fin ung seul bien, qui est la voie de verité, me tiray au chemin ou propre nature et constellacion m’encline, c’est assavoir en amour d’estude.»[8]

 

Après la mort de son mari Christine a dressé, pour ainsi dire, le bilan de sa vie. Elle regrettait qu’auparavant elle n’ait pas eu le temps d’étudier. Christine a donné plusieurs raisons qui expliquent le fait qu’elle ne s’est pas consacrée aux études jusqu’au moment de la mort de son mari. Elle l’a reproché respectivement à elle-même et à la tradition.

D’abord Christine regrettait que pendant sa jeunesse elle s´est trop amusée à jouer. Une citation du Livre de l’advision Cristine montre que Christine était désolée qu’elle ait perdu son temps à jouer:

 

«(L)a trop grant jeunesce, la trop mignote anemie de sens qui ne laisse souventesfois aux enfans, quelque bon engin qu’ilz aient, pour le desir de jouer, henter l’estude, se crainte de bateures ne les y tient. Et pour ce que celle crainte n’avoie, voulenté de jouer si maistrisoit l’engin et sentement si que constant ne pouoit estre ou labour d’aprendre.»[9]

 

Deuxièmement Christine a motivé le fait qu´elle a négligé l´étude en disant que sa mère voulait donner à sa fille une éducation compatible avec les traditions de son temps.

Enfin sa situation de femme mariée et de mère l’avait empêchée d’étudier. Nous savons de ses textes que Christine avait trois enfants à charge. Elle était donc très occupée: 

 

«(M)e tolloit y vaquier l’occupacion des affaires que ont communement les mariees et aussi la charge de souvent porter enfans.»[10]

 

Sa nouvelle position sociale de veuve marque donc un tournant dans sa vie. Comme veuve elle a commencé sa carrière d’écrivain. C’était vers l’âge de trente ans qu’elle s’est mise à étudier et à écrire. Pourquoi n’a-t-elle commencé qu’à ce moment-là? Impossible de dire qu’il y a une seule raison. Les textes de Christine donnent plusieurs motifs.

D’abord les difficultés financières de Christine. Après la mort de son mari, il lui a fallu gagner de l’argent pour sa famille: ses enfants, sa mère et une nièce. Pendant une période assez longue de sa vie, à en juger par le Livre de l’advision Cristine, Christine de Pizan a été pauvre. Dans le texte elle raconte sur ses vêtements élimés, sur ses repas sobres, mais aussi sur le fait qu’elle a eu affaire à des procès, à des créanciers. Elle décrit les attentes interminables dans les salles des tribunaux. Bref, l’écriture de Christine peut donc être vue comme gagne-pain.

D’une part, Christine de Pizan considérait donc son travail comme nécessité pour gagner sa vie, d’autre part, elle soulignait qu’après la mort de son mari elle avait eu l’opportunité d’étudier et d’écrire. Comme nous avons vu plus haut, sa position sociale de femme mariée l’avait en effet toujours empêchée de faire des études. Il ressort des mots de dame Philosophie dans le Livre de l’advision Cristine que le décès de son mari Étienne de Castel a changé la situation:

 

«(...) il n’est mie doubte que, se ton mary t’eust duré jusques a ore, l’estude tant comme tu as n’eusses frequenté, car occupacion de mainage ne le t’eust souffert, auquel bien d’estude tu te mis comme a la chose plus eslevé selon ton jugement aprés la vie qui est de tous poins pour les parfaiz, c’est la contemplative, laquelle est vraie sapience.»[11]

 

Dame Philosophie indique le bien qui ressort du mal. La citation montre qu’il serait inconcevable que Christine étudie en tant que femme mariée. Il nous semble que c’était plutôt la tradition que le manque de temps qui l’avait empêchée d’étudier pendant la vie de son mari, parce qu´après la mort de son mari elle avait toujours la charge de ses trois enfants. En plus comme veuve, Christine avait aussi des occupations ménagères. Cependant dans une situation matérielle précaire, Christine avait été forcée de gagner sa vie et dans cette situation elle a laissé la charge de ses enfants et de son ménage à sa mère, ce qui serait inconcevable pendant la vie de son mari. Donc sa position actuelle de veuve et de soutien de famille lui ont permis d’étudier et d’écrire. Voilà une deuxième raison pour laquelle Christine n’a commencé à écrire qu’après le décès de son mari.

Bien que Christine ait regretté qu’elle n’ait pas fait beaucoup d’études avant la mort de son mari, il va, selon nous, trop loin de conclure que Christine a regretté sa position de femme mariée. Pour cela il y a trop d’indices qui prouvent que Christine a eu un mariage heureux:

 

«Si fu a bon droit plaine d’amertume, regraittant sa doulce compaignie et la joie passee,qui ne mes∙X∙ ans avoit duré. »[12] 

                       

« Sans cesser remembrant cellui

Par lequel sens autre nullui

Je vivoye joyeusement ».[13]

 

Ces citations illustrent que Christine soulignait dans ses textes qu’elle n’a jamais regretté sa position de femme mariée. Elle s´est seulement rendue compte, d’un ton déçu, d´une des conséquences de cette position, à savoir de ne pas avoir étudié. Mais si elle a reproché quelque chose à quelqu’un à propos de ce sujet, c’était seulement à elle-même et pas à son père ou à son mari.[14] On se souvient les soupirs de Christine dans le Livre de l’advision Cristine qu’elle aurait été trop attachée aux jeux pendant sa jeunesse (voyez la note 9).

En fait, nous constatons que Christine, d’une part, a regretté sa condition actuelle (à savoir d’être veuve) et que, d’autre part, elle s’est rendue compte du fait que comme femme mariée elle n’avait jamais eu la possibilité d’étudier. En d’autres mots Christine était triste à cause de la mort de son mari qu’elle aimait beaucoup, mais elle n’était pas affligée sur les conséquences que sa nouvelle position sociale entraînait: du temps pour (ou la nécessité d’?) étudier. En effet, Christine ne s’est jamais lamentée dans ses textes sur le fait qu’elle a dû étudier ou écrire pour gagner sa vie.

Troisièmement, Christine s’est mise à l’étude après le décès de son mari pour se distraire. Elle avait besoin de distraction. Par sa passion de l’étude elle a essayé à changer les idées:

 

«Et meismement pour passer temps et pour aucune gaieté attraire a mon cuer doulereux, me pris a faire ditz amoureux et gays d’autrui sentement, comme je dis en un mien virelay.»[15]

 

Le Livre du chemin de lonc estude nous fait savoir que Christine a trouvé aussi de la consolation dans l’étude. Au début de ce texte Christine s’est représentée en proie à la solitude et au chagrin; elle a remédié à cette tristesse par une lecture réconfortante, celle de Boèce:

 

«Et lors me vint entre mains

Un livre que moult amay,

Car il m’osta hors d’esmay

Et de desolacion»

 

«Si fus auques hors de l’esmay

Que j’avoie, (...)».[16]

 

L’étudeétait donc essentielle pour Christine. C’était comme une thérapie pour soulager son chagrin. Il nous semble que, d’une part, Christine de Pizan a cherché de la consolation dans des textes d’autres auteurs (comme par exemple les textes de Boèce), d’autre part, ses problèmes personnels lui ont donné l’idée et l’inspiration d’écrire ses propres textes:

 

«(J)e n’y trouvasse en effect riens bon pour moy, ung jour desconfortee sur ces choses, en plourant fis ceste balade.»[17]

 

Dans la balade Christine se plaint des nobles et des juges qui ne protègent pas les veuves.

À juste titre Bärbel Zühlke a décrit cet aspect de l’étude et de l’écriture de Christine de Pizan comme suit:

 

«Ihre literarische Tätigkeit fungiert (...) als Mittel zur positiven Beeinflussung ihrer depressiven Gemütsverfassung.»[18]

 

Christine a déjà compris qu’en écrivant sur ses problèmes elle pourrait faire face à son chagrin. Alors, selon nous, la citation suivante explique la raison pour laquelle les textes de Christine de Pizan contiennent tant de passages autobiographiques:

 

«(C)omme ce soit moult grieve chose de tenir douleur enclose sanz regehir».[19]

 

Christine avait donc besoin d’écrire sur ses problèmes. Elle donne beaucoup de renseignements de sa vie dans les trois textes que nous utilisons dans cette étude. Les passages autobiographiques sont cependant plus étendus dans le Livre du chemin de lonc estude et le Livre de l’advision Cristine que dans le Livre de la paix.

En concluant nous pouvons dire qu’il n’est pas juste de constater que Christine écrivait seulement par nécessité financière. Il est évident que Christine aimait étudier et écrire. Nous illustrons cette thèse par la citation suivante:

 

«(...) qui plus te delicte et te plaist a avoir, c’est assavoir le doulx goust de science».[20]
          

Christine est heureuse de ses connaissances. Dans le Chemin elle remerciait la Sibylle de l’avoir enseignée.[21] Il ressort de tous ses textes que Christine aimait étudier et écrire.

En bref il y a donc, selon nous, plusieurs raisons pour lesquelles Christine aurait commencé sa carrière d’écrivain. Difficile à dire lequel des motifs a été le plus important pour Christine. Il est évident que l’ensemble de ces motifs l´a forcée et lui a permis à étudier et à écrire. Il est inutile et pas juste, selon nous, d’accentuer l’un des motifs plus que les autres. En fait, nous pouvons dire que Christine de Pizan a eu son statut d’écrivain à cause de sa position de veuve. Comme nous avons accentué plus haut, à cause de son veuvage Christine avait à la fois le besoin et la possibilité d’étudier. Mme Solente a résumé tous les motifs dans une seule phrase. Cette belle citation montre plus ou moins les points que nous avons décrits plus haut. Dans un de ses textes sur Christine de Pizan elle a dit:

 

«Grâce à sa ténacité, elle a eu la joie de pouvoir écrire et de faire vivre les siens de son talent.»[22]

 

Soulignons les mots ‘joie’, ‘pouvoir écrire’ et ‘faire vivre les siens’. Selon nous, il faut dire que Christine, qui avait toujours eu de la passion pour l’étude, devait, pouvait et avait le besoin d’étudier et écrire après la mort de son mari. En d’autres mots:

 

«(D)as Schreiben (...) bildet Mittel und Ziel ihrer Existenz».[23]

 

Le fait que l’étude et l’écriture étaient pour Christine ‘moyen’ et ‘but’ de son existence, pourrait expliquer, selon nous, sa passion et son fanatisme pour l’étude qu’elle a exprimés dans ses textes.

Bref, un changement dans la vie de Christine au niveau social donnait donc lieu à un développement au niveau professionnel. Car après le décès de son mari Christine est devenue écrivain: elle allait développer ses talents au niveau professionnel.

 

§ 1.1.3 Développement au niveau professionnel

 

Jusqu’ici nous avons vu plusieurs changements dans la vie de Christine: d’Italienne elle devenait Française, de fille elle devenait femme mariée et mère, puis veuve. Il nous reste encore d’étudier sa vie professionnelle d’auteur.

Christine était un auteur spécial à son époque. D’abord Christine était particulière parce qu’elle était un auteur étranger en France. Comme nous avons vu, la famille de Pizan venait de l’Italie.

Sa particularité consistait aussi dans son statut de femme auteur. Dans ses textes il s’agit à plusieurs reprises de ce sujet. Christine a écrit des problèmes qu’elle a eus comme auteur à cause de sa féminité. Elle s’est rendue compte du fait qu’à cause de sa féminité elle a encouru du scepticisme, de l’incompréhension et même de la réprobation. Christine a dû se défendre et se justifier. Très souvent Christine s’est présentée en toute humilité dans ses textes. Dans les dédicaces de ses textes elle a accentué sans cesse son manque d’intelligence et de compétence. Pour illustrer cela nous citons une phrase tirée du Livre de la paix:

 

«(...) moy, femme simple et ignorent en qui n’a science ne autre savoir».[24]

 

Puis dans le Chemin Christine a demandé au roi de la pardonner à cause de son «ignorance»[25]. Bien qu’on ait accentué dans certaines études la tradition littéraire qui veut que les écrivains du Moyen-Âge montrent de la modestie vis-à-vis de leur mécène et qu’il soit tout à fait normal de s´adresser de cette manière aux princes, Christine a eu une raison de plus (comme d´ailleurs plusieurs autres auteurs de son époque) de se présenter de manière humble dans ses textes. Dans ses textes Christine est en effet critique à l’égard de la cour. Elle a osé écrire sur ses abus. Ainsi elle a dénoncé la luxure, la jalousie, la corruption, l’abus de pouvoir, et cetera. Christine a donc trouvé sage de se présenter de manière prudente pour ne pas perdre sa position.

Il faut souligner cependant que Christine a opposé à ce manque d’intelligence (plus ou moins feint) sa passion pour l’étude et l’écriture. En fait, Christine a plus accentué son ardeur que sa ‘simplece’:

 

« Ainçois vous plaise acepter le desir

Qu’ay de servir ou faire aucun plaisir

A vostre tres digne et haulte noblece:

(…)

Et pris en gré ma loyal desirance ».[26]

 

En plus, à la ´simplece´ et à l´ignorance feintes dans les dédicaces de Christine se substitue une prise de conscience par l´auteur de ses compétences d´écrivain. Dans l´Advision Cristine elle s’est même vantée de son œuvre et de son expérience:

 

«Adonc me pris a forgier choses jolies, a mon commencement plus legieres, et tout ainsi comme l’ouvrier qui de plus en plus en son euvre se soubtille comme plus il la frequente, ainsi tousjours estudiant diverses matieres, mon sens de plus en plus s’imbuoit de choses estranges, amendant mon stille en plus grant soubtilleté et plus haulte matiere, de puis l’an mil ·IIIcIIIIxx· et ·XIX· que je commençay jusques a cestui ·IIIIc· et ·V· ouquel encore je ne cesse ».[27]

 

On peut donc dire que Christine a été consciente de sa compétence intellectuelle, tout en se présentant de manière très humble. Nous illustrons cette thèse encore avec la citation suivante:

 

«(...) mais de simple personne

Peut bien venir vraye raison et bonne.»[28]

 

D’un ton ironique elle a réagi à un certain homme qui l’avait critiquée:  

 

«Si comme une fois respondis a ung homme qui reprouvoit mon desir de savoir, disant qu’il n’appertenoit point a femme avoir science, comme il en soit pou, lui dis que moins appartenoit a homme avoir ignorance, comme il en soit beaucoup.»[29]

 

Christine de Pizan a même cru à l’immortalisation de sa personne au moyen de son œuvre littéraire. Cette idée n’atteste pas la modestie, selon nous. Bien au contraire! Christine a eu l’idée qu’on parlerait de son œuvre dans l’avenir. Dans l´Advision elle a fait dire à la personnification ‘Nature’:

 

«Or vueil que de toy naissent nouveaulx volumes, lesquelz les temps a venir et perpetuelment au monde presenteront ta memoire devant les princes et par l’univers en toutes places ».[30]

 

Or, on pourrait dire que Christine n’a pas mis en doute sa propre compétence, mais qu’elle s’est rendue compte de l’accueil de son œuvre par son public à une époque où la femme- auteur était une singularité.

Christine de Pizan a dû se défendre contre les idées de son époque à propos de son statut de femme auteur. Mais elle a su très bien aussi que sa féminité a rendu ses textes plus attrayants:

 

«leur [les princes] fis presens comme de nouvelles choses, quelque petis et foibles qu’ilz fussent, de mes volumes de plusieurs matieres, lesquelz de leur grace comme princes benignes et tres humains les virent voulentiers et receurent a joie - et plus, comme je tiens, pour la chose non usagee que femme escripse, comme pieça n’avenist, que pour la digneté que y ssoit. Et ainsi furent en pou d’eure ventillez et portez mes dis livres en plusieurs pars et pays divers.»[31]

 

Cette citation montre que Christine a cru que ses textes étaient bien accueillis, parce qu’il était inaccoutumé qu’une femme écrivait. Cette nouveauté a dû fasciner son public.[32] Donc cette exception de femme auteur n’était pas nécessairement défavorable. Selon Nadia Margolis:

 

«Christine se présentait (...) comme une étrangère et une veuve: elle transformait son état civil vulnérable en une marginalité privilégiée.»[33]

 

Les princes ont de plus en plus découvert les textes de Christine. Partant d´un anonymat presque total, elle a obtenu beaucoup de succès. Elle bénéficiait du mécénat le plus recherché du pays, puisqu´elle écrivait pour la famille royale et pour la cour.

Christine nous a laissé une œuvre considérable en vers et en prose. Cette œuvre peut être divisé grosso modo en trois parties: la poésie lyrique, les œuvres allégoriques et les œuvres politiques et didactiques.

 

Cette analyse des développements dans la vie de Christine aux trois niveaux nous montre que ces changements l´ont influencée dans l´écriture de ses textes.

D’abord nous avons accentué l’origine de Christine qui la rattache à l’Italie en tant que lieu de savoir (translatio studii). Puis au niveau relationnel, nous avons référé à l’enseignement par son père et la décision qu’elle a prise comme veuve. Ce changement donne, selon nous, lieu à l’intérêt de Christine pour l’étude et pour l´écriture et par conséquent pour la faculté pensante oula raison.

 

§ 1.2 L´époque autour de 1400

 

Il est important d’étudier les textes de Christine en relation avec son époque. Nous pensons qu´il est opportun, avant d´entrer dans le vif du sujet, de tracer rapidement les événements historiques de son époque. Cette époque n’est cependant pas seulement intéressante à cause de ses événements historiques. Elle l’est aussi par le développement des idées.

 

§ 1.2.1  Événements historiques

 

Christine de Pizan n’a pas vécu, étudié et écrit dans un passé historique très stable. Dans son siècle il y avait trois grands conflits, qui ont sans doute influencé son œuvre.

D’abord la Guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre. Dès 1328 le roi d’Angleterre avait prétendu à la couronne de France. Une longue guerre a éclaté en 1337 environ. Les chevauchées anglaises pendant cette guerre ont provoqué des ravages. Les invasions des Anglais ont suscité beaucoup de chagrin, de peur et de dégâts au peuple français.

Deuxièmement Christine a mentionné dans ses textes les disputes intérieures de la France. D’abord la lutte entre les frères de Charles V quand Charles VI était encore mineur. Car à partir de 1380, quand Charles VI (il avait douze ans) a succédé à son père, des groupes se sont formés autour de ses oncles. Ils ont lutté pour le pouvoir. À cause de ce désaccord des princes, les classes moyennes et le ´commun´ se disputaient le gouvernement de Paris. Entre 1380 et 1385 il y avait des émeutes. Il y avait des massacres à Paris.[34]

Ensuite il y avait la lutte entre le frère de Charles VI et son cousin à partir du moment que Charles VI a eu des coups de folie. À partir de 1392 deux camps se sont disputés le pouvoir: celui du duc d’Orléans et celui du duc de Bourgogne Jean sans Peur. Les maisons princières de Bourgogne et d’Orléans se livraient donc bataille. En 1405 Jean sans Peur se dirigeait sur Paris avec une armée considérable. Puis, en 1407 Jean sans Peur a fait assassiner le duc d’Orléans, ce qui empirait encore la situation. La guerre civilea éclaté. Cette guerre a paralysé la France.

En 1413 les troubles du règne de Charles VI ont culminé avec la révolution cabochienne (c´était la révolution du peuple sous la direction du boucher Caboche)[35] à Paris. Le peuple commençait à bouger. Il s’est révolté de nouveau à cause de la misère provoquée par la lutte des partis: l’insécurité et la pauvreté. Le duc de Bourgogne, l’ami du peuple, n’a même pas réussi à réprimer les émeutes. Les cabochiens ont fait régner la terreur à Paris jusqu’au quatre août 1413. Christine a décrit cette misère de manière suivante:

 

«(L)es occisions, les grans cruaultéz, les ruines, les rebellions, l’orgueil de vile et chetive gent, le fol gouvernement de menu et bestial peuple, le prince comme asservi, et le despris des nobles, et à brief dire, les infinis maulx et detestables tourmens qui ont couru trop pires que oncques mais ceste present année?»[36]

 

Les disputes intérieures ont donc dévasté la France. Les Bourguignons pour se renforcer ont même contracté une alliance avec les Anglais. En 1415 le roi d’Angleterre a débarqué en France. Les Bourguignons ont ensuite occupé Paris en 1418. Christine de Pizan a dû quitter la ville pour échapper aux massacres. En 1419 la guerre civile s´est intensifiée après le meurtre de Jean sans Peur.

Les dernières œuvres de Christine de Pizan sont toutes inspirées par les dangers intérieurs et extérieurs de son époque. En ce qui concerne le Livre de la paix, les traités de paix successifs lui ont donné l´occasion d’étudier et d’écrire. La guerre, par contre, l’a forcée d’arrêter son travail et même de quitter Paris.[37]

Un troisième conflit dont Christine a fait mention dans ses textes c’est le Grand Schisme. Depuis 1378 il y avait deux papes: un pape résidait à Rome et un deuxième pape à Avignon. Cette situation a divisé l’église. Les hommes politiques ont encore contribué à ce conflit. Car l’Angleterre et la Flandre ont soutenu le pape de Rome, lorsque Charles V a encouragé le pape Clément VI. La guerre entre la France et l´Angleterre et le Schisme ont sans doute influencé l’un l’autre, ce qui a fait du Schisme une crise politico-religieuse. L´église traversait une longue période de crise à la suite du Schisme, parce que le Schisme menaçait l’unité de l’Église. Pendant quarante ans cette situation de deux papes rivaux a jeté la confusion auprès du peuple. En 1417 le Concile de Constance a mis fin à cette situation: on a déposé les deux papes. L’effet de ce scandale sur le peuple a été très grave selon Christine. Selon elle le peuple chrétien est comme un troupeau de moutons sans berger. Dans ses textes on retrouve plusieurs réactions plaintives ou indignées à propos de ce sujet:

 

«L’Eglise de Dieu desolee

Est plus qu’onques mais adoulee;

Or en sont ferus les pastours,

Et les brebis vont par destours

Esperses et esperdües,

Dont maintes y a de perdues».[38]

 

Christine fait ici allusion à la parabole des brebis dispersées. Elle décrit de cette manière les conséquences désastreuses du Schisme. Elle fait comprendre que l’Eglise de France, accablée de maux, n’est pas en mesure de répondre aux angoisses des populations éprouvées. Dans le Livre de l’advision Cristine on trouve aussi une petite remarque à propos du Schisme:

 

« N’est elle [envie] celle qui en l’Eglise de Dieu met la division et le sisme? Certes, se elle n’estoit ne convendroit pas deux papes, ains a peine ung le vouldroit estre. N’est elle principalle du debat de mon royaume?  »[39]

 

Selon Christine, ce ne sont donc pas seulement les princes qui luttent pour le pouvoir, mais aussi les hommes d’église.

L´époque de Christine de Pizan (fin XIVe siècle et début XVe siècle) était donc une époque mouvementée. Christine a été témoin des misères de son époque: elle a décrit ce qu’elle a vu, entendu et senti. Cet aspect a rendu ses textes intéressants pour les historiens. Christine a, pour ainsi dire, donné un compte rendu des disputes territoriales, civiles et religieuses dans ses textes. Elle soulignait que ses histoires sont véridiques: que celui qui ne croit pas à ses mots regarde autour de lui!:

 

«Et qui vouldroit dire:«elle ment»,

Si regarde l’air et la terre; »[40]

 

La guerre de Cent Ans, le grand Schisme d´Occident et la querelle des princes ont tellement accablé Christine qu’elle a été désespérée des fois:

 

«Mais je ne sçay pas se jamais

Homme qui adés vive voye

Le monde aler par autre voye;»[41]

 

Nous croyons que les trois grands conflits de son époque, que nous avons tracés plus haut, ont sans doute influencé de manière décisive l’aspect spirituel et intellectuel de cette époque et plus précisément les textes de Christine de Pizan. Dans le paragraphe suivant nous analysons quelques idées spirituelles et intellectuelles de son époque.

 

§ 1.2.2La notion ‘raison’

 

Autour de 1400 on voit un retour aux œuvres classiques. C´est un phénomène connu à la fin du Moyen-Âge. Nous appuyons cette idée entre autres sur un article de Dulac et Reno.[42] Elles signalent un goût nouveau pour la sagesse et un intérêt pour les Anciens. À la cour de Charles V on faisait des traductions des livres des Anciens.[43] Dulac et Reno parlent d’un «premier humanismeparisien ». L´intérêt pour les œuvres classiques est aussi un trait caractéristique dans les textes de Christine. Bien qu´elle ne parle pas d’humanisme, elle parle quand-même d’un âge d’or. Cet âge d’or est pour Christine une époque de réforme spirituelle:

 

«Que les siecles furent dorez

Pieça; si ert pour ce que honorez

Estoient lors les plus savans».[44]

 

Christine espère que la France vivra une fois dans une telle époque, où la science et la raison sont importantes. Christine de Pizan a donc sa place dans le grand mouvement où le thème de la raison joue un rôle important.

Aussi essayerons-nous, dans ce paragraphe, de définir le mot ‘raison’ et chercherons-nous une réponse à la question de savoir quelle est la place qu’on attache à la raison au tournant du XIVe siècle. Une réponse à cette question nous permettra ensuite d´étudier cette notion omniprésente dans les textes de Christine de Pizan.   

Le mot ´raison´ dans son sens actuel est le synonyme des mots ´bon sens´ et ´jugement´. Le mot ´raison´ indique, selon Le Petit Robert, [45] «La faculté pensante et son fonctionnement, chez l’homme» ou bien « la connaissance naturelle ». Selon Le Petit Robert, la raison est « opposé à ce qui vient de la révélation ou de la foi ».

Il n´est cependant pas juste d´étudier l´importance d’une notion dans des textes du Moyen-Âge en nous basant sur la signification que nous donnons de nos jours à ce mot. Nous n´avons pas le droit de transporter nos idées à propos d’une notion aux textes d´il y a six siècles et d’étudier la notion ‘raison’ dans les textes de Christine de Pizan à partir de la signification que nous en donnent les dictionnaires contemporains.

Donc, avant d’étudier l’intérêt, l’utilisation et la valeur de la notion ‘raison’ dans quelques textes de Christine de Pizan, il nous faut une définition de cette notion telle qu’elle existait au Moyen-Âge. Nous soulignons que nous ne visons pas à une étude étymologique complète de cette notion, mais que nous nous limitons à trouver une définition opérationnelle. En plus il est important d’étudier quelle valeur on attachait, en général, à la raison à la fin du XIVe siècle et au début du XVe siècle, avant d’étudier ce sujet dans les textes de Christine de Pizan.

 

On a noté dans un article dans l’Histoire culturelle de la France que la raison au Moyen-Âge est «la faculté intellectuelle essentielle qui différencie l’homme de l’animal » et qu’elle «désigne aussi les formes de raisonnement discursif liées à cette faculté».[46] J. Garcia Álvarez confirme, dans un article où il essaie de définir et de résumer la notion ‘raison’, qu’au Moyen- Âge le terme ‘ratio’ renvoie déjà

 

«à la faculté qu’a l’homme d’élaborer des démonstrations (et) à la démonstration elle-même».[47]

 

Cette signification de la notion ‘raison’ a été influencée par la philosophie grecque. On peut tracer une ligne des idées de la philosophie grecque (surtout d’Aristote) à propos du terme ‘raison’ aux idées qu’on a au Moyen-Âge.

Jusqu’ici les définitions du mot ‘raison’ dans l’Histoire culturelle de la France et dans le Dictionnaire encyclopédique du Moyen-Âge ne différencient même pas vraiment de la définition qu’on donne de nos jours à ce mot. Cependant le sens de cette notion ‘raison’ au Moyen-Âge n’est pas complètement identique au sens où nous l’entendons. Bien au contraire! Car tandis qu’on oppose de nos jours le plus souvent le registre de la raison à ceux de la foi et de la révélation (cf. plus haut la note 45, la définition du Petit Robert), il est impossible de négliger la notion ‘foi’, en étudiant la notion ‘raison’ chez un auteur du Moyen-Âge (même chez des auteurs non-chrétiens). Au Moyen-Âge la notion ‘raison’ avait un lien important avec la notion ‘foi’, parce que la faculté ‘raison’ devait toujours être subordonnée à la foi. Les principes de la foi étaient intangibles. C’est pourquoi la signification actuelle du mot ‘raison’ ne répond que partiellement à la définition du mot ‘raison’ au Moyen-Âge. J. Garcia Álvarez confirme cette idée en disant que le mot ‘raison’ fait en plus son apparition au Moyen-Âge par la voie biblique. Elle est alors la faculté par laquelle on peut parvenir à la connaissance de Dieu.[48]

Ces idées s’appuient entres autres sur les idées d’Augustin (354-430). Car selon la théorie augustinienne le but de l’activité intellectuelle est de parvenir à Dieu. Pour y arriver la raison a besoin de la foi. Augustin a traduit ses idées dans la phrase connue: «credo ut intellega[49]. Ainsi l’amour de Dieu (la foi) est pour Augustin la base de la sagesse. Comme l’esprit est obnubilé par les péchés, la raison - pour être capable de faire des activités intellectuelles - doit être illuminée par Dieu. Dieu est donc à la fois l’objet et le point de départ de la connaissance. La foi est donc indispensable à la raison: Augustin met une relation entre ‘raison’ et ‘foi’ de manière qu’elles ne sont pas à séparer l’une de l’autre. Bref, selon Augustin, la foi précède la raison ou la réflexion philosophique.

On pourrait tracer une ligne d’Augustin au Moyen-Âge. Ainsi Gerson (1363-1429), chancelier de l’université de Paris au tournant du XIVe (et donc un contemporain de Christine de Pizan; ils sont tous les deux contre le Roman de la Rose), a souligné l’idée d’Augustin:

                       

«(C)’est par la vertu et la lumière de Dieu, qui illumine les yeux de l’âme, que l’homme peut comprendre quelque chose de la Divinité.»[50]

 

Pour la théorie augustinienne le critère qui désigne l´homme raisonnable est l’illumination, œuvre de Dieu lui-même.

Autour de 1100 saint Anselme de Cantorbéry a fait de la théologie une science, une science où le raisonnement et l’argumentation étaient soumis aux principes de la foi. Le courant de la scolastique a aussi rangé, diffusé et expliqué les idées des Pères de l’Église. Leur tâche n’était pas de trouver la vérité (puisqu’on pouvait trouver la vérité dans la bible), mais plutôt de confirmer la vérité. On voulait prouver les dogmes chrétiens par la raison. Ici nous touchons au problème majeur de la scolastiqueà savoir l’équilibre de la raison et de la foi.[51]

Les scolastiques n´étudiaient pas seulement les textes des Pères de l´Église, mais s´intéressaient aussi aux œuvres des philosophes classiques. Leurs philosophies avaient souvent été insérées dans le dogme chrétien. Ainsi saint Thomas d’Aquin a relié les philosophies d’Aristote avec celles d’Augustin. On pouvait dire qu´il suivait plus ou moins Augustin en théologie, mais qu´il lui préférait Aristote en philosophie.

Cependant à la fin du Moyen-Âge il y avait de plus en plus une zone de tension entre les notions ‘raison’ et ‘foi’. D’un part parce qu’on se détournait de plus en plus de la métaphysique à cette époque. D´autre part parce qu’on se posait la question de savoir si la foi se raisonne. Jacques le Goff nous fait comprendre que:

 

«A partir de 1320 environ (...) la tradition anselmienne de la foi en quête de

l’intelligence est abandonnée ».[52]

 

Álvarez a plus ou moins la même opinion quand il constate qu’à la fin du Moyen-Âge

 

«l’accent [avait été] mis de plus en plus sur l’autonomie et l’indépendance absolue de la ratio ».[53] 

 

Cette tendance à l’autonomie de la raison à la fin du Moyen-Âge a mené à la disjonction moderne de la ‘raison’ et de la ‘foi’, selon R. Imbach:

 

« La connaissance d’Aristote en Occident a permis, vers 1260, l’éclosion d’un courant philosophique que l’on peut qualifier d’aristotélisme radical. Un groupe de penseurs (...) réclame une pleine autonomie de la philosophie, une stricte séparation méthodique de la foi et de la raison, et ne s’intéresse exclusivement à ce qui peut être saisi par la raison (...) ».[54]

 

Dès le XIIIe siècle les idées sur la raison de l´homme ont donc fortement été influencées par Aristote. Dès cette époque on considérait Aristote comme ‘le’ philosophe. Lui, il avait été d’un grand poids pour défendre une philosophie qui luttait pour son autonomie. On commençait à abandonner la tradition de voirles choses en relation avec l’éternité. La raison représente de plus en plus la faculté par laquelle on recherche la connaissance pour la connaissance. Cette autonomie de la raison aboutira finalement au développement des sciences particulières. Auparavant, c´étaient les conceptions augustiniennes qui dominaient. Nous soulignons cependant que, malgré cette tendance à l’autonomie de la raison à la fin du Moyen-Âge, la théorie d’Augustin n’a pas disparu. On retrouve encore les idées d’Augustin au XVe siècle.[55]

 

Notre analyse montre que la signification du terme ‘raison’ n’est pas constante au Moyen-Âge. Le Moyen-Âge a vu se développer des conceptions différentes de la raison et de la connaissance.[56] L´interprétation du mot ´raison´ dépend donc de la philosophie qui a influencé l´auteur. La signification du mot ‘raison’ a été influencée à la fois par la philosophie grecque et par les pensées des pères de l’église. On retrouve les influences des deux philosophies au XVe siècle, l’époque où Christine de Pizan réfère sans cesse au mot ‘raison’ dans ses textes. Bien que les deux philosophies soient attachées à la faculté de la raison, cette notion n’a pas la même valeur pour les deux courants. Nous avons constaté que selon la théorie augustinienne, la valeur de raison consiste à prouver les dogmes de la bible et les idées chrétiennes. Dans ce sens la raison est donc importante. Elle reste cependant toujours soumise à la foi selon les augustiniens. Les augustiniens avaient foi en la vérité chrétienne et ils s’appliquaient à en acquérir l’intelligence. Pour les aristotéliciens, au contraire, la raison est la faculté qui rend à l’homme son autonomie. Ainsi ils sont attachés à la raison pour la faculté en soi.

 

 

§ 1.3  Résumés des textes

 

Pour répondre à la question de savoir s’il y a une évolution du concept ‘raison’ dans les textes de Christine de Pizan, nous étudierons donc les textes suivants: le Livre du chemin de lonc estude, le Livre de l’advision Cristine et le Livre de la paix. Dans ce paragraphe nous donnerons des aperçus de ces textes. Pour le moment nous dirigeons notre attention sur les contenus des textes. Au deuxième chapitre nous visons à analyser le rôle de la ´raison´ dans les textes.

 

§ 1.3.1  Le Livre du chemin de lonc estude

 

Comme nous avons indiqué plus haut l´œuvre de Christine de Pizan peut être divisée en trois parties. Christine a commencé sa carrière littéraire en écrivant de la poésie lyrique. Puis elle a écrit des textes allégoriques. Et elle a fini sa carrière en écrivant surtout des œuvres politiques et didactiques. Nous soulignons que cette division n´est pas une division stricte mais plutôt une division globale.

Le Livre du chemin de lonc estude, composé en 1402 / 1403,[57] marque en fait une période de transition. Car écrit en vers le texte est déjà allégorique et, en plus, c´est un texte narratif de presque 6400 vers. Le texte peut donc être situé à la charnière de deux périodes.

L´œuvre a été dédiée au roi Charles VI:

 

« Le VIe Charles du nom nottable,

Que Dieu maintiengne en joye et en santé,

Mon petit dit soit premier presenté ».[58]

 

Après la dédicace Christine exprime ses misères: sa peine et sa solitude. La lecture d´un livre de Boèce (« De Consolacion ») lui offre enfin du réconfort. À l´heure de se coucher, Christine, au lieu de s´endormir, continue ses pensées sur le temps malheureux. Tout à coup elle a une vision bizarre. Alors Christine raconte l´histoire d´un voyage qu´elle fait en rêve. Ce songe offre le cadre d´un voyage allégorique, dans lequel Christine est guidée par la Sibylle de Cumes. Christine et la Sibylle parcourent d´immenses espaces. Ainsi elles arrivent par exemple à la fontaine de Sapience dont Christine nomme les qualités. Près de cette fontaine habitaient Aristote, Socrate, Platon et d´autres philosophes. Le chemin qui y mène s´appelle « Lonc Estude ». Les deux femmes traversent le monde entier et s´élèvent ensuite vers les cieux au moyen de l´échelle de Spéculation. Cette échelle aboutit au cinquième ciel (le firmament pour Christine). Christine apprend beaucoup, surtout en matière d´astrologie. Puis elles descendent jusqu´au premier ciel.[59] Là, Christine assiste à une discussion entre Noblesse, Chevalerie, Richesse et Sagesse (les quatre influences du monde). Au milieu d´elles siège Raison. Raison a une visite d´un ambassadeur de la Terre. Le messager de la Terre se plaint et il donne à Raison une requête de la Terre dans laquelle elle demande à Raison de remédier aux vices et aux crimes de ses enfants. Raison soumet le problème à ses quatre dames. Elle leur demande de désigner une personne comme unique roi du monde pour mettre un terme aux guerres qui divisent l´humanité. Les quatre dames font des propositions. Chacune soutient son propre candidat. Ainsi Noblesse prouve que le plus noble doit régner. Selon Chevalerie l´homme le plus guerrier sera apte à être roi du monde. Pour Richesse ce sera plutôt l´homme le plus riche. Sagesse enfin soutient le candidat le plus sage. Les dames décrivent chacune les caractéristiques des candidats qu´elles proposent pour cette magistrature. Raison mène le débat.[60] Finalement cette dame décide de soumettre le problème du gouvernement du monde aux princes français. Christine doit transmettre à la cour de France les questions dont on l´a chargée. Ainsi elle devient la messagère de la cour de Raison, chargée de demander aux princes de juger le débat. À ce moment Christine est réveillée par sa mère qui frappe à la porte de sa chambre.

 

§ 1.3.2  Le Livre de l’advision Cristine

 

Le Livre de l’advision Cristine est une œuvre en prose. C´est un texte allégorique, écrit en 1405. Ce livre de Christine de Pizan contient le plus d’éléments autobiographiques. L´œuvre comprend trois parties. La première partie a été consacrée à la crise du début du XVe siècle. Christine rencontre dans son rêve l´allégorie Libera, dame couronnée (elle représente la France), qui se plaint de la situation actuelle. Elle dit que les dames Raison, Chevalerie et Justice (ses dames d´honneur) sont en prison, tandis que Fraude, Luxure et Avarice sont au pouvoir. Cette situation malheureuse est en contraste avec le passé glorieux qu´elle a vécu. Dame Libera se plaint de ses enfants qui font la guerre. Elle charge Christine d´écrire de ses malheurs:

 

« (D)emeures constante avec moy ou gracieux labour de tes dictiez, duquel mains plaisirs encore feras a moy et mes enfans, lesquelz je te pry que me salves et que leur segnefies les plaintes de mes clamours et que comme loyaulx et vrais enfans vueillent avoir pitié de leur tendre mere ».[61]

 

Dame Libera donne donc à Christine un commandement honorable mais difficile.

Dans la deuxième partie Christine visite les écoles parisiennes. Là elle rencontre dame Opinion. Cette dame est une grande ombre formée d´autres petites ombres. Cette figure parle de sa vie. Elle existerait déjà depuis le commencement du monde. Elle dit avoir séduit Ève et Adam au paradis et avoir trompé beaucoup d´autres gens. Dame Opinion parle de son pouvoir dans le monde du savoir. Elle parle longuement des philosophes et de leurs philosophies. Puis elle réprimande Christine d´avoir attribué trop de pouvoir à Fortune, qui n´est que son aide. À la fin de la deuxième partie dame Opinion loue Christine pour le travail qu´elle a fait et elle lui conseille de continuer son travail. 

Dans la troisième partie Christine rencontre dame Philosophie. Christine lui raconte sa vie personnelle: c´est un long passage autobiographique. D´abord elle parle des temps heureux. Puis elle se plaint auprès de dame Philosophie de ses malheurs. Finalement elle révèle comment elle s´est mise à l´étude. La dame lui répond en lui reprochant ses plaintes. Cette troisième partie se finit par la consolation de Christine par l´allégorie Philosophie. L´allégorie, à laquelle Christine s´adresse au dernier chapitre en la nommant « Sainte Theologie », lui conseille de chercher la vraie félicité, c´est-à-dire Dieu.    

 

§ 1.3.3  Le Livre de la paix

 

Le Livre de la paix a été écrit entre le 1er septembre 1412 et le 1er janvier 1414. Il a été dédié à Louis, duc de Guyenne, fils de Charles VI. Le Livre de la paix est une œuvre en prose. Christine a divisé cette œuvre, comme d´ailleurs beaucoup de ses textes, en trois parties. La première partie contient quinze chapitres, la deuxième dix-huit chapitres et la troisième partie contient quarante-huit chapitres. Chaque chapitre est précédé d´une citation biblique ou antique. Plus loin Christine traduit ou paraphrase très souvent la citation.

Par cette œuvre Christine montre que les temps n´étaient pas appropriés à faire des études. Les conflits extérieurs et intérieurs l´empêchent souvent de travailler. Il semble que Christine n´a pas écrit entre août 1410 et septembre 1412. En septembre 1412 (après la paix d´Auxerre) elle commence par écrire la première partie du Livre de la paix. Le 30 novembre elle finit cette partie.[62] Après l´insurrection cabochienne (cf. § 1.2.1), Christine se remet au travail le 3 septembre 1413.

Dans le Livre de la paix Christine lutte pour la paix. Dans les premiers chapitres des première et deuxième parties Christine exprime sa joie à cause de la paix récemment obtenue. Illustrons cette joie avec la citation suivante:

 

« Plus que ne pourroie dire, et ne cessasse ne saroie actaindre à exprimer la tres grant joie dont mon cuer est rempli presentement à cause de ceste glorieuse paix ».[63]

 

Pour maintenir la paix, on a, selon Christine, besoin d’un bon prince. Christine désigne les qualités d’un bon prince. Dans la première partie elle loue la vertu de ‘prudence’. De cette vertu résultent d’autres qualités: justice, magnanimité, force (deuxième partie), clémence, libéralité et vérité (troisième partie). Comme modèle d´un bon prince Christine prend à plusieurs reprises l´exemple du roi Charles V (le grand-père du duc de Guyenne): «vueille avoir à memoire comment ton saige ayol (...) ».[64] Ce défunt roi Charles V incarne pour Christine toute la sagesse d´un règne paisible. 

Christine ne parle pas seulement des vertus d’un bon prince, elle y oppose les conséquences désastreuses d’un mauvais gouvernement. Ainsi elle accentue la misère et la guerre, conséquences de la haine, del’envie, de la vengeance et de la convoitise. Christine prend des exemples du passé et du présent pour prouver le lien étroit entre ces vices et leurs conséquences néfastes. Christine a comme but de corriger par ses textes les mauvais comportements des princes:

 

« (À) dire aucunes choses prouffitables à la discipline et correction de ceulx qui sont trop convoiteux, qui qu’ilz soient, princes ou autres, est bon me semble ».[65]                           

 

Dans son Livre de la paix Christine souligne sans cesse qu’un bon comportement et un bon gouvernement du prince mènent à la paix. Elle énumère les vertus qui sont à la base d’un bon gouvernement, mais elle nomme aussi les vices qui sont à éviter. Dans son texte Christine n’évite pas de critiquer les princes (dont elle dépend quand même pour ses ressources) et de référer à leurs corruptions.

 

 

Chapitre 2. Raison: porte-bonheur?

 

Jusqu’ici nous avons parlé de notre auteur et de son époque. Nous avons vu que Christine de Pizan a vécu dans une époque instable, une époque où la guerre faisait rage et le peuple était inquiet. Nous avons montré que Christine écrit sur cette instabilité de l’époque, mais aussi sur ses problèmes personnels.

En plus nous avons étudié le terme ‘raison’, qui, comme nous avons vu, avait une autre signification au Moyen-Âge qu’il a de nos jours. Nous avons démontré que cette notion avait une relation forte avec ‘la foi’. Une relation qu’on croit le plus souvent impossible de nos jours.

Enfin nous avons présenté les contenus des trois œuvres auxquelles nous nous référons principalement dans ce travail.

Il est maintenant intéressant d’aborder la question de savoir comment Christine de Pizan a utilisé le terme ‘raison’ dans ses textes. Cette question est liée aux questions suivantes: ‘Qu’est-ce que ce concept ‘raison’ impliquait?’ ‘Que signifiait-il pour Christine?’ ‘Pourquoi est-ce qu’elle a utilisé sans cesse ce mot ‘raison’ dans ses textes?’ Ou en d’autres mots: ‘Dans quel but Christine s’est-elle servie de ce terme?’ Et finalement ‘Comment est-ce qu’elle veut atteindre son but?’ et ‘Quel est son public?’ Dans ce chapitre nous nous bornerons à trouver des réponses à ces questions. Dans ce but nous étudierons l’emploi de la notion ‘raison’ dans les trois textes que nous avons présentés au premier chapitre: le Livre du chemin de lonc estude (écrit en 1402 / 1403), le Livre de l’advision Cristine (écrit deux ans plus tard à savoir en 1405) et le Livre de la paix (écrit relativement vers la fin de sa carrière, à savoir entre le 1er septembre 1412 et le 1er janvier 1414). Ce Livre de la paix a été écrit par Christine à la fin d’une période de production énorme.[66] Christine a donc écrit ces trois textes pendant différentes périodes de sa vie d’écrivain, ce qui nous permettra d’étudier notre question principale de savoir s’il y a une évolution dans les textes de Christine à propos de ses idées sur ‘la raison’. Il est intéressant de savoir si la notion ‘raison’ a eu la même signification dans les œuvres de la première période de Christine de Pizan que dans ses œuvres ultérieures.

Dans ce chapitre nous nous poserons donc plusieurs questions, qui sont reliées à notre question principale de savoir si le concept ‘raison’ impliquait toujours la même chose pour Christine de Pizan:

            (1) Que signifiait le terme ‘raison’ pour Christine de Pizan? (paragraphe 2.1)

(2) Est-ce que Christine utilisait le terme ‘raison’ dans ses textes toujours dans le même contexte ou le même but et quel est ce but? (paragraphe 2.2)

(3) Comment est-ce que Christine voulait arriver à ses fins? À quel public est-ce que Christine s’adressait pour atteindre son but? (paragraphe 2.3)

 

 

§ 2.1 La signification de la notion ‘raison’ chez Christine

 

Il est hors de doute que le concept ‘raison’ était très important pour Christine de Pizan. La ’raison’ est un terme omniprésent dans la plupart de ses textes.[67] Cependant quelle valeur est-ce que Christine attachait exactement à la notion ‘raison’? Essayons de trouver une réponse à cette question.

D’abord il est nécessaire de savoir comment Christine définit son terme ‘raison’. Christine a fait souvent une personnification de la notion ‘raison’. Nous nous demandons donc plutôt ‘Qui est le personnage Raison?’ Dans le Livre du chemin de lonc estude l’auteur la nomme «amee fille de Dieu», «royne» et « elite de Dieu».[68] Ces qualifications montrent que le respect de Christine pour Raison est grand. Christine fait Raison même descendre du ciel, le symbole ultime du bonheur chrétien. Dame Raison descend du ciel dans un atmosphère céleste: il y a des chants d’anges et Raison et ses compagnes sont entourées d’une lumière. Dans le Livre de la paix Christine qualifie encore la raison de «fille de Dieu».[69]

Le physique de dame Raison nous dit aussi quelque chose de la préférence de Christine de Pizan pour la raison. Comme souvent dans la littérature médiévale, Christine fait de son personnage préféré une image très positive. Pourtant elle ne nous donne qu’une description très brève de dame Raison,[70] parce que Dame Raison excelle tellement en beauté, que Christine ne sait pas la décrire:

 

« Mais la beauté d’elles descripre

Je ne suis souffisant, n’escripre

En cent mille ans ne la [Raison] pourroie,

Car de son cler visage roye

Une resplandeur qui esclere

Toute chose, soit trouble ou clere.

A brief parler, toutes sont brunes

Autres beautez et trop communes

Envers la sienne especiale;

Toute autre vers la sienne est pale.» [71]

                                   

Il est donc évident, par les appellatifs et la description du physique de dame Raison que le personnage Raison (et par conséquent la faculté ‘raison’) est vraiment important pour Christine. Raison ne surpasse pas seulement les autres allégories en beauté, mais elle est aussi l’allégorie centrale du débat. Voilà un deuxième point qui nous intéresse: la fonction de la raison. Quelle est, selon Christine, exactement l’activité de la raison? Le rôle de la personnification Raison dans le débat dans le Chemin est, selon nous, significatif. C’est Raison qui mène la discussion. La fonction essentielle de la raison est donc de juger, ce que montrent les mots de la personnification ‘Sagesse’ dans le Chemin:

           

«Si en vueillés juger, ma dame

Raison qui ne fait tort a ame».[72]

 

Ce bref passage montre que la raison agit de façon correcte. Elle fonctionne de manière juste et objective. Dame Raison écoute jusqu’au bout les points de vue de Sagesse, de Chevalerie, de Noblesse et de Richesse avant de tirer une conclusion.[73] Les citations suivantes confirment bien la méthode impartiale de dame Raison:

 

«Raison, qui est pure et monde,

veult que on voise par autre voye.»

 

«Raison et son conseil le cas

Aviserent en tous endrois». [74]

 

On retrouve cette même fonction de juger de la raison dans le Livre de l’advision Cristine, où Christine a noté: «Mais jugemens en nul cas riens ne vallent se fondez sur raison ne sont».[75] La raison est donc indispensable pour Christine: elle est la première condition ou bien la condition nécessaire du jugement. Ainsi dame Opinion s’adresse à Christine de la manière suivante:

 

«Si te conseil que ton oeuvre tu continues, comme elle soit juste, et ne te doubtes d’errer en moy. Car tant que je seray en toy fondee sur loy, raison et vray sentement, tu ne mesprendras es fondacions de tes oeuvres es choses plus voir semblables».[76]

 

Pour ne pas se tromper Christine doit donc se fonder sur la raison, selon son personnage dame Opinion. Christine croit donc à l’infaillibilité de la raison, ce que confirme la citation suivante:

 

«(L)es sens par le moien d’estude qui raporté l’a a ton entendement, lequel par raison est certain que ainsi soit. »[77]

 

Le Livre de la paix nous montre que dix ans plus tard Christine juge encore que la faculté ‘raison’ est fondamentale pour l’homme:

 

«Quant à raison, est chose neccessaire, tout ainsi que se un bon phisicien estoit establi à garir le corps d’un homme malade par toutes ses parties et il en reservoit à garir les jambes et les piéz ou autres menus membres, on ne tendroit mie la cure estre belle ne tout le corps sain.»[78]

 

On voit par ce qui précède que la raison a plusieurs qualités, selon Christine. Nous avons constaté en effet que l’instrument ‘raison’ est impartial et infaillible pour Christine. Cependant ce qui est le plus important, c’est que la raison fait de l’homme l’être qu’il est. La possession de cette faculté distingue l’homme des bêtes, selon Christine:

 

«(P)luseurs d’eulx par simplece, mauvais conseil, ou autrement, n’en courrussent maint deffaulx veu nature humaine estre de soy encliné à tous vices là où discrecion et raison ne l’en garde, laquelle raison est petite communement es menus populaires par ce que grant admenistracion d’enseignement de choses vertueuses et que c’est que bien en difference du mal ne les endoctrinéz en leur temps, parquoy maintes en y a on puet veoir ne estre gaires plus que bestes.»[79]

                       

Nous touchons ici donc à une qualité importante de la faculté ‘raison’ au Moyen-Âge. Christine emprunte à ce propos des idées à la pensée antique. Elle cite entre autres Macrobe et Sénèque.

Dans un autre passage Christine décrit l’homme plutôt comme un animal noble:

 

«(S)i noble animal que est homme ouquel raison doit dominer, autrement est comme beste brute et defective».[80]

 

Pour Christine de Pizan il est donc essentiel que la raison de l’homme maîtrise son comportement:

 

«Tu, homme qui es créé afin de suivre l’effect de l’entendement qui de sa proprieté requiert haultes choses, laisses, laisses les charnalitéz et delis du corps et basses choses aux bestes mues qui n’ont autre gloire, et t’abitues aux grandes euvres qui parfont l’ame et donnent renommée.»,

 

lit - on dans le Livre de la paix.[81] Il est important que l’homme soumet la volonté à la raison, ce que Christine souligne aussi dans la citation suivante:

 

« Quant la voulenté est obeissant à raison, adont la plus noble partie de l’omme est dame et royne du royaume du cuer. »[82]

 

L’usage de la raison garantit à l’homme sa condition humaine, selon Christine. Les hommes disposent en général librement de leur raison. Cet instrument est une qualité spécifique de l´homme. Il rend l’espèce humaine supérieure aux animaux. Au moyen de la raison l´homme peut acquérir d´autres qualités. En d’autres mots, la possession de la raison peut donc améliorer l’humanité. La raison, par ses qualités, rend l’homme prudent et sage, ce qui est montré par la citation suivante:

 

«Il n’est ou monde plus grant bien (...) que cellui qui vient de l’entendement et qui le perfait en savoir, laquel chose fait estude qui aprent science et experience de moult de choses. Ces deux causes font la personne estre saige, se faulte d’entendement ne lui toult. »[83]

 

Ici nous touchons à quelques notions que Christine a souvent liées à la faculté ‘raison’, à savoir ‘savoir’, ‘science’ et ‘experience’. D’autres concepts qu’elle a reliés au terme ‘raison’ sont ‘sagece’, ‘sapïence’ et ‘prudence’. ‘Sagece’ et ‘sapïence’ ont aussi une relation étroite, selon Christine.[84] Christine donne des définitions de ces notions dans ses textes.

La science est pour Christine une combinaison de prudence et de connaissances.[85] La prudence est déjà une notion importante dans le Chemin. Puis dans l’Advision Cristine Christine est encore d’opinion qu’elle est d’une valeur considérable. Dame Opinion, personnage principal dans la deuxième partie du texte, souligne que ‘la prudence’ est essentielle en rapport avec ‘la raison’. Cette dame insiste sur le fait que même les gens intelligents se trompent des fois, parce qu’ils ne sont pas assez prudents. Finalement dans le Livre de la paix la prudence est toujours une vertu qui évoque d’autres vertus:

 

«vij. principaulx racines de vertu dont la premiere et de laquelles les autres naissent et viennent a nom de prudence. Et ensuivant sont les autres vj. nommées: justice, magnanimité que on dit grant courage, force, clemance, liberalité et verité.»[86]

 

Le fonctionnement de la science, Christine le compare avec le soleil. La science est comme une lumière. Nous citons un beau passage du Livre du chemin de lonc estude:

 

« C’est le souleil par quel lumiere

Ajourne o sa lueur plainiere

Es tenebres de la pensee.»[87]

 

Dans les trois textes auxquels nous référons, Christine parle surtout des sciences de l’astrologie et de la rhétorique.

La notion ‘sagece’ a été définie, entre autres, par la personnification Sagesse dans le Chemin. Selon elle son candidat a «parfaict sens et prudence».[88] Sagesse n’est pas un savoir livresque pour Christine, mais un savoir-faire et de l’expérience, ce que montre bien la citation suivante:

 

«(C)eulx que seulement le scevent par raport des livres doivent estre appelléz sçavans mais non sages. Et pour ce, à dire des sages, y peuent estre compris, mesmement des laiz, ceulx qui ont bon entendement et prudemment scevent mectre à euvre ce qu’ilz ont experimenté».[89]

 

Le mot ‘sage’ renvoie donc surtout au comportement de l’homme. La sagesse est une vertu. Ce n’est pas une valeur théorique, mais plutôt pratique. Cette définition du mot ‘sagesse’ de Christine correspond avec la signification de ce mot au Moyen-Âge.[90]

La notion ‘sapïence’ de Christine, finalement, appartient à un niveau de style plus élevé et renvoie à la philosophie, ce que montrent les vers suivants:

 

« Les Grigois qui de moy parlerent

Sophie en leurs dis m’appellerent;

Des Latins la sage emparlee

Sapïence suis appellee. »[91]

 

Bref, nous voyons que la faculté ‘raison’ est la base d’autres qualités, selon Christine. Il est intéressant de voir que Christine ne donne pas tout simplement une définition du terme ‘raison’ dans ses textes, mais qu’elle ajoute sans cesse des valeurs pour préciser un peu plus la signification et la valeur de ce mot. La définition de la notion ‘raison’ est donc assez vague.

En somme la signification et la valeur de la notion ‘raison’ sont, à notre avis, dans nos trois textes toujours plus ou moins les mêmes. Il s’avère que la raison est pour Christine un instrument considéré comme exclusivement positif dans les trois textes. On est donc loin de conclure qu’il y a une vraie valorisation ou dévalorisation du terme ‘raison’ dans le Livre de la paix en comparaison du Livre du chemin de lonc estude et le Livre de l’advision Cristine. La signification et la valeur de ce mot sont constantes. Est-ce qu’il en est de même pour les motifs de l’usage de la notion ‘raison’? Nous étudierons cette question dans le paragraphe suivant.

 

 

§ 2.2 L’intérêt de la notion ‘raison’

 

Nous avons démontré que la raison et les autres qualités qui sont liées à la raison (par exemple sagesse, sapience et science) sont importantes dans les textes de notre auteur. Il est maintenant intéressant d’aborder la question de savoir si Christine a des motifs pour lesquels elle souligne l’importance de la raison. Est-ce que Christine utilise le terme ‘raison’ dans ses textes toujours dans le même contexte ou le même but?

 

§ 2.2.1 Motifs personnels

 

Il convient tout d’abord de signaler que l’étude a pris une place importante dans la vie de Christine. Au premier chapitre nous avons déjà souligné la transformation radicale de sa vie après la mort inattendue de son mari, Étienne de Castel. Dans le Chemin et l’Advision Cristine l’auteur écrit de sa résolution de poursuivre une vocation littéraire. Ce changement dans sa vie a influencé l’utilisation de la raison. Nous répétons que Christine exprime de la passion pour l’étude dans ses textes. Pendant son voyage avec la Sibylle dans le Chemin elle répète à plusieurs reprises qu’elle a «grant desir de veoir».[92] Elle désire donc apprendre des choses, ce que montre aussi le vers 2491, où elle dit:«La verité moult desiroie».

Avide de connaissances, Christine a passé une grande partie de sa vie sur les livres. L’auteur insère les éléments autobiographiques d’une telle manière dans ses textes que le lecteur voit, pour ainsi dire, Christine au travail. Quelques éléments renforcent la réalité des textes, de sorte que nous voyons l’image de Christine en train d’étudier. Ainsi elle décrit les limitations de l’homme qui l’empêchent de continuer sans cesse: la fatigue ou bien le rythme biologique.

 

«(J)e leu toute la seree;

Mais se j’eusse eu longue asseree,

L’i eusse, croy, voulu user,

Tant me plaisoit m’i amuser»[93]

 

«Mais il fu temps d’aler coucher,

Car ja estoit mi nuit passee.

Et en assez lie pensee

Je me couchay; il fu saisons»,[94]

 

lit-on dans le Livre du chemin de lonc estude. Prenons un autre exemple qui illustre l’insertion des éléments de la vie de tous les jours:

 

«(F)us huchee

De la mere qui me porta,

Qu’a l’uys de ma chambre hurta».[95]

 

Le songe (où Christine vit dans un monde irréel), qui offre le cadre d´un voyage allégorique dans le texte, finit par la mère de Christine qui frappe à la porte de sa chambre et qui la remet dans le monde réel.

 

London, British Library,

Harley MS 4431.

 

Les aspects autobiographiques des textes nous permettent donc bien de suivre le processus d’apprentissage de Christine. R. Reisinger dit à juste titre que:

 

«Le chapitre ‘Dit Christine comment elle se mist a lestude’ et le suivant, ‘Le Plaisir que Christine prenoit a lestude’ de la troisième partie de Lavision-Christine, nous entr’ouvrent la porte qui nous permet d’observer Christine dans son refuge, dans son atelier d’écriture, où elle se consacre à fond à l’apprentissage philosophique et littéraire et se met à faire ses propres pas d’écrivaine.»[96]

 

Christine n´est vraisemblablement jamais entrée dans une salle de classe. Elle s’est formée en lisant des livres et en suivant l´enseignement de son père. De cette manière elle s’est faite des idées. Dans ses textes elle rend compte de ce qu’elle a lu, étudié et appris:

 

«Ou milieu des .iiii. en ot une

Plus excellant qu’autre nesune:

Or vous vueil leurs façons compter

Ainsi com je le sos notter.»[97]

                                  

Christine décrit jusqu’au détail de ses progrès intellectuels. Dans le Chemin et l’Advision les descriptions des voyages que Christine fait dans ses rêves sont, pour ainsi dire, les équivalents des progrès intellectuels de Christine. Ces textes font voir le parallélisme entre les voyages qu’elle fait et ses processus d’apprentissage. Les textes contiennent en plus des aspects psychologiques du développement intellectuel de Christine. Ainsi Christine enregistre les sentiments qu’elle a pendant ses activités intellectuelles et elle décrit sa position d’élève.

Christine se présente en effet comme une élève. Dans le Chemin c’est la Sibylle, femme de savoir, qui la guide: «Tout le me monstrast elle (la Sibylle) au doy».[98] Christine écoute la guide. Des fois elle lui pose des questions:

 

«Je ne me fusse retardee

Pour riens que je ne demandasse

(...)

Car n’oz pas appris a me taire,

Quant quelque doubte me venoit,

Devant celle qui me menoit.

Si lui priay qu’elle me dist

Et tout entendre me feïst».[99]

 

Dans l’Advision Christine reçoit l’instruction de trois personnages allégoriques. Dans la première partie elle est l’élève de la dame couronnée (qui représente la France), de dame Opinion dans la deuxième partie et celle de dame Philosophie dans la troisième partie. Il est frappant que Christine devient de plus en plus active dans le texte. Dans la première partie elle écoute surtout, puis dans la deuxième partie elle pose des questions et dans la troisième partie finalement elle a la parole (avant l’instruction de dame Philosophie). Le fait que Christine pose de temps en temps des questions montre une fois de plus qu’elle est avide de connaissances.

L’étude est tellement importante pour Christine qu’elle prend comme devise sur le chemin de la vie la phrase suivante: « Vaille moy lonc estude ».[100] Cette phrase est une sorte de mascotte qui la fait surmonter ses problèmes, ce que montrent les vers suivants:

 

« Si dis que je n’oublieroie

Celle parole, ains la diroie

En lieu d’Evvangille ou de croix

Au passer de divers destrois

Ou puis en maint peril me vis;

Si me valu, ce me fu vis. »[101]

 

Étudier, c’est donc presque un acte de foi pour Christine. Christine a, pour ainsi dire, un zèle religieux pour la science. Sa devise fait partie de son dogme religieux, ce que montrent les mots ‘Evvangille’ et ‘croix’ dans ce passage. Le passage sur la ‘Fontaine de Sapience’ contient aussi un aspect religieux, celui du baptême. La Sibylle dit à Christine de se baigner dans l’eau de la fontaine:

 

«Tu vois la fontaine versant

A gros boullions l’eaue qui coule;

Mais s’estre de si haulte escole

Ne peus, tout au mains a seaulx

Puiseras dedens les ruisseaulx;

Si t’i baigneras a ton ayse,

A qui qu’il plaise ou a qui poyse.»[102]

 

Les formes des textes de Christine de Pizan que nous étudions sont aussi significatives. Les trois textes sont en effet de longs raisonnements, ce qui prouve la valeur de la faculté raison, qui est la voie au raisonnement. Christine et ses personnages ont des idées, des points de vues, qu’ils veulent prouver. En d’autres mots, ils raisonnent: ils donnent leurs arguments et jugements.   

Pour terminer nous concluons donc que Christine a un motif individuel pour l’usage de la notion ‘raison’. La vie de l’auteur explique l’usage de cette notion. En sachant que l’étude donne du plaisir à Christine, qu’elle trouve de la consolation dans ses livres et que l’écriture lui sert de gagne-pain, il ne nous étonne pas que Christine a un penchant pour la faculté pensante. Car la raison est, selon Christine, à la base de la sagesse. Elle est la voie à la connaissance qui peut mener à la sagesse. La raison est l’instrument qui permet à Christine d’étudier et d’écrire, ce qu´illustre bien le passage suivant où Christine se trouve devant Raison:

 

«Et maintes sentences m’apprist

Dont a tousjours je vauldray mieulx,

Se bien les ay devant les yeulx.»[103]

 

Ces motifs autobiographiques, qui donnaient lieu à Christine à s´intéresser à la raison, se retrouvent surtout dans le Chemin et l’Advision Cristine (dans ces textes on trouve de longs passages autobiographiques). Dans le Livre de la paix Christine n’écrit presque plus sur ces thèmes. On retrouve les renvois à ses études et à son métier d’écrivain donc surtout dans ses œuvres de la première période. Pourquoi? Selon nous il est tout d’abord évident qu’au temps où Christine écrivait son Livre de la paix elle s’était faite déjà une réputation. Elle n’a plus besoin de montrer ce qu’elle vaut ou de justifier son travail à cause de sa féminité. Deuxièmement en 1412 / 1414 Christine s’est déjà présentée comme écrivain au lecteur. Elle a déjà largement (ou trop?) informé son public à propos de ses misères personnelles et de son amour pour l’étude dans le Livre du chemin de lonc estude, le Livre de la mutacion de Fortune, le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V et le Livre de l’advision Cristine. Ces thèmes sont donc déjà connus auprès du lecteur.[104]            

 

« (V)ivions desormais et à tousjours en union et paix »[105]

 

§ 2.2.2 Motifs pacifiques

 

Dans paragraphe 2.2.1 nous avons conclu que la raison a de la valeur pour Christine. Il est cependant évident que Christine de Pizan n’écrit pas seulement sur sa propre personne ou pour son plaisir personnel. Les éléments autobiographiques jouent, il est vrai, un rôle important dans ses textes de la première période, mais il y a aussi d’autres thèmes dans ses textes. 

Nous remarquons que le monde chaotique de son époque est souvent le sujet de ses textes. Nous avons déjà indiqué brièvement dans le premier chapitre que le peuple vivait dans des temps turbulents. Le chaos régnait sur le territoire français. Les conséquences de la guerre franco-anglaise et des querelles des princes français dévastaient le pays. La crise dans l’Église aggravait encore l’inquiétude du peuple. L’Église catholique, depuis longtemps vue par les laïques comme une instance qui avait des réponses à leurs questions, perdait de plus en plus sa position forte, parce qu’elle était - paradoxalement - trop occupée par le pouvoir.

Christine de Pizan, choquée par la situation misérable de son pays, fait de ses textes des sources intéressantes pour les historiens. Ses textes permettent de connaître certains évènements et idées qui avaient cours de son temps. Car Christine décrit longuement les faits historiques de son époque. Elle ajoute des réactions personnelles. Elle nous fait savoir par exemple que la situation politique de la France lui faisait peur. Pendant une période de paix où elle a l’occasion d’écrire son Livre de la Paix Christine se souvient des jours horribles et dangereux pendant la guerre civile et elle pose la question rhétorique suivante:

 

«(O)ù est le cuer qui tout ne doye fremir pensant la perilleuse aventure où ce royaume a esté de toute perdicion à cause de ceste piteuse guerre?»[106]

 

Christine se pose dans ses textes des questions comme: ´Quelle est la cause de la misère dans le monde?´ ‘Est-ce que les guerres sont des châtiments de Dieu?’ `Et est-ce qu´on peut trouver une solution à cette misère?´ Christine ne décrit donc pas seulement les évènements, elle veut aussi analyser le problème jusqu’à la racine. Elle croit que les désordres politiques sont dus à la corruption, la jouissance, la convoitise, l’avidité, la luxure et les disputes à la cour. Christine condamne ces abus de la cour.[107] La convoitise est cependant le plus grand péché, selon Christine, parce qu’elle crée d’autres péchés. Dans le Livre de la Paix, elle s’écrie:

  

« O! convoitise, racine de tous maulx et de tous vices, certes, qui t’acomperra au gouffre d’enfer lequel tant sache engloutir d’ames ja n’est assouvis, bien te nomma adroit comme riens ne soit plus insaciable que est le cuer du convoiteux auquel faire et perpetuer tous maulx à celle cause n’empesche à ce qu’il s’en faut de l’effaict ne mais la non puissance, car quant est de l’ueil de conscience tout avugle Dame Convoitise. »[108]

 

Ainsi ce péché de la convoitise provoquait même une guerre civile, parce que les princes de la France voulaient disposer de plus en plus de territoires. La dame couronnée (elle représente la France) s’écrie:

 

«Quelle plus grant perplexité peut venir en cuer de mere que veoir yre et contens naistre et continuer jusques au point d’armes de guerre prendre et saisir par assemblees entre ses propres enfans legittimes et de loyaulx peres, et a tant monter leur felonnie qu’ilz n’aient regart a la desolacion de leur povre mere qui comme piteuse de sa porteure se fiche entre deux pour departir leurs batailles?»[109]

 

La discorde évoque donc de la misère. Christine, qui le constate déjà dans le Chemin et dans l’Advision, a toujours cette opinion dans le Livre de la paix. Ce Livre de la paix est son dernier espoir que les catastrophes seront détournées de la France.[110]

Christine pose que les guerres sont un châtiment de Dieu. Dieu punit la France pour ses péchés, a-t-elle conclu dans ses textes:

 

«Et ainsi Dieux pugnist son siecle tous les jours pour cause de la petite amour que creature humaine a l’un à l’autre oultre son digne commandement et tout à cause de ceste desloyal convoitise que chascun a de prendre sur son prouchain, et c’est parquoy pugnicion divine, quoy que pou de consideracion y ayons, nous envoye tous les jours guerres, mortalitéz, traysons et pestillences infinies.»[111]

 

Christine réfère à plusieurs reprises aux histoires du peuple juif, qui était régulièrement puni pour sa désobéissance envers Dieu. Prenons par exemple le passage suivant:

 

«Et toutevoye par les dessertes d’iceulx enfans et peuple d’Israel punicion a tres long temps leur a esté par maintes fois de Dieu envoiee, comme il appert par la Bible, qui de ce fait mencion.»[112]    

 

Christine veut convaincre son public du fait que Dieu punit la France pour ses péchés et elle veut l´engager à se convertir:

 

«Ainsi de eulx amender et mettre a paix devers leur Dieu de qui ja voy la guerre, bien vouldroye qu’a mes parolles si adjoustassent foy, ains que pis leur venist, que ilz me creussent ne que du tout ja son yre fust sur eulx espandue par plus griefve vengence.»[113] 

 

Les trois textes que nous étudions montrent donc la tristesse de Christine devant les conflits qui bouleversent le monde. Christine, qui a peur du chaos et de voir la guerre tout envahir, ne reste cependant pas passive. La belle citation de Gianni Mombello soutient cette idée:

 

«Ballottée par les événements d´une période parmi les plus troubles de l´histoire de France, elle ne les a pas acceptés passivement. Elle s´est faite l´apôtre de la cause française en prêchant la paix et la concorde.»[114]

 

Christine essaie de trouver des solutions pour parer aux catastrophes et rétablir la paix. Elle a une mission à accomplir qui pourrait transformer le destin de la France. Nous croyons que la faculté ‘raison’ joue un rôle important dans son projet pacifique. Il est intéressant de constater que dame Raison a une branche d’olivier à la main dans le Chemin. Cette branche d’olivier est le symbole chrétien de la paix.[115] Pourquoi ce rôle pacifique de la raison? En fait c’est une conséquence logique pour Christine du fait qu’elle croit que le manque de raison a incité de la guerre. L’usage de la raison pourra donc, par conséquent, mettre fin à la misère. Prouvons cependant d’abord par quelques citations que selon Christine la négligence de la faculté raison et la tolérance des vices à la cour (voir la note 107) ont suscité la misère. Dans l’Advision, par exemple, Christine s’écrie:

 

«Or regarde a quel prejudice tournent les delices quant ilz rameinent la voulenté, qui doit suivre raison, a tel bestialité que elle ne vise, ne que une beste mue, ne mes aux pastures basses, et ne s’eslieve ne regarde a son naturel propre lieu, qui est le ciel dont l’ame formee a l’image de Dieu est venue et doit tendre a aler.»[116]

 

«(L)e vent penetrant qui donne l’enfleure maloitte qui bestourne le sens d’homme raisonnable en beste mue.»[117]

 

L’homme de son époque ne se fait pas guider par la raison, selon Christine, qui dit que la reine qui porte ce nom s’est retirée aux cieux pour cette raison:

 

«Ha, dame Raison juste et pure,

Et tu t’en es lassus fouÿe,

Pour ce que d’umaine nature

Tu ne povoies estre ouÿe;»[118]

 

Les gens préfèrent plutôt «non poissance, ygnorance et concupiscence». Ce sont, selon Christine, des concepts qui sont tout à fait opposés à la raison et qui détruisent pour cette raison la faculté pensante:

 

«La trinité qui nous deffait, c’est une trinité miserable.Quelle est elle? C’est non poissance, ygnorance et concupiscence. Et par ceste trinité miserable est deffaitte nostre trinité raisonnable, c’est assavoir memoire, entendement et voulenté.»[119]

              

Selon Christine l’usage de la raison rétablira l’ordre dans le monde. Étudions la théorie de Christine là-dessus de plus près. D’abord il faut constater que la raison a de l’importance parce qu’elle encourage les vertus, selon Christine. Dans le Chemin la reine Raison aété accompagnée par vingt dames, des vertus.[120] Puis, la qualité importante de la raison est selon Christine qu’elle n’accepte pas les méchancetés: «Raison, qui tout pechié exille».[121] Ceci fait ressortir aussi que de l’usage de la raison résulte un bon comportement. Le passage suivant confirme cette idée:

 

«(D)e ce entremettre

Moult voulentiers el (Raison) se vouldroit,

Qu’on se gouvernast plus a droit.

Et se pieça eust esté creue,

Ceste meschance si acreue

Ne fust mie, c’est chose voire.

Mais ne fu homs qui voulsist croire

Son conseil, quant au monde estoit

Et leur bien leur amonnestoit.»[122]

 

Cette qualité de la raison est essentielle parce que par cette qualité elle est « la maistrece / Qui garist de toute destrece;».[123] En d’autres mots l’usage de la raison ne garantit pas seulement la paix (voyez le passage cité aussi plus haut:«Et se pieça eust esté creue, / Ceste meschance si acreue / Ne fust mie, c’est chose voire.»), elle ressuscitera aussi la paix (elle «garist de toute destrece»). Finalement, de la fonction des personnes allégorique dans le débat ressort aussi que la raison est la faculté qui peut résoudre le problème de la France. Car dame Terre s’adresse à dame Raison pour améliorer sa situation déplorable. C’est dame Raison qui mène le débat. C’est elle qui commande aux personnages allégoriques Sagesse, Noblesse, Richesse et Chevalerie de trouver une solution pour la misère. La tache de Raison est donc d’être la coordinatrice du projet de rétablir l’ordre et la paix sur terre. Toutes les quatre puissances acceptent ce rôle et cette puissance de Raison, elles ne les discutent pas. Les quatre personnes s’attaquent l’une l’autre, mais elles n’attaquent pas la position de dame Raison.

Résumons la théorie de Christine à propos de la paix dans les schémas suivants:

 

 

Nous concluons donc que la raison est le moteur dans le projet de paix de Christine. La raison est la condition nécessaire pour maintenir la paix. Elle n’est donc pas la finalité de Christine, mais elle est plutôt le moyen de rétablir l’ordre dans le monde chaotique.  La paix c’est le but final de l’œuvre de Christine, ce qu’illustre encore la citation suivante:

 

«(P)aix est la plainitude de toute vertu et la fin et somme de toutes noz euvres et labours. (...) sans paix ne pouons vivre deuement ne selon vertu. Et doncques, puis que afin de avoir paix sont tous noz labours, (...) soit mise toute peine que elle soit gardée entre nous, creatures raisonnables».[124]

 

L’écriture de Christine constitue donc un moyen pour faire le bien. Christine est à la recherche de voies pour sortir son pays de la crise. Déjà dans ses textes de la première période elle cherche le bonheur de son pays. Le Livre de la paix est une preuve de plus de l’affection ou plutôt du dévouement de Christine pour la France. Elle veut contribuer au moyen de ses textes au perfectionnement du pays. Notre paisible Christine livre, pour ainsi dire, un vrai combat pour la réalisation de la paix.

Terminons ce chapitre en disant que Christine s’intéresse à la raison pour des motifs personnels et des motifs pacifiques. Christine se rend compte que c’est la raison qui l’a aidée à surmonter la misère personnelle. La raison a joué un rôle constant dans sa vie personnelle. Christine constate que la raison devrait aider aussi à tirer les Français et leur pays de la misère publique. La raison qui était un porte-bonheur pour elle-même devrait l´être aussi pour l’intérêt commun.

Il y a selon nous cependant une différence entre le Chemin et l’Advision d’un côté et le Livre de la paix de l’autre côté. Tandis que Christine accentue encore les deux motifs pour l´usage de la raison (donc aussi l’importance de la notion ‘raison’ pour son intérêt personnel) dans le Chemin et l’Advision, l’usage du mot raison dans le Livre de la paix est exclusivement lié à la paix ou au bonheur de son pays. Dans ce texte Christine s’intéresse complètement à l’intérêt public. Comment expliquer cette évolution?

À la fin du paragraphe 2.2.1 nous avons déjà fait des hypothèses à propos du fait que Christine omet les remarques personnelles dans le Livre de la paix. Nous y ajoutons encore quelques remarques. D’abord nous voyons que Christine se met de plus en plus à sa tache de contribuer à la réalisation de la paix. Peut-être parce qu’elle s’est débarrassée un peu de sa douleur personnelle. Deuxièmement les conséquences de la guerre sont de plus en plus pressantes. Pendant l’écriture du Livre de la paix Christine a été touchée même personnellement par les ennuis de la guerre. La situation l’a forcée à interrompre l’écriture de son texte.[125] Cette interruption après la première partie à cause de la guerre montre une fois de plus que les conseils de Christine dans ses textes sont vraiment très actuels. Christine croit à l’efficacité de ses textes. Elle trouve que la société a besoin d’elle.

En résumant, nous posons que la vie et l’époque de Christine peuvent expliquer l’évolution de  son usage de la notion ‘raison’ dans ses textes. 

 

 

§ 2.3 Contributions à la réalisation de la paix

 

Dans ce paragraphe nous étudierons comment Christine de Pizan veut contribuer concrètement à la réalisation de la paix.

Dans § 2.2.2 nous avons déjà vu que la raison est son arme dans le combat pour la paix. Quelles sont les caractéristiques de cette arme? Nous avons démontré que la raison est pour Christine à la base de la sagesse, de la prudence, de la sapience et de la science. Idéalement l’homme raisonnable est donc une personne qui aime ces qualités. Au moyen de ces valeurs, inséparablement liées, la raison peut maintenir et rétablir la paix sur terre:

 

« Se sappïence en ton cuer entre, 

Et scïence se fiche ou centre 

De ton ame, conseil plaira 

A toy qui point ne te laira, 

Et te conservera prudence

De toute mauvaise accidence. »[126]

 

La tâche de Christine de Pizan est donc de répandre la sagesse dans son public (§ 2.3.1). Pour arriver à ce but il est cependant nécessaire que Christine dispose elle-même de cette valeur (§ 2.3.2). Nous envisagerons l´étude du programme de paix dans l´œuvre de Christine donc selon deux perspectives: son public et la réalisation du programme.

 

§ 2.3.1 Vita activa

 

Christine pose que raison, sagesse, science, prudence et sapience (les réalisateurs de la paix) sont surtout importantes pour les princes. Les princes doivent servir comme des exemples pour leurs sujets. Christine veut convaincre et engager les hommes politiques de choisir pour la paix. Voilà ce que nous appelons la ‘vita activa’ de Christine. Elle prévient les princes des dangers qui menacent le pays à cause des vices à la cour (comme nous avons vu dans le § 2.2.2), ce qui lui donne une position précaire vis-à-vis de la cour. Christine dépend en effet de la cour, puisque les princes sont ses mécènes. Christine se rend bien compte de cette situation. De plusieurs manières elle crée une position qui lui permet de s’engager.

D’abord elle ne cesse de souligner qu’elle agit dans une bonne intention, qu’elle vise au bonheur de son pays. Dans l’Avision elle fait dire à dame Libera (qui représente la France):

 

«(M)ais pourquoy ne a qui dis je ces paroles, quant je sçay que n’en seray pas creue? Car ne pourront entrer es corages adurcis: si comme on dit, le fol ne croit jusques il prent. Mais habondance de voulenté le me fait dire comme tendre mere a ses enfans.»[127]

 

En plus aux passages critiques succèdent des passages où elle accentue les bonnes actions des princes. Dans le Livre de la paix, par exemple, elle adoucit sa critique par un éloge de Louis de Guyenne pour son apport dans les négociations de paix. En soulignant les qualités des princes, Christine veut les encourager à continuer leur bon travail. La critique de Christine, c’est vraiment de la critique constructive.

Troisièmement Christine base ses textes sur des autorités: la bible et les œuvres classiques. En fait ce n´est plus Christine qui s´exprime mais plutôt la sagesse ancestrale. Ce sont donc Salomon, Aristote, Cicéron, et cetera, qui parlent. Ces sources renforcent l’autorité de ses textes:

 

«(V)ueille ta tres belle jouvence un pou estudier et nocter, non mie parolles qui sont neant, mais les beaulx dis des sages, tant ycy comme autre part ramenteus, qui t’enseignent et demonstrent toutes choses propices et qui à excercer t’appartiennent».[128]

 

Le choix de ses figures allégoriques et mythologiques n’est pas non plus innocent. Dans la dédicace du Livre du chemin de lonc estude Christine annonce:

 

«(M)oy, qui sans pratique

Le compteray par maniere poetique».[129]

 

La Sibylle, le symbole du savoir, la guide dans le Chemin. La figure de dame ‘Sebille’ permet à Christine de se distancier du discours. Dans ce même texte Christine est la messagère de Raison, la fille de Dieu. Raison et ses compagnes, qui cherchent une messagère « Couvenable, stilé et sage»,[130] choisissent Christine. Il semble qu’elles ont fait un bon choix, parce que Raison est contente de sa transcription du débat, ce qui veut dire qu’elle est satisfaite de l’œuvre de Christine.[131] Christine a donc l’approbation d’un personnage important.

 

« Raison, Emanation des göttlichen Willens, erteilt Christine den Auftrag, das Gehörte schriftlich zu fixieren und an ein Publikum zu vermitteln. Ihre Autorschaft ist also gottgewollt, der Chemin ein von Gott inspiriertes Werk. »,

 

lit-on dans Christine de Pizan in Text und Bild.[132] Au moyen de son personnage Raison Christine peut donc se légitimer. Ce qui est cependant plus important, c’est que ce personnage accentue aussi l’intérêt du message de Christine.

Puis dans l’Advision Christine se cache derrière les paroles de dame Libera, un autre personnage allégorique. En fait Christine n’est qu’un ‘témoin’ des mots accusateurs de dame Libera. Cette instance supérieure la charge d’écrire son texte et de noter ce dont elle s’est plainte. Cette tâche est pour Christine en même temps un « onneur» et une «charge».[133]

Un autre personnage allégorique, à savoir dame Opinion, pose même qu’il n’y a pas d’erreurs dans l’œuvre de Christine. À la page 88 elle dit à Christine:

 

« Car je te dis que non pour tant t´ay je blasmee de ce que prerogative de honneur volz, comme je ay dit devant, donner a Fortune, et moy, comme je soie principe, y oublias, faulte n´y a, non obstant que par moy maint s´en debatent diversement ».

          

Il est évident que Christine utilise ces personnifications de l’Advision aussi pour se justifier. Sa stratégie est de se présenter dans ses textes comme un personnage qui ne fait qu´écouter et copier les mots d´autres personnages. De cette manière Christine peut formuler des critiques et exposer ses idées sur son époque.

Il est intéressant de voir que Christine est plus directe dans son Livre de la paix que dans les deux autres textes. Christine a abandonné les figures allégoriques. Elle a eu sans doute plus d´autorité à cette époque, ce qui fait qu´elle n´a plus besoin de sa stratégie d’enrober ses propos dans des allégories et de faire parler ses figures allégoriques.

Mais quelles sont les idées politiques de Christine? Nous constatons qu’elle nous montre plusieurs idées à propos de la situation politique de son pays dans ses textes.

D’abord Christine trouve que la discorde entre les princes ennemis de Bourgogne et d’Orléans doit cesser. Les partis opposés doivent faire la paix, il faut la concorde dans le royaume. Dans le Livre de la paix Christine compare la guerre civile avec un homme qui se démembre:

 

«Avisons quel forcenerie sembleroit estre veoir un homme tel atourné par grant yre que il mesmes se veast à destruire, si comme se les dens esrachacent sa propre char, les mains s’entreferissent grans coups, et tirassent à confondre l’une l’autre les piéz, à frapper es yeaulx se estre puest, et ainsi tout le corps fut en tel forcené mouvement contre soy meismes, certes, bien diroit on que un tel seroit meu par grant desverie. Helas! N’est ce pas pareil de guerre civille en une contrée».[134]

 

Alors Christine conseille aux princes de se réunir de sorte qu’ils soient plus puissants envers leurs ennemis, les Anglais.[135]

Deuxièmement Christine s´attaque dans ses textes au problème de la monarchie. Il est évident que Christine est contre un gouvernement par le peuple:

 

« Et quant est de ce que aucuns pourroient dire que Romme sans seigneur bien et bel jadis se gouvernast, je dis que non pas le menu peuple gouvernoit, mais les nobles, si que en la cité de Venise font aujourdhui et tousjours ont fait bien et bel et en acroissement de siegneurie, mais c´est par les anciens lignaiges de bourgois notables de la cité, et s´appellent nobles et ne souffreroient pour riens un de peuple aler à leurs consaulx. »[136]

 

Dans ses textes Christine pose que la monarchie représente, pour elle, la meilleure forme de gouvernement. Un seul roi devrait gouverner le royaume de France, selon Christine, parce qu´ un tel état garantit la paix. Dans le Chemin elle décrit le monarque idéal. Christine espère que la France aura encore une fois un roi comme Charles V (Christine a toujours loué ce roi pour sa sagesse et sa justice). Dans le texte Christine compare le monde réel de discorde avec le monde idéal de concorde et elle conclut qu´il faut trouver quelqu´un qui soit susceptible de restaurer l´ordre. Christine fait un effort, mais elle ne donne cependant pas de solution concrète dans son texte. Les personnages, à savoir Sagesse, Richesse, Chevalerie et Noblesse font des propositions pour un roi unique, mais Christine ne prend pas de décision finale. Aussi la tâche de Christine est d´être la réceptrice du message et de le transmettre à la cour de France. C´est cette cour qui doit prendre la décision:

 

« (A) la fin accordé

Se sont par communal acort

Quë ilz s´en mettront au recort

Des princes françois, dont la court

Est souveraine, et de qui court

Le renom par l´univers monde

De sens, d´onneur et de faconde,

De franchise, de grant noblece. »[137]

 

C´est donc un problème politique qui motive le texte. Pour Christine, la politique signifie cependant surtout la science de se comporter bien. Christine cherche à apprendre à bien vivre et à bien se tenir. Dans ses textes elle donne des exemples d´un bon comportement. Elle décrit les caractéristiques d’un bon prince: un tel prince doit être sobre, mais généreux, il a un cœur noble et il garantit la justice, il a de la patience, il est sage et il aime la science, et cetera. Christine accentue l´intérêt de la sagesse à la cour. Elle prévient contre les conseillers qui ne cherchent que leur intérêt personnel. Christine fait donc surtout de la morale dans ses textes ´politiques´. Selon Gianni Mombello:

 

« Chez elle [Christine], politique, morale et pédagogie se confondent et ce sont même ces deux dernières qui paraissent primer. »[138]

 

Le programme de paix de Christine est donc plutôt moral que politique. Elle veut infléchir le comportement des hommes à la cour. Voilà un troisième point essentiel dans le programme ´politique´ de Christine de Pizan.

En publiant ses idées politiques dans ses textes, Christine mène plus ou moins une ‘vita activa’, parce qu’elle s´engage dans la politique de son époque. Nous ne voulons cependant pas exagérer cette ‘vita activa’ de Christine, parce que Christine parle surtout de la ‘vita activa’, mais son mode de vie c’est surtout la ‘vita contemplativa’. Passons donc maintenant à ce mode de vie de Christine.

 

§ 2.3.2 Vita contemplativa

 

Commençons par dire que la ‘vita contemplativa’ ne réfère pas seulement à la vie dans les monastères des ordres religieux. Stefan Swieżawski nous fait comprendre que cette notion renvoie aussi à la vie consacrée aux études:

 

«Le développement des universités favorise la naissance d’une nouvelle conception de la contemplation: celle de la vie consacrée aux études. (...) la vie contemplative ne serait pas exclusivement réservée aux religieux. De nombreux chrétiens veulent s’adonner à l’étude et à une réflexion systématique (vita speculativa sive studiosa).»[139] 

 

Alors est-ce qu’il y a un mode de vie qui s’attache mieux à la vie de Christine que cette ‘vita contemplativa’? Christine elle-même nous donne sa réponse:

 

«Adonc cloy mes portes, c’est assavoir mes sens, que plus ne fussent tant vagues aux choses foraines, et vous happay ces beaulx livres et volumes et dis que aucune chose recouvreroie de mes pertes passees».[140]

 

C’est cette vie consacrée aux études qui lui plaît beaucoup:

 

«Aprés ces choses, comme ja fussent passez maiz plus jeunes jours et aussi la plus grant partie de mes occupacions foraines, revins a la voie qui plus naturelment me plaisoit, c’est assavoir solitaire et quoye.»[141]

 

Christine se consacre à ses études pour réaliser son programme de paix. Pour la construction de son message Christine prend trois voies, à savoir:

 

La voie du passé: les auctoritates

Christine se tourne très souvent vers le passé pour trouver des passages exemplaires pour son public. Elle se plonge dans des sources livresques, comme, par exemple, les commentaires sur la bible. Les commentateurs[142] de la bible notent trois aspects du texte de la bible: la lettre (littera), le sens (sensus) et la sagesse (sententia).[143] Christine s’intéresse, selon nous, surtout à la sagesse. Nous répétons que le mot ‘sage’ indique à l’époque un savoir-faire et une expérience.[144] Christine cherche d’un côté des passages dont son public peut tirer des leçons à suivre,[145] de l’autre elle cite des passages contenant des messages avertisseurs par lesquels elle avertit le royaume français des dangers:

 

«(L)es tieuxtes des saintes Escriptures, que nyer ne pouons et ou n’a mençonge, nous doivent a tout le moins estre fondement de paour et de petite asseurance, et aussi les veritez des vraies histoires approuvees. Qui me gardera doncques de trembler quant je congnois que la justice de Dieu riens ne passe sanz punicion et je voy les occasions d’inconveniens courir toutes communes.»[146]

 

Christine donne aux princes de France les exemples des rois David, Nabuchodonosor, Balthasar et le roi de Ninive. Christine a donc plein d’exemples bibliques qui doivent avertir ses lecteurs. Dans le Livre de l’advision Cristine Christine en dit: «N’ont doncques les miens assez example d’eulz repentir?»[147] Or, il est donc important selon Christine de connaître les exemples du passé.

Christine ne se limite pas seulement à des sources bibliques pour acquérir de la sagesse, elle a beaucoup d’autres sources. À côté de ses sources chrétiennes elle a ses sources ‘païennes’ (la philosophie grecque et romaine). Christine lit aussi les livres des Anciens pour en tirer ce dont elle a besoin pour augmenter sa sagesse personnelle et en plus pour améliorer son argumentation en transmettant cette sagesse à son public. Son regard sur la société a donc également été influencé par les Anciens. Christine apprend des Anciens une certaine expérience de la vie. Les Anciens peuvent servir d’exemple pour les pieux, selon Christine. Augustin, un des grands exemples de Christine, a propagé cette même opinion.[148] 

Christine qui désapprouve par exemple la luxure, ne trouve pas seulement le soutien de saint Matthieu, mais aussi celui des Anciens. Ainsi Christine dit:

                       

«Saint Jerome en son premier livre

Sus l’Evvangille que nous livre

Saint Mathieu, dit que ycellui

Si est plus serf que aultre nullui

Qui ses richeces tient et garde,

Car comme serf en a la garde;»[149]

 

Les Anciens ont aussi souligné cette servitude à la richesse:

                       

«Et que tieulx richeces on doye

Desprisier, (…)

Car toutes plaines les leçons

En sont des sages ancïens,

Qui les repputoient lïens

De servitude a creature.»[150]

 

Christine emprunte beaucoup d’idées aux œuvres classiques. Elle n’a pas du tout l’intention de montrer de nouvelles idées ou d’être originale, ce que montre bien ce passage intéressant du Livre de la paix:

 

« (L)es beaulx dis des sages, (...) desquelles, pour ce qu’en plusieurs livres et volumes ça et là sont dispers, ay cueilli partie afin de tout ensemble estre veu plus legierement, et encores en epiloguant et concueillant en brief sur les maitres passées et dictes cy devant, afin du mieulx retenir.»[151]

 

Christine sert donc de relais pour la transmission du savoir. Elle énumère ses connaissances des textes classiques de manière didactique. Cependant elle plie les sources à son propos. Car c’est Christine qui fait le choix des textes et des arguments qui lui sont propices pour son programme pour la paix.[152] Ses livres sont des manuels moraux pour son public.

 

La voie du présent: l’expérience

Christine ne se tourne cependant pas seulement vers le passé pour acquérir de la sagesse et pour trouver des passages qui pourraient prévenir son public. Christine souligne qu´il est important aussi de se rendre compte de ce qui se passe autour de soi. Elle-même mentionne les conflits de son époque, dont les conséquences lui font peur. Christine sent pour ainsi dire les menaces et les dangers de son époque. Dans l´Advision elle écrit qu´il y a un silence menaçant dans son pays:

 

« Et de tant comme plus il les retarde [Dieu qui ´retarde´ les punitions], de tant plus grant paour avoir devons, tout ainsi comme de l’archier: de tant comme plus il retarde a fraper tendis que fort il tire la corde, de tant fiert il plus grant coup quant il assene. »[153]

 

Christine prévient donc ses compatriotes de tirer des leçons du temps actuel et du passé récent et elle leur dit de se convertir pour éviter plus de punitions. Elle croit que, si la situation ne change pas, les punitions seront encore plus graves dans un avenir proche. Dans le Livre de paix Christine dit à son public de regarder tout simplement autour de soi et d´apercevoir la situation pénible du pays:

 

« Or, pensons un petit, à voir dire, que ce eust esté à veoir en assemblée de mortelle bataille, si comme on y taschoit tous les jours et chacune heure, tant de princes et nobles hommes tous d´un meismes corps et soubz un chief de souverain seigneur eulx entre-occirre et perir piteusement par le douleureux entregiet de fortune en la maison de mesheur. »[154]

 

Christine est donc une moraliste pratique. L´empirisme joue un rôle important chez elle, ce que nous prouverons encore au moyen de quelques citations:

 

« et meismes l´experience en noz aages le nous aprent »

 

« Et que ceste sentence soit vraie, le nous aprent l´experience des choses de nouvel passées. »

 

« si comme il (Saluste) dit et experience le nous certiffie »

 

« et qu´il soit vray (ce que dit l’autorité) le nous aprent pure experience. »

 

« si que le tesmoigne l´Euvangile et mesmement la present experience. »[155]

 

Christine croit que l´expérience et l´étude de ses sources lui permettront de trouver des solutions pour des problèmes qui concernent tout son pays. Ce sont ces qualités aussi qui l´ont aidée à surmonter sa tristesse personnelle. Christine veut donc transmettre ses expériences personnelles dans un système général. L´Advision nous montre très bien ce parallèle: la première partie contient les problèmes du pays, tandis que dans la deuxième partie il s´agit des misères personnelles de Christine. La dernière partie contient finalement une solution aux deux types de problèmes.

L´expérience est donc, selon Christine, nécessaire pour être capable d’analyser des problèmes et d’y trouver une solution. Bärbel Zühlke appelle cette expérience de Christine ´la sagesse pratique´ de ses textes:

 

« Das Material besteht in einer Mischung aus theoretischem und praktischem Wissen - den Lektüreerfahrungen und den Lebenseindrücken Christines. »[156]

 

Chez Christine la transmission de la sagesse passe par la connaissance du monde. Elle veut transmettre ses expériences de la vie, tout comme ses connaissances des commentaires sur la bible et des textes anciens, à son public.

Christine continue même d´avertir son public pendant une période de paix. Ainsi elle dit au prince dans le Livre de la paix que, pour maintenir la paix et la garantir à l’avenir, il lui suffit de penser à la situation récente de guerre et de misère. Le prince doit donc tirer une leçon: 

                              

« Te sont doncques necessaires deux choses par especial afin que le bien de paix soit tousjours avec toy: l´une est avoir à memoire sans oubly et devant les yeulx le mal qui vient par guerre et bataille ».[157]

 

Si on étudie les citations citées plus haut (voyez la note 155) dans leurs contextes, il nous semble que l´empirisme de Christine sert surtout à souligner la sagesse tirée des sources. Le présent ou bien le passé récent prouve, selon Christine, que les évènements du passé se répètent. 

Passons maintenant à la dernière voie de la ´vita contemplativa´ de Christine de Pizan, qu´elle prend pour accéder au savoir.

 

La voie du futur: l´astrologie

Nous avons vu jusqu´ici que la faculté ´raison´ de Christine lui est utile dans ses études des livres des Anciens et dans l´apprentissage à partir de ses expériences personnelles. Dans ses textes nous découvrons un nouveau champ d´études. Christine, retirée dans son cabinet d´étude, s´intéresse aussi à l´astrologie. Dans ses textes elle consacre beaucoup de passages à ce domaine. Surtout dans le Livre du chemin de lonc estude Christine décrit largement les astres. Elle consacre plus de deux cents vers à ce sujet.[158] Accompagnée de la Sibylle, Christine monte au firmament. Christine est très contente de cette proposition de la Sibylle.[159]

Il faut dire que Christine ne fait pas de remarques scientifiques sur l´astrologie dans ses livres. Elle n´a que des connaissances globales en matière d’astrologie. Elle énumère les noms des planètes, leurs positions et leurs effets. Christine se rend compte de ses connaissances rudimentaires de cette science, ce que montre le passage suivant:

 

« Je ne pense pas a parler,

Car ne m’appartient a mesler

Des jugemens de tel clergie,

Car scïence d’astrologie

N’ay je pas a l’escole apprise;

Si en pourroie estre reprise;

Mais de ce qu’en general vis

Puis compter qu’il m’en fu avis. »[160]

 

Vu la quantité de vers sur l’astrologie on dirait que Christine de Pizan attache donc beaucoup d’importance à cette science. Le fait qu’elle rattache l’astrologie à la philosophie souligne une fois de plus que Christine reconnaît la valeur de l´astrologie, ce que montrent les vers suivants:

 

« Or, t´ay je [la Sibylle] tout le voir appris

De ce beau lieu et du pourpris

De la fontaine de clergie,

Ou l´en apprent astrologie;

Et Philosophie y repaire ».[161]

 

Ce lien est significatif, parce que la philosophie est au sommet de toutes les sciences au Moyen-Âge.

Pourquoi est-ce que Christine se fixe tellement sur l´astrologie? Essayons de répondre à cette question. Commençons par répéter que l’astrologie était un des domaines scientifiques de son père.[162] C’était l’astrologie qui a rattaché Thomas de Pizan - et indirectement donc Christine - à la cour de France. Thomas de Pizan était astrologue à la cour de Charles V. Christine a donc un lien personnel avec cette science. Une des sources de son savoir astrologique était sans aucun doute son père. Nous supposons que son père l’a mise en contact avec les connaissances élémentaires de l’astrologie pendant sa jeunesse.

Deuxièmement l’astrologie était une science respectée à son époque. Au XVe siècle on s’intéressait énormément à l’astrologie.[163] Cette position de l´astrologie a encore été renforcée par l´acceptation d´Aristote comme philosophe.

À notre avis ces motifs ne suffisent pas à expliquer l’intérêt que Christine porte à l’astrologie. Nous croyons que Christine a un motif spécial pour lequel elle est passionnée pour l´astrologie. Selon nous, ce domaine scientifique l´intéresse surtout parce que l’astrologie c´est la science de l´avenir. Un astrologue pouvait prédire l’avenir. Il interprétait et déchiffrait des signes. Commela France est en état de guerre et de maladies, il n’est pas étonnant que Christine soit curieuse de savoir ce qui se passera dans l’avenir (peut-être que l’avenir amènera un peu plus de bonheur) et par conséquent l’intérêt pour l’astrologie de Christine est logique. Aussi faut-il voir, selon nous, dans l’intérêt que Christine porte à l’astrologie plutôt un intérêt pour l’avenir de l’homme, de la France et du monde, qu’une passion pour le savoir astrologique proprement dit. Cette thèse correspond tout à fait avec la description de Stefan Swieżawski du terme ´astrologie´ au Moyen-Âge:

 

« Ce qui intéresse les astrologues, à la différence des astronomes, ce n’est pas

seulement la connaissance des phénomènes du cosmos, qui suppose la connaissance de l’astronomie, mais c’est surtout leur relation quo ad nos, c’est-à-dire l’influence des puissances célestes sur l’homme et son environnement. »[164]

 

Christine se prononce souvent sur se qui se passera à l’avenir. Elle suggère que ses propres écrits sont prophétiques. Le mot ‘advision’ dans le titre du Livre de l’advision Cristine l´indique déjà. Puis à la première page de ce texte Christine écrit:

 

« Et comme tost aprés, mes sens liez par la pesanteur de somme, me survenist merveilleuse advision en signe d’estrange presage. »

 

Christine base ses prévisions sur ses sources.[165] Elle intègre dans ses textes les prédictions qui ont été faites dans le passé par les Anciens, les Pères de l’Église et les personnages bibliques. Nous donnons un exemple, pris de l´Advision:

 

« Ha! Bien prophetiza le temps que je voy et le lieu ou tu es en ses proverbes Salomon, .XXXme. chappitre ».[166]

 

Christine utilise donc la raison, la faculté la plus importante pour l’étude, pour tirer des leçons des prophéties qu´elle trouve dans ses sources. Ces prophéties lui apportent de la sagesse. Or, nous croyons que Christine se plonge surtout dans la matière de l´astrologie, parce qu´elle croit à l´utilité de l´astrologie pour la prophétie.

 

Il est intéressant de voir que Christine est toujours orientée vers l’homme, sa place et sa tâche dans la société. L’intérêt de Christine pour l´amélioration de l’humanité est primordial et omniprésent dans ses livres. Il fait qu´elle se tourne au passé, au présent et à l´avenir pour acquérir de la sagesse pratique. Dans le Livre de la paix Christine conseille ses lecteurs de faire la même chose dans la vie de tous les jours:

 

«(L)’une est prepenser les choses passées ès semblables cas et y prendre exemple; la ii.e, le temps avenir pour y pourveoir; et la iii.e, l’estre du temps present pour bien se disposer.» [167]

 

On voit par ce qui précède que le mode de vie de Christine de Pizan ne se limite pas à la ‘vita activa’ ou la ‘vita contemplativa’. Christine participe à toutes les deux. Son mode de vie est un mélange d’une vie consacrée à la sagesse et la dévotion et d’une vie d’engagement politique. Christine souligne l’importance de la ‘vita contemplativa’. Cette vie mène, selon elle, à une meilleure société, une société qui vit en paix. La ‘vita contemplativa’ a donc des conséquences positives pour la vie politique, la ‘vita activa’. Christine utilise en effet ses études pour sa contribution à la réalisation de la paix. Elle a donc un esprit pratique. Ses études ont un but précis, ce que montrent les vers suivants:

 

«Car ton delit est de courir

Par ces beaulx lieux; il te souffit

Que ton sens  en ait le prouffit.»[168]

 

Les études de Christine visent donc complètement à l’amélioration de la ‘vita activa’. Elle veut faire connaître aux autres les moyens de mieux vivre. Cette ‘vita activa’ influence à son tour la vie passée dans le cabinet d’études. Car de bonnes conditions politiques permettent à  Christine d’étudier (ou bien de mener sa vie contemplative).[169] Dans une situation de paix, elle n’a plus à s’inquiéter pour les dangers qu´entraîne la guerre. De cette manière les deux modes de vie dépendent donc l’un de l’autre. Ils sont, selon nous, indissolublement liés dans la vie de Christine.

Nous touchons ici à la question qui se pose très souvent dans les études autour de Christine de Pizan, c’est la question de savoir si Christine peut être appelée un des premiers humanistes en France, à cause de son intérêt porté à la raison et aux œuvres antiques. Ce que je voudrais tenter, à la fin de ce chapitre, sera une synthèse à partir de quelques recherches sur l’humanisme à la fin du Moyen-Âge par rapport à Christine de Pizan.

Constatons d’abord que la notion ’humanisme’ a été définie de plusieurs manières. Jacques Lemaire l’a définie, par exemple, de manière suivante:

 

«(L)’humanisme est une attitude intellectuelle qui se caractérise par une affirmation de l’homme en tant qu’individu, par une exaltation de sa liberté face aux autorités et par un goût particulier pour le beau, notamment pour le beau langage et la rhétorique classique, nécessaire au bon orateur, ainsi que pour la nature, considérée d’un point de vue esthétique; cette attitude “prend sa source dans une assimilation approfondie de la culture antique, que les représentants littéraires du mouvement entendent égaler, ou même dépasser”».[170]

 

Cette définition est une définition de l’humanisme dans sa forme la plus achevée. Si on prend cette définition de façon très stricte il sera difficile de trouver au Moyen-Âge un vrai humaniste.

Dulac et Reno signalent dans leur article plusieurs caractéristiques de l’humanisme chez Christine de Pizan. Elles indiquent son intérêt porté à la situation de la femme et plus précisément l’accent mis sur sa propre personnalité (les éléments autobiographiques). Selon Dulac et Reno, Christine est donc en partie une ‘pré humaniste’ à cause de sa féminité. Ensuite elles soulignent son retour aux œuvres antiques et son attachement au concept de la ‘translatio studii’.

À part de ces caractéristiques humanistes il y a, à notre avis, des indices qui montrent, tout au contraire, l’influence de la scolastique sur l’œuvre de Christine.

D’abord on retrouve dans la manière de travailler de Christine et dans ses textes la structure profonde du raisonnement scolastique. Selon Swieżawski[171] la tradition scolastique connaît trois fonctions de l’intellect de l’homme. D’abord la formation des idées. Puis la jonction des idées dans les jugements. Finalement la jonction des jugements dans le raisonnement. Si on compare ces fonctions avec la construction des textes de Christine on voit, à notre avis, des aspects comparables. Chez Christine on les retrouve de manière suivante: la formation des idées à partir de la lecture des sources - un jugement des idées de ces sources (Christine choisit ce dont elle a besoin pour son argumentation) - et dernière étape: - l’ajout de ces idées dans son raisonnement en faveur de la paix.

En plus il ne faut pas oublier que Christine porte plus d’intérêt aux contenus des textes antiques qu´à leurs formes. Ce fait montre aussi plutôt l’influence de la scolastique que celle de l’humanisme. Nous appuyons cette idée sur les mots de Le Goff à propos de la forme et le fond:  

 

«Pour les humanistes la première (la forme) est tout, pour les scolastiques elle

n’est que la servante de la pensée.»[172]

 

Les œuvres antiques sont importantes pour Christine pour leurs contenus. Ce ne sont pas la forme ou les éléments esthétiques (un beau langage ou la rhétorique) qui comptent. Il s’agit plutôt de la sagesse pratique des textes. Nous avons déjà démontré que la notion ´sagesse´ signifie surtout un savoir-faire pour Christine (voyez le § 2.1, la note 90). C’est pour la même raison que Fourrier dans l’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle rejette le caractère humaniste des travaux de traduction à la cour de Charles V. Selon lui le roi Charles V ne s’intéressait que pour les textes qui avaient un caractère pratique. C’est la vertu civique des Anciens qui inspirait le roi. Les travaux à la cour avaient surtout des buts pratiques et politiques (et pas spécialement des buts culturels ou esthétiques), selon Fourrier.[173] Selon lui l´humanisme comprend trois composantes: la recherche philologique, la jouissance esthétique et le perfectionnement moral. En comparant le retour aux textes anciens en France avec celui en Italie il conclut que - contrairement à l´Italie - il s´agit en France pas vraiment de la forme d´un texte ancien:

 

« On y a [en France, XVe siècle] partout traduit les anciens pour répondre à un besoin d´information technique ou de perfectionnement moral; le souci de la forme est absent. »[174] 

 

En effet Christine de Pizan vise aussi surtout à un ‘perfectionnement moral’ dans l’usage de ses sources.

Bref, par ce qui précède on peut conclure qu’on peut trouver à la fois des traits humanistes et scolastiques dans les textes de Christine. Observons, par exemple, encore une fois les deux perspectives du paragraphe 2.2. Dans la première partie de ce paragraphe nous avons vu que Christine utilise la raison et l’étude pour son plaisir personnel. La recherche de Christine est en effet en partie une nécessité intérieure. Elle est une écrivaine solitaire (nous avons décrit l´image de Christine dans son cabinet d´étude entourée de ses livres). Cette passion pour l´étude peut être utilisée comme argument pour prouver l’humanisme chez notre auteur. C’est pour cette raison entre autres que Bärbel Zühlke appelle Christine de Pizan une ‘frühhumanistische Intellectuelle’. Nous la citons:

 

«Insbesondere der Anspruch auf Ruhm in der Nachwelt, die Hervorhebung ihrer Vorliebe für das studium der Wissenschaften und der Literatur sowie die wiederholte Betonung ihrer Wißbegierde sind als humanistische Züge der Selbstdarstellung Christines zu werten.»[175]

 

À cette opinion on peut faire l’objection que pour Christine le renom personnel n’est pas vraiment une fin en soi, mais plutôt un moyen pour atteindre son but final, à savoir la réalisation de la paix (que nous avons présenté dans le § 2.2 comme le deuxième motif de Christine de l’usage de la notion ‘raison). C’est la prospérité de la France qui compte et qui est en fait plus importante aussi que son plaisir personnel pour l’étude. Quand on compare les textes de la première période avec le Livre de la paix, il semble que ce bonheur de son pays a même de plus en plus d’importance pour Christine. Nous avons déjà constaté plus tôt que ce dernier texte ne contient plus beaucoup de remarques personnelles.[176] S´il faut croire le passage suivant dans le Livre de la paix le bonheur de son pays est même le seul but de Christine de Pizan:

 

« (C)omme tous mes motifs soient, et se scet Dieux, afin de tirer à paix et tout bien et eschever guerre ».[177]

 

Or, le fait que certaines gens appellent Christine une humaniste et que d’autres la placent plutôt dans la tradition scolastique est, selon nous, dû au fait qu’ils mettent des accents différents sur l’œuvre de Christine. Le premier groupe accentue plutôt son plaisir pour l’étude, son regard sur le métier d’écrivain, son sentiment de l’individualisme et son retour aux sources anciennes, tandis que les autres réfèrent à l’utilité pratique des sources anciennes et au raisonnement scolastique des textes de Christine. Pourquoi voir cependant dans la personne de Christine de Pizan à toute force une des premiers humanistesou pourquoi accentuer seulement sa tradition scolastique? Nadia Margolis a relié, à juste titre, les deux notions ‘humanisme’ et ‘scolastique’ en posant qu’il y avait deux humanismes au Moyen-Âge tardif: un humanisme plutôt scolastique en langue vulgaire et un humanisme en latin classique.[178] Dans Histoire de la philosophie européenne au XVe siècle nous trouvons encore le terme ‘humanisme civique’. Stefan Swieżawski décrit ce terme de manière suivante:

 

«Dès le XIVe siècle en Italie et au XVe dans toute l’Europe, naît le programme de l’humanisme civique. Ce ne sont pas les liens littéraires, scientifiques ou universitaires qui forment son universalisme, mais des communautés de «bon citoyens». (...) On met au premier plan l’intellect pratique, la volonté et l’activité. La dignité et le caractère exceptionnel de l’homme s’appuient sur les vertus dont la plus haute expression est la vertu civique. »[179]

 

L’humanisme civique est un terme très propice, selon nous, qui s’attache bien à Christine de Pizan et son œuvre. Car les mots ‘bon citoyens’, ‘intellect pratique’, ‘volonté’, ‘activité’ et ‘vertu civique’ sont significatifs dans le programme de paix de Christine. Ils expliquent son retour aux livres des anciens. Sous le couvert que des bons exemples résulte du bien et du bonheur Christine propage d’analyser les livres des Anciens. L’humanisme scolastique et l’humanisme civique sont donc deux termes qui tiennent comptent, selon nous, de tous les aspects et de toutes les qualités de l’œuvre de Christine de Pizan.

 

 

Chapitre 3. Raison: porte-bonheur par excellence?

 

Nous avons conclu dans le chapitre dernier que Christine considère la raison comme très précieuse pour son bonheur personnel et celui de son pays. C’est pourquoi elle souligne l’importance de l’étude, de la progression dans le savoir et les sciences dans ses textes. Après nous être livrée à l’analyse de la signification, de la valeur et de l’usage de la notion ‘raison’, nous visons maintenant à étudier ce que fait Christine avec d’autres concepts de son temps. Qu’est-ce que son intérêt pour la notion ‘raison’ signifie pour d’autres concepts? Est-ce que ‘la raison’ est pour Christine de Pizan la valeur la plus importante pour faire face aux problèmes? Autrement dit: Est-ce que ‘la raison’ est un porte-bonheur par excellence? 

 

 

§ 3.1 L’usage d´antithèses

 

Dans le Chemin Christine oppose à dame Raison (la puissance céleste et l’intermédiaire entre le ciel et la terre) quatre puissances terrestres, à savoir dame Chevalerie, dame Noblesse, dame Richesse et dame Sagesse. Ces quatre dames l’une après l’autre trouvent que leur propre candidat est la solution pour la situation misérable sur terre. Elles proposent respectivement un prince guerrier, noble, riche et sage. Nous avons déjà vu que Christine ne se prononce pas clairement en faveur d’une des quatre dames. Ainsi elle dit:

 

«Mais pour abreger mon lengage,

Sans dire qui mieulx y lengage,

J’en diray trestout en un mont».[180]

 

Christine prend donc une certaine distance des propos des personnages de son texte. Elle le fait sans doute pour des raisons de sécurité et de modestie. Malgré cette stratégie Christine nous fait connaître ses préférences en filigrane. Il est évident, selon nous, que dame Sagesse exprime les opinions de Christine. D’ailleurs il n’est pas étonnant que Christine, tout en soulignant l’importance de la raison, préfère les mots de dame Sagesse aux mots des autres dames. Dame Sagesse a bien sûr un lien fort avec dame Raison, ce qui ressort aussi de la réponse de Sagesse à Raison:

 

«(M)a dame, comment

Me blasmez vous dont n’ay retrait

Le monde du mal ou il trait?

Et comment l’en peusse retraire,

Sans vous?»[181]

 

Dame Sagesse souligne donc qu’elle dépend de dame Raison et qu’elle ne peut pas fonctionner sans elle.

Selon nous, il y a plusieurs indices qui montrent la supériorité de dame Sagesse aux autres dames. D’abord dame Sagesse est la seule personne qui s’attaque vraiment au problème, posé au début du livre, à savoir le désordre sur terre. Elle pose que son candidat sage enrichi des connaissances philosophique (la sapience) aidera les gens à surmonter la misère:

 

« Par sapience gouvernoient

Yceulx, et pour ce en paix regnoient.»[182]

 

C’est dame Sagesse qui argumente que son candidat rétablira l’ordre et c’est là le but final de Christine. Christine l’appelle au vers 3348 « Sagece la quoye». Christine lie donc la valeur ‘paisible’ à la notion ‘sagesse’. Dame Noblesse et dame Chevalerie, au contraire, énumèrent bien les qualités de leurs candidats, mais ces qualités n’ont rien à voir avec le problème du désordre. Dame Richesse finalement était même la cause de la guerre, ce que montrent ses propres mots:

 

«Je dis que le desir d’avoir

De mes biens et de mon avoir

(…)

Les [les gens qui amassent des richesses] faisoit aller de tous lez

Estranges terres conquerir.

C’estoit la fin de leur querir

Qu’ilz en fussent tous enrichis ».[183]

 

Ce que dame Richesse appelle ici la qualité de son candidat, c’est exactement ce que Christine a indiqué comme la cause de la guerre au début de son texte. D’ailleurs ce passage montre la faiblesse du discours de Richesse, parce que ces paroles sont absolument le contraire de ce qu’elle a dit plus tôt, quand on l’a accusée de rompre la paix. En effet aux vers 2904-2906 Richesse avait dit:

 

«Je ne met point gent a mesaise,

Ne ne les fais aller en guerre;

Mes gens ne veulent fors paix querre».

 

Deuxièmement l’importance des mots de dame Sagesse a été soulignée par le nombre des vers que Christine consacre au discours de cette dame en comparaison des autres dames. Dame Sagesse utilise plus de deux mille vers, ce que nous montre le schéma  suivant:

 

 

Premiers plaidoyers

des dames

Amplification du débat

Nombre de vers

Noblesse

v. 3081-3158

v. 3481-3720

318 vers

Chevalerie

v. 3170-3254

v. 3727-3838

197 vers

Richesse

v. 3268-3338

v. 3844-4072

300 vers

Sagesse

v. 3353-3448

v. 4083-6078

2092 vers

 

Dernièrement, ce qui frappe, c’est que dame Sagesse est la seule personne à qui on n’oppose pas d’arguments. Les trois dames ne sont pas d’accord avec dame Sagesse, mais Christine ne nous fait pas connaître leurs arguments. Elle se limite à dire qu’elles contredisent dame Sagesse:

 

« (L)es autres .iii. grans princesses,

Qui moult furent poissans maistresses,

Sagece vouldrent contredire;

Leurs raisons en pristrent a dire

Devant Raison ».[184]

 

Sagesse (la dernière personne qui doit défendre son candidat), au contraire, attaque les arguments faibles des démonstrations de ses prédécesseurs. De cette manière elle fortifie son propre exposé. Le discours de Sagesse est aussi soutenu par beaucoup d’autorités, ce qui rehausse l’importance de Sagesse. Les paroles des Anciens et des Pères de l’Église embellissent son discours. Des fois Christine reprend aussi presque insensiblement la parole de dame Sagesse, ce qui fait que l´on ne sait plus, quelquefois, où s´arrête le discours de Sagesse et où reprend celui de l´auteur.[185] 

Nous constatons donc que dans le Chemin dame Sagesse est une partisane de Raison. Dame Richesse, au contraire, est sa rivale. Dès le début de son texte Christine a dévalorisé la richesse. Dans les vers 339-343 elle dit:

 

« Mais sur terre sont les meschefs;

Tous li mondes est empeschez

De guerres, et plus sont renté,

Tant mains aiment leur parenté

Et plus queurent sus l’un a l’autre ».

 

Ce passage nous montre bien la situation de son époque: les grands princes qui désirent de plus en plus de territoires et de puissance. La notion ‘richesse’ est une notion qui est opposée à la valeur ‘raison’ (le moteur dans le projet de paix de Christine). Pour cette raison il faut donc détester la richesse.

Il nous reste maintenant à déterminer les positions de dame Noblesse et de dame Chevalerie. Ces dames ont un statut ambigu. La noblesse de lignage et la chevalerie guerrière (telle qu’elles sont présentées dans le Chemin) sont rejetées.[186] Christine accentue que Noblesse et Chevalerie fonctionnent seulement bien en combinaison avec Sagesse. Elles résultent même de Sagesse. Car un homme sage aura un cœur noble (la noblesse de mérite). En plus il se servira de ses armes pour défendre les faibles et l’Eglise (c’estla guerre juste, selon Christine). La noblesse de mérite et la chevalerie charitable, ce sont donc des éléments de valeur, mais elles ne fonctionnent pas sans Sagesse.

En fait malgré que Christine ne se prononce pas nettement en faveur du candidat de dame Sagesse et malgré sa stratégie de construire donc un texte dont la fin reste ouverte, nous lisons en filigrane que le candidat de dame Sagesse représente le meilleur prince selon Christine.

Dans l’Advision Christine utilise aussi des personnages allégoriques. Raison est une des trois « vertus » (cf. p. 27, 28). Les autres sont Chevalerie et Justice (cf. p. 28). La dame couronnée, dame Libera, les appelle «ses dames de compaignie» (cf. p. 27). À ces trois vertus Christine oppose trois autres figures allégoriques, à savoir Fraude (p. 30), Richesse (p. 34) et Avarice (p. 46). Il est évident dans ce texte que Christine a une préférence marquée pour les trois vertus et qu’elle éprouve de l’aversion pour les trois vices. Christine l’exprime par exemple dans les descriptions des physiques des femmes. Comparons les deux passages suivants, le premier passage décrit le physique de Raison, le deuxième celui de dame Richesse:

 

«(Q)uelle divine beauté. (...) Le corps avoit droit, long et bien fait, et de la beauté de son vis yssoit ung ray de moult grant resplandeur. (...) Ha! Quel pitié de tel beaulté tenir couverte!»

           

«(U)ne dame vieille, pale, rechignee, maigre, seiche et de tres laide estature. (...) Les ongles avoit longues, agues et crochues comme celles de griffon. »[187]

 

Nous constatons que les contre-valeurs de Raison sont plus marquées dans l’Advision que dans le Chemin. Le fait que l’Advision a été écrit deux ans plus tard que le Chemin pourrait expliquer cette différence ou évolution. Les idées de Christine ont peut-être évolué ou elle a pris plus d’assurance, de sorte qu’elle ose écrire de manière plus directe. En tout cas il était moins dangereux d´attaquer des concepts, considérés universellement comme des vices, comme elle le faisait dans l´Advision. Il en est autrement dans le Chemin où Christine parle entre autres de la noblesse et la chevalerie (dans ce texte elle préfère la sagesse à la noblesse de lignage et à la chevalerie!). Ces concepts délicats pour les hommes politiques de son époque sont, il est vrai, à la base de la guerre interne et externe. 

Dans notre troisième texte, le Livre de la paix, il est plus difficile de discerner les opposés de la notion ‘raison’. Ce n’est pas compliqué du fait que Christine n’énumère pas de vices dans ce texte, mais ces vices ne sont pas exclusivement antithétiques à la notion ‘raison’. Ils s’opposent à toute une série de valeurs étroitement liées à la notion ‘raison’. Ainsi le terme ‘raison’ fait partie d’une chaîne de mots parents.[188] La raison vient, selon Christine, de la «discrecion» (cette faculté distingue le bien du mal). La raison mène, à son tour, à la prudence, dont dépend la sapience («principe est de tout savoir»). 

Dans le Livre de la paix il s’agit dans la première partie surtout de la prudence. Dans les autres parties Christine décrit les vertus dépendant de la prudence: justice, magnanimité, force (deuxième partie), clémence, libéralité et vérité (troisième partie). Christine insiste sur ces vertus et elle pose qu’il est contraire à la raison de ne pas pratiquer ces vertus. Par conséquent la haine, la vengeance, l’envie, la cruauté, l’injustice, la tyrannie sont rejetées. Le passage suivant illustre bien la façon dont Christine formule des antithèses dans le Livre de la paix:

 

«Doncques est chose aduisant à prince, si que assez est declairié dessus, estre

clement, humain et debonnaire, et par consequent ne lui est cruaulté pertinant.»[189]  

 

Nous notons que dans ce texte, le Livre de la paix, écrit en 1412/1413, Christine abandonne le plus souvent l’usage des personnifications pour indiquer des valeurs ou des contre-valeurs.[190] Au contraire, Christine s’adresse directement au lecteur sans utiliser des personnages pour exprimer ses propos.

 

Terminons en disant que l’importance de la raison implique une dévalorisation d’autres concepts dans les trois textes que nous étudions. La prédilection pour la notion ‘raison’ est renforcée par l’utilisation des antithèses pour cette notion. Elles sont plus ou moins les mêmes dans les trois textes. Les vices que Christine énumère dans le Livre de la paix ont déjà été rejetés dans le Chemin et l’Advision. Nous croyons que la différence entre les trois textes consiste plutôt dans la manière de présenter les antithèses de la notion ‘raison’.

 

 

§ 3.2 La position de la foi vis-à-vis de la raison

 

Nous avons évoqué plus haut (§ 2.1) que le fonctionnement de la faculté ‘raison’ est, selon Christine, indispensable, impartial et certain. Nous avons cependant aussi insisté sur le fait qu’en étudiant la notion ‘raison’ dans des textes médiévaux il ne faut pas oublier la notion ‘foi’ (cf. § 1.2.2). C’est pourquoi nous étudierons maintenant la question de savoir si ‘la raison’ est la valeur la plus importante dans les textes de Christine de Pizan ou si elle cède cette place à ‘la foi’ (une valeur omniprésente et importante au Moyen-Âge). Dans ce paragraphe nous essayerons d’éclairer ce point.

Dans le chapitre deux nous avons démontré la valeur de la raison dans les textes de Christine. Nous avons constaté en effet que la raison est précieuse à Christine, parce qu’elle croit qu’elle est porte-bonheur pour elle-même et pour son pays.  

Nos conclusions du deuxième chapitre nous permettent de prendre comme hypothèse que la raison est pour Christine de Pizan supérieure à la foi et que, par conséquent, Christine abandonne les connotations augustiniennes du terme ‘raison’ (cf. p. 20).

 

§ 3.2.1 ‘Raison’ et ‘foi’, deux concepts importants

 

Plusieurs éléments dans les textes que nous étudions semblent soutenir notre hypothèse. Tout d’abord le fait que Christine utilise des fois le superlatif pour exprimer la valeur qu’elle attache à la raison. Dans le passage suivant, Christine, tout en référant à Aristote, prétend: « l’entendement est le souverain des biens».[191] La citation suivante confirme encore cette idée:

 

«Il n’est ou monde plus grant bien - et toy meismes pas ne le me nyeras - que cellui qui vient de l’entendement et qui le perfait en savoir, laquel chose fait estude qui aprent science et experience de moult de choses. »[192]

 

En utilisant le superlatif pour désigner le registre de la raison, il paraît donc que Christine trouve que la raison est une valeur plus importante pour l’homme que la foi catholique.

Ensuite Christine relie souvent des éléments religieux à la notion ‘raison’. Elle transpose des qualités généralement attachées à la foi à la faculté ‘raison’. Ainsi Christine qualifie la raison de «royne du cuer» dans le passage suivant, où elle réfère à Sénèque:

 

«Quant la voulenté est obeissant à raison, adont la plus noble partie de l’omme est dame et royne du royaume du cuer.»[193]

 

Christine désire donc que la raison dirige le comportement de l’homme. Nous soulignons qu’au lieu de dire que Dieu doit être le Seigneur du cœur de l’homme Christine fait honneur à la raison. Dans l´Advision Christine a déjà transmis le mot ´raison´ au registre de la foi. Dans ce texte elle glorifie déjà la raison, ce que nous montrons par ce qui suit.

Dans l’Advision Christine pose que la raison est une unité, composée de trois qualités: la ‘mémoire’, l’‘entendement’ et la ‘volonté’. Puis elle compare ces trois valeurs avec la trinité divine:

 

«Il est, ce dit encore saint Augustin en ung sermon, plusieurs trinitez, c’est assavoir la trinité qui nous a fait, la trinité qui nous deffait, et la trinité qui nous reffait. La trinité qui nous a fait, c’est la Trinité pardurable, le Pere, le Filz et le Saint-Esperit. La trinité qui nous deffait, c’est une trinité miserable. Quelle est elle? C’est non poissance, ygnorance et concupiscence. Et par ceste trinité miserable est deffaitte nostre trinité raisonnable, c’est assavoir memoire, entendement et voulenté. »[194]

 

Cette comparaison avec la trinité divine (du Père, du Fils et du Saint Esprit) nous montre bien que Christine considère la raison vraiment comme très importante.

Un autre principe, originaire du domaine de la foi, que Christine attribue à la raison est la qualité de garder les hommes de faire des erreurs et de faire du mal. Dans l’Advision Christine affirme (au moyen des mots de dame Opinion) que la faculté raison préserve de commettre une erreur.

 

«Si te conseil que ton oeuvre tu continues, comme elle soit juste, et ne te doubtes d’errer en moy. Car tant que je [dame Opinion] seray en toy [Christine] fondee sur loy, raison et vray sentement, tu ne mesprendras es fondacions de tes oeuvres es choses plus voir semblables»,

 

lit-on dans ce texte.[195] Il est intéressant de voir que dans ce passage Christine ne réfère pas à la foi ou à la bible avec les mots de dame Opinion. Elle se limite à la loi, à la raison et au sentiment. Il semble que Christine a donc utilisé dans ce passage la définition aristotélicienne, caractéristique de la fin du Moyen-Âge, du mot raison, puisque elle ne nomme pas la foi comme instrument pour éviter des erreurs. Le fait qu’elle ne réfère pas à la foi, qu’elle ne prend pas la foi comme condition nécessaire pour la raison, semble indiquer une certaine indépendance et supériorité de la raison vis-à-vis de la foi.

Selon Christine la raison garde l’homme donc même de pécher: « Raison, qui tout pechié exille».[196] Elle chasse les obstacles sur la voie du bonheur. Dans ce même texte Christine affirme que la science, par le moyen de la raison, crée un paradis. Nous citons pour illustrer cela un passage du Chemin:

 

«C’est celle [la science] qui l’auctorité

A de droite proprieté

Par sa bonne conversion

De müer l’opperacion

De l’oeuvre imparfaicte et terrestre

A la perfeccïon celestre.

C’est celle qui peut le mortel

Faire müer en inmortel,

L’umaine et transitoire vie

En gloire parfaicte, assouvie.»[197]

 

Pour Christine la raison est une valeur exclusivement positive. C’est l’usage de la raison qui mène (par le moyen de la sagesse, des sciences, de la sapience et de la prudence) à une situation de paix. Christine défend que la raison (par la voie de la science) par sa perfection et son infaillibilité[198] donne lieu à une situation céleste sur terre. Voilà un dernier exemple qui nous montre que Christine attache des qualités divines à la raison et que chez Christine la raison prend régulièrement une connotation religieuse.

En somme, il semble que dans les textes de Christine la raison a une position autonome et même supérieure à la foi. Il paraît que Christine néglige de temps en temps aussi bien dans le Chemin et l’Advision Cristine que dans le Livre de la paix de subordonner la raison à la foi et qu’elle utilise même des qualifications religieuses pour glorifier l’usage de la raison.

Alors la notion ‘foi’ ne joue-t-elle pas de rôle dans les textes de Christine de Pizan? Est-ce que Christine va si loin qu’elle ne réfère pas à la foi catholique? Nous répondons à ces questions en remarquant que les sentiments religieux transparaissent dans toute l’œuvre de Christine. Dans le Chemin Christine exprime, par exemple, sa dévotion pour les saints:

 

«Et ancor vouloye viseter

Le lieu ou il couvient monter,

Ou la vierge est tres honoree

Sainte Katherine aouree;

Car g’i os ma devocion

Et pour ycelle entencion

Sebille vers ce lieu m’avoye.»[199]

 

Puis dans la troisième partie de l’Advision l’auteur fait insister dame Philosophie auprès de Christine de se tenir aux dogmes de l’église catholique.[200] Finalement, la prière de Christine dans le premier chapitre du Livre de la paix est un bon exemple pour illustrer l’intensité de la foi de Christine:

 

«(T)res doulx Jhesu-crist, qui sies à la destre avec le saint esperit en la gloire

du Pere, nous te louons, nous te beneyssons, nous te gloriffions, rendant graces de ce tres grant benefice à toy qui est notre vray Dieu, notre seul createur, notre bon pasteur, juge tres juste, notre saige maistre, notre aydeur tres puissant, notre phisicien secourable, notre clere lumiere, et notre vie. »[201]

 

Christine remercie Dieu dans ce passage du Livre de la paix, qui date de 1412, pour la situation de paix dans son pays. Dans le même chapitre elle s’adresse à Dieu de manière suivante: «(T)res doulx Dieux plain de bonté et infinie misericorde».

Dans une période de guerre ou de menaces de guerre Christine passe des mots de reconnaissance au thème de la colère divine à l’égard d’une humanité pécheresse. C’est un thème qui revient sans cesse dans tous les trois textes. Notre auteur exprime donc un respect profond envers Dieu et la foi catholique. Ces quelques exemples suffisent déjà, à notre avis, à illustrer que Christine était une femme catholique attachée aux pratiques religieuses. S’il en est ainsi il est alors difficile à croire que Christine subordonne la foi à la raison.

Cependant comment expliquer alors les arguments que nous avons donnés plus haut pour soutenir notre hypothèse? Nous avions en effet constaté que Christine utilise même le superlatif pour exprimer l’importance de la raison et qu’elle transpose des qualifications qui s´attachent d’habitude à la notion ‘foi’ au fonctionnement de la raison pour souligner sa valeur.

Or, il est donc impossible de nier l’intérêt de Christine pour la raison. Cependant nous soulignons en même temps qu’il ne faut pas non plus diminuer la valeur de la foi dans nos trois textes. Il nous reste de constater que Christine s’intéresse à la fois à la notion ‘raison’ et au concept ‘foi’. Cette constatation ne nous permet cependant toujours pas de répondre à la question de savoir comment les deux notions se rapportent l’une à l’autre et s’il y a  une hiérarchie de ces notions. Essayons de trouver une réponse satisfaisante à cette question.

 

§ 3.2.2 Deux ‘bons chemins’

 

La thèse que Christine distingue plusieurs chemins de la vie dans ses textes peut nous aider à  trouver des réponses à cette question. Étudions d’abord cette thèse.

Nous avons déjà vu que Christine compare les modes de vie avec des chemins dans le Livre du chemin de lonc estude. Elle pose qu’il y a de bons chemins et de mauvais chemins. Les premiers mènent à la béatitude. Les autres mènent à l’enfer, ce que montre le passage suivant:

 

« Des voyes a cy forvoyans

Et a mal chemin avoyans

Regarde loings la voye ombreuse!

La vois tu noire et tenebreuse?

En enfer celle conduiroit

Sans revenir qui s’i duiroit.»[202]

 

Il y a, selon Christine, beaucoup de chemins. Christine varie donc l’image biblique des deux chemins, à savoir le chemin étroit et le chemin large.[203] Pour elle, il n’existe pas un seul bon chemin étroit, mais deux chemins, ce que montrent les deux passages suivants:

 

«Et ceulx que tu vois si estrois

Dont .ii. y a, sans plus, non trois,

Qui ayent autelle estresseur».[204]

 

« (A)uquel bien d´estude tu te mis comme a la chose plus eslevé selon ton jugement aprés la vie qui est de tous poins pour les parfaiz, c´est la contemplative, laquelle est vraie sapience. »[205]

 

À part du chemin de la foi, il y a chez Christine le chemin de l’étude. Ces deux bons chemins, que Christine distingue, présentent quand-même des dissemblances. Sur ces chemins se trouvent, par exemple, des guides différents. Sur le chemin de la foi l’homme est guidé par la foi ou l’illumination, tandis que sur le chemin de l’étude l’homme est guidé par la raison. Une autre différence, c’est que le chemin de la foi mène directement à Dieu. Contrairement à cela le chemin de l’étude conduit surtout au bonheur réalisé ici-bas et indirectement aussi à Dieu (en passant par l’autre chemin). En fait Christine distingue donc deux fins de l’humanité: le bonheur temporel et le bonheur éternel.

La question qui se pose est la question de savoir pourquoi Christine qualifie le chemin de l’étude de ‘bon chemin’. En fait nous avons déjà répondu à cette question dans le paragraphe 2.1. Nous avons démontré que Christine exagère la valeur de la raison. D’une part la faculté raison préserverait de pécher. D’autre part elle serait même la source de toutes les vertus. L’ultime perfection dont l’humanité est capable réside, selon Christine, dans la puissance de l’intellect duquel résultent les vertus. Le chemin de la raison est donc, à part d’être un chemin de connaissances intellectuelles, surtout un chemin de vertu ou d’œuvres pies. Ce chemin c’est la vie temporelle qui a été menée en accord avec les commandements de l’Évangile. L’homme en faisant des efforts moraux peut mériter le bonheur terrestre et finalement le paradis dans la vie de l’au-delà. Dans l’Advision Christine écrit:

 

«Ha! Doulce chose est que de suivre la voie de vertu a qui se veult duire. N’est il dit que l’omme vertueux a ja ung pié ou ciel?»[206]

 

Selon Christine, l’homme est capable de faire du bien et de mériter le bonheur terrestre et céleste partiellement par ses propres forces. Les vertus résultent de la grâce de Dieu mais aussi de l’industrie humaine. Christine souligne la responsabilité et la capacité de l’homme d’arriver au bonheur terrestre. Elle n’attribue pas seulement l’initiative à Dieu lui-même. Selon notre auteur, l’homme, en suivant le sentier de la vertu, est capable de créer une vie paisible sur la terre. C’est l’effort moral, qui suit de l’étude, qui compte dans la philosophie de Christine. C’est pour cette raison que Christine considère la voie de l’étude aussi comme un bon chemin. Nous traduisons nos remarques dans les schémas suivants:

 

 

Ces deux chemins reviennent dans les trois textes de Christine que nous étudions.

Dans le Livre du chemin de lonc estude Christine nous raconte comment elle décide de prendre le chemin de l’étude après la mort de son mari. Dans ce texte la Sibylle conseille de choisir cette voie. Elle motive le fait que Christine n’opte pas pour l’autre chemin de la manière suivante:

 

«Mais celle autre est ymaginee;

Par celle nous fault toutevoye

Passer, car ceste estroite voye

Te seroit trop fort a suivir».[207]

 

En fait pour arriver à la béatitude éternelle il est plus efficace de prendre directement le chemin de la théologie ou de la foi. Cependant le passage cité montre que Christine trouve la voie de la foi trop difficile à suivre pour elle. Aussi préfère-t-elle la voie de l’étude - où tout est subordonné à la raison - à celle de la foi. À travers le chemin de l’étude elle veut parvenir au bonheur terrestre. Ce bonheur est, d’une part, le bonheur individuel, ce que montre la réponse de Christine à la Sibylle:

 

« Moult m’avez fait grant courtoisie,

Qui a lonc estude menee

M’avez, car je sui destinee

A y user toute ma vie;

Ne jamais je n’aray envie

De saillir hors de ceste voye

Qui a tout solas me convoye

Ne vueil autre perfeccion

C’est toute mon affeccion

En ce monde, car a devis

N’est plus deduit, ce m’est avis.»[208]

 

Dans ce passage Christine réfère en effet au motif personnel pour lequel elle s’était mise à l’étude. D’autre part Christine vise au bonheur universel, comme nous avons déjà vu au chapitre dernier. Le bonheur ultime dans la vie temporelle est pour Christine une situation de paix. Nous rappelons que nous avons déjà étudié comment Christine désire contribuer à réalisation de la paix au moyen de l’étude et de l’écriture. Dans le Chemin elle décrit ses progrès intellectuels comme un voyage. Un voyage qui mène jusqu’au firmament (ligne 2 du schéma), ce que montre le passage suivant:

 

«Monter ou firmament te fault,

Combien que autres montent plus hault;

Mais tu n’as mie le corsage

Abille a ce. Toutefoiz say ge

Que de toy ne vient le deffault,

Mais la force qui te deffaut

Est pour ce que tart a m’escole

Es venue.»[209]

 

Qu’est ce que cela veut dire que Christine va seulement jusqu’au firmament et pas plus loin? Selon nous, ce passage réfère de nouveau au fait que Christine ne s’est mise à l’étude qu’après la mort de son mari et qu’elle a pris du retard parce qu’elle a négligé l’étude auparavant. La Sibylle, femme de savoir, souligne cependant que ce n’est pas la faute à Christine. Ce passage mentionne que si elle s´était mise plus tôt à l´étude, elle aurait pu aller plus loin que le firmament. Par l´étude elle aurait pu passer au chemin de la foi ou de la théologie.

Ce passage réfère donc aussi à l’hiérarchie du savoir de son époque, à notre avis. Plusieurs études sont d’accord pour estimer que cette hiérarchie du savoir se retrouve dans les textes de Christine de Pizan. Christine distingue en effet plusieurs types de savoir: la sagesse pratique (savoir expérimental et vertu), les sciences et la sagesse philosophique (la vraie sagesse qui comprend aussi, comme dernière étape de l’étude, la théologie).[210] Le fait que le voyage de Christine commence par terre et qu’elle finit au firmament montre visuellement cette hiérarchie. Dans son Chemin Christine arrive, au moyen d’une échelle, seulement au firmament (cf. v. 1672, 1673) et pas au septième ciel, le lieu où Dieu trône selon Christine. Elle n’atteint pas à la dernière étape de la philosophie, la théologie, qui dépasse le firmament ou en d’autres mots qui est supérieure aux sciences comme l’astrologie et la philosophie naturelle. L’échelle sur le chemin de «lonc estude» de Christine est donc le symbole de la progression intellectuelle de Christine en ce qui concerne les sciences et la philosophie (sauf la véritable philosophie qui est la connaissance sapientiale de Dieu, la théologie). Pour Christine l’image biblique de l’échelle[211] dans le Chemin n’est pas le symbole de la vie spirituelle et mystique, mais plutôt l’allégorie de la quête intellectuelle. Christian Heck soutient cette idée en disant que:

 

«Christine a repris l’image de l’échelle céleste, mais en la faisant passer du domaine de la mystique à celui de la raison.»[212]

 

Heck souligne que l’échelle mène Christine au trône de Raison et que Christine n’est pas guidée par des anges (cf. la note 211), mais par la Sibylle, une femme de savoir. Dans le Chemin Christine se limite donc au chemin de l’étude où elle est guidée par la raison pour acquérir la sagesse (de ses sources et de l’expérience). Cette sagesse mène, selon Christine, au bonheur personnel et, par la transmission de la sagesse dans ses propres textes au public, au bonheur de son pays. Dans le Chemin il s’agit donc avant tout du bonheur terrestre. En vivant bien on parvient à ce bonheur selon Christine. Le désir de l’étude est, selon Christine, l’accomplissement de la bonne vie, la vie chrétienne. Car de l’étude des textes anciens résulte la pratique des vertus. Nous soulignons une fois de plus que le mot ‘sagesse’ chez Christine ne comprend donc pas seulement les connaissances intellectuelles, mais aussi les vertus. Ce chemin de l’étude est donc le chemin des hommes savants et vertueux. Pour Christine les hommes abrutis («personne rude») sont égaux aux hommes «vilains», comme les hommes vertueux («les gentilz») s’égalent aux personnes intelligentes («les soubtils »).[213]

Dans le Chemin Christine croit donc que l’homme, en se basant sur la raison, peut réaliser une situation de paix sur terre. Sur ce point Christine s’écarte d’Augustin. Augustin pensait impossible de créer un état de paix dans la vie ici-bas. Christine se rapproche de Thomas d’Aquin qui ne réserve plus la paix à la vie dans l’au-delà.[214] Christine croit qu’elle peut contribuer au bonheur de l’humanité. Elle espère créer une situation de paix en France à l’aide des idées philosophiques qu’elle fait passer dans ses propres livres.

Cependant Christine réalise bien que l’autre chemin, le chemin de la foi (flèche 2 du schéma), mène plus loin, ce qu’illustre le passage suivant:

                       

« Le chemin (...) plus drois,

Plus estroit et plus verdoiant,

La face de Dieu est voyant 

Cil qui le suit jusqu’a la fin.»[215]

 

Ce chemin mène donc directement à Dieu et à la béatitude éternelle. Cette théologie est en même temps la dernière étape du chemin de l’étude. L’homme qui suit le chemin de l’étude peut arriver au bonheur céleste en passant par la voie de la théologie. Sur ce chemin l’entendement de l’homme est éclairé par la raison et la foi. Le cheminement intellectuel du premier chemin sert en fait comme une purification intellectuelle des choses terrestres qui prépare au chemin de la théologie. La théologie c’est la science suprême de l’époque qui révèle la vérité éternelle. Elle forme l’étape dernière de l’approfondissement intellectuel. Toutes les sciences sont donc des sciences auxiliaires de la philosophie et la théologie. La philosophie (y compris la théologie) est au sommet de toutes les sciences. Dans l’Advision Christine décrit la philosophie de la manière suivante:

 

« Ha! doulce, savoureuse chose et enmielee, qui tous autres tresors en valeur precedes comme souveraine! »[216]

 

Dans ce Livre de l’advision Cristine nous retrouvons ce que nous avons vu déjà dans le Chemin: Christine s’intéresse à la vie spéculative et solitaire. Elle décrit de nouveau son choix pour l’étude:

 

«Ainsi en cellui temps que naturellement estoit parvenu mon aage au degré de congnoissance, regardant derriere moy les aventures passees et devant moy la fin de toute chose - tout ainsi comme ung homme qui a passé perilleuse voie se retourne arriere regardant le pas par merveille, et dit que plus n’y entrera et qu’a meilleur se tendra -, ainsi considerant le monde tout plain de laz perilleux, et qu’il n’est fors pour toute fin ung seul bien, qui est la voie de verité, me tiray au chemin ou propre nature et constellacion m’encline, c’est assavoir en amour d’estude.»[217]

 

Christine reprend aussi dans l’Advision la description de la hiérarchie traditionnelle des savoirs. D’abord dans la première partie de ce texte Christine parle des vertus, des vices et de la misère de son pays (le savoir pratique quotidien). Ensuite il s’agit des sciences dans la deuxième partie (le savoir rationnel). Dans la dernière partie il s’agit finalement du savoir philosophique et théologique (le savoir spirituel). À la dernière page de l’Advision Christine illustre la valeur de ces étapes pour elle:

 

«La premiere est en forme de dyamant, lequel est dur et poingnant; (…) La seconde est le kamayeu (…) La tierce au rubis precieux ».[218]

 

C’est surtout la dernière partie de l’Advision qui nous intéresse ici. Dans cette partie Christine est accompagnée de dame Philosophie. Christine annonce qu’elle serait même reconnaissante pour les «petites mietes»[219] de la table de dame Philosophie. Tout comme dans le Chemin Christine dit qu’elle n’a appris que des rudiments de la philosophie, ce que montre le passage suivant:

 

«Helas! Quant j’avoie coste moy les maistres de science, conte d’aprendre ne faisoie. Et ores est le temps venu que mon engin et sentement mendie en desirant ce que par faulte d’aprendre ne puet avoir, c’est assavoir l’art de toy, Philosophie ma mie, science. (…) Tant sont eureux ceulz qui a plain t’assaveurent! Et toutevoie comme de ce je ne puisse jugier fors a l’aventure si comme de chose qu’a plain je ne congnoisse, neantmoins m’en donne la congnoissance le tres delictable goust et saveur que je treuve seulement es petites dependences et parties de science. Comme plus hault je ne puisse actaindre, me fait presumer le bien de elle a ceulz qui l’aiment et l’assaveurent et sentent souverain delit.»[220]

 

Christine exprime son humilité à l’égard de dame Philosophie de la même manière que Saint Jean-Baptiste le faisait envers Jésus:

 

«O tres glorieuse Sapience, de laquelle toutes congnoiscences dependent, tant de bon cuer remercy Dieu et toy qui tant benignement m’as fait digne de ton acointance et n’as eu orreur de moy, femme ignorant non digne de descoudre les lasceures de ta chaucemente».[221]

 

Bien que Christine souligne dans l’Advision encore toujours de n’avoir que des connaissances basales de la philosophie, le texte nous montre une évolution par rapport au Chemin. À la différence de ce qu’elle a fait dans le Chemin, Christine s’intéresse dans la troisième partie de l’Advision à la dernière étape de la philosophie, qui s’appelle la théologie:

 

« Et a moy simple de ta digne grace t´es monstree en fourme de Sainte Theologie pour repaistre mon ignorant courage le plus sainement a mon salut. Ne m´as pas fait comme a ta chamberiere, maiz mieulx que tu ne promis, c´est assavoir moy servie de tes plus prouffitables et dignes mez qui viennent de la table de Dieu le Pere ».[222]

 

Dulac et Reno décrivent le développement ou la quête de Christine de Pizan dans l’Advision de la manière suivante:

 

«L’accent est mis sur le cheminement individuel qui conduit graduellement et volontairement la narratrice à la révélation de la suprême connaissance.»[223]

 

La philosophie dans la troisième partie de ce texte est le savoir spirituel, ce que Christine nous montre par les mots qu’elle adresse à dame Philosophie: « toy, celestielle congnoissance separee des viltés de ça jus».[224]D’autres passages où Christine s’adresse à dame Philosophie soulignent encore cette idée, selon nous. Christine dit par exemple à cette dame: «Dieu qui proprement est toy (Philosophie) et toy qui proprement es lui le savez.»[225]

À notre avis, le chemin de l’étude (notre première flèche) de Christine se continue donc dans l’Advision sur le chemin de la théologie (deuxième flèche). Tout en tenant à l’importance de la raison, Christine fait même dire à dame Philosophie:

 

«Trop enquerir de la benoite Trinité, c’est perverse curiosité; fermement croire et tenir de la Trinité ainsi que tient l’Eglise et la foy catholique, c’est seureté.»[226]

 

Les deux chemins, le chemin de la raison et le chemin de la foi, commencent donc à converger à la fin de l’Advision. Dans la troisième partie du texte Christine se tourne de plus en plus vers le spirituel et la vie dans l’au-delà. Ce thème de la gloire céleste qu’elle a évoqué déjà un petit peu dans le Chemin, revient amplement dans l’Advision. Dans le Chemin Christine note:

 

«(D)isoie

A moy meismes que Dieu celestre

Tel discorde seuffre en terre estre

Pour le prouffit d’omme mortel;

Car quant il voit le monde tel,

Bien desirer doit Paradis

Ou n’a ne meffais ne mesdis,

Mais paix, joye concorde, amour,

Et n’a l’en du perdre cremour.

Et par un petit traveiller

Contre le monde a batailler

Celle grant gloire l’en acquiert;

Certes folz est qui autre quiert.»[227]

 

Malgré que Christine tende vers l’idéal d’un monde paisible, ce passage nous montre que Christine se rend compte des conséquences bienfaisantes du contretemps. Car les hommes vivants dans un monde déchiré ne s’attacheront pas tant à la vie terrestre, mais ils désireront plutôt le bonheur céleste, selon Christine. Le contretemps mène l’homme donc à Dieu et, pour cette raison, l’adversité est plus utile à l’homme que la prospérité. Christine souligne qu’il y aura de la paix perpétuelle au paradis céleste («Ou (...) a (...) / paix, joye concorde, amour, / Et n’a l’en du perdre cremour»). Elle admet qu’on ne peut espérer qu’une paix éphémère dans la vie ici-bas. Malgré cette conclusion Christine se tourne plutôt vers la béatitude terrestre dans le Chemin. Christine veut contribuer à la réalisation de la paix dans son pays pour créer un paradis sur terre. À part de ce passage Christine ne consacre pas beaucoup de vers au sujet de la béatitude céleste. Dans le Chemin elle n’y réfère qu’en passant avec ce passage au début du texte où elle parle du livre de Boèce.

Dans la troisième partie de l’Advision, au contraire, il s’agit amplement des fins dernières de l’humanité. Christine accentue dans ce texte que l’homme n’est qu’un pèlerin qui s’achemine vers la Terre promise. Dame Philosophie apprend à Christine quele monde n’est qu’une traversée vers le ciel: «ce monde cy ne soit que ung trespas ». Le monde ne doit donc pas être le but final de l’homme, ce qu’illustre le passage suivant:

                       

« Nostre Sires a fait le chemin aspre a celle fin que tant ne leur plaise le repos de ceste vie en fourme de la doulceur du chemin que ilz ne se delictent plus a cheminer longuement que a tost venir au terme de leur repos, et que tant ne leur plaise la voie que ilz en oublient leur propre païs, c’est le ciel ».[228]

 

En fait le désordre du monde est donc salutaire pour l’homme, conclut Christine, puisque «(l)es maulx qui ycy nous estrengnent, A aler a Dieu nous contraignent. »[229] La souffrance individuelle est le seul moyen qui mène à Dieu.

Christine s’oppose (avec les mots de dame Philosophie) à ceux qui ne visent qu’au bonheur temporel, ce que nous montre le passage suivant:

 

«Car il leur [les riches] semble, pour ce que le monde leur rit, qu’il ne soit autre paradis. Et qu’il soit vray, toy meismes as oy maintes fois dire de ceulx riches qu’ilz vouldroient que Dieux gardast son paradis et a toujours les laissast en ce monde. Or regarde a quel prejudice tournent les delices quant ilz rameinent la voulenté, qui doit suivre raison, a tel bestialité que elle ne vise, ne que une beste mue, ne mes aux pastures basses, et ne s’eslieve ne regarde a son naturel propre lieu, qui est le ciel dont l’ame formee a l’image de Dieu est venue et doit tendre a aler.»[230] 

 

Christine se concentre à la fin du texte (ce que nous montre aussi la fin du passage cité) surtout sur la béatitude éternelle. Elle se résigne plus ou moins à la situation guerrière dans le monde et elle réalise que la paix et la prospérité présentent même un danger. Christine a donc perdu son optimisme qu’elle avait dans le Chemin.

Dans la troisième partie de l´Advision Christine se rapproche un petit peu de saint Augustin. Saint Augustin insistait en effet qu’il n’y aura pas de paix pendant cette vie ici-bas. Il vise au bonheur céleste dans la vie de l’au-delà. Il est intéressant de constater que Christine emprunte plus souvent que dans le Chemin et que dans les premières parties de l’Advision aux œuvres théologiques. Surtout ces textes l’intéressent et lui sont les plus chers. Dame Philosophie dit:

 

«(L)es fleurs d´icelui je ay cueillies et appliquees yci a ton propos pour faire d´une sorte ung gracieux chapel avec les ditz des sains docteurs pour ton livre a la fin comme victorieux couronner.»[231]

 

À la différence du Chemin, Christine accentue sans cesse dans la troisième partie de l’Advision qu’il est essentiel pour l’homme de penser à la vie future. L’humanité ne doit pas s’attacher trop au bonheur terrestre, selon Christine. Elle découvre qu’il est mieux d’espérer la félicité dans la vie éternelle qui consiste à jouir de la vision de Dieu. Presque à la fin de l’Advision elle fait dire à dame Philosophie:

 

« (V)eoir la benoite Trinité ainsi que elle est, c’est la vraie felicité seule et souveraine, et non autre, ou estre doit le terme et fin du desir de toute humaine creature; a laquelle felicité te veuille conduire celle benoite Trinité, un seul Dieu regnant ou siecle des siecles. »[232]

 

Le message de Christine à son public a donc changé. C’est au peuple de prendre appui, tout comme elle-même l’a fait dans sa vie privée, sur la foi pour supporter ses malheurs. Selon Christine, il ne faut pas seulement se baser sur la raison pour parvenir à la béatitude perpétuelle. À cette béatitude nous ne pouvons pas atteindre seulement par nos propres forces, selon elle. Dame Philosophie lui apprend

 

« (Q)ue tout l´ost de pensee humaine n´est pas assez fort pour soy fichier en celle excellente lumiere pardurable se elle n´est bien purgiee par justice de foy.»[233]

 

C’est pourquoi Christine désire se fier aussi à Dieu et à la foi. Elle renvoie à Dieu comme principe de vérité et de salut individuel. La foi est donc primordiale pour l’homme dans la découverte de son bonheur ultime, selon Christine dans l’Advision. Elle insiste sur la nécessité d’une réforme intérieure pour acquérir la «retribucion pardurable».[234] Christine ajoute à la «trinité raisonnable» (cf. la note194) une autre trinité, celle de

 

«Foy, Esperance et Charité; foy des articles et des commandemens et des sacremens; esperance de pardon, de grace et de gloire; charité de pur cuer, de bonne conscience et de foy non pas fainte.»[235]

 

Ces trois aspects du dogme chrétien améliorent l´homme selon Christine. Cette citation nous montre une fois de plus que Christine tend à la fin de l’Advision au savoir théologique. La troisième partie du texte est vraiment empreinte de spiritualité. Dame Philosophie l´encourage sans cesse de chercher le vrai bonheur, c´est-à-dire Dieu. Elle lui dit qu´elle se servira bien de son bon sens de cette manière:

 

« Or trayons au terme de nostre oeuvre, auquel te desir a l´utilité de ton sens conduire, c´est assavoir a la conclusion de la vraie felicité ou tu dois tendre, (...) c´est Dieu ».[236]

 

Christine remarque à la fin du texte même que tout ce qui n’est pas lié à la théologie est inutile et néfaste:

 

«O Theologie que je vueil louer, Dame, en toy, souveraine Philosophie, je congnois que, quant homme aprent hors de toy, se il lui est nuisible, par toy il en scet la verité; se il lui est prouffitable, aussi tu le demonstres; et quanque il ara peu aprendre ailleurs, se en toy ne reffiert, tout sera perte de temps et ignorance».[237]

  

La raison a donc reçu une nouvelle fonction. Elle doit surtout être axée sur Dieu. Elle est maintenant plutôt une raison théologique. La citation suivante nous montre cependant que Christine n´a pas complètement oublié son regard sur la vie temporelle:

 

« (T)u aprens a bien vivre, car nulle cité n´est mieulx gardee que par le fondement et lian de foy et de ferme concorde a amer le bien commun qui est tres vray et tres souverain. C´est Dieu de quoy tu parles ».[238]

 

Christine lie ici la théologie à la vie de tous les jours et à la paix désirée. Elle revient de nouveau un petit peu sur son thème du bonheur terrestre dans cette partie du texte dont la teneur a un caractère fondamentalement spirituel.

Il nous reste notre troisième livre: le Livre de la paix. Quelle est la relation entre la raison et la foi dans ce texte?

Nous avons constaté que Christine consacre ce texte aussi à sa mission. Elle tient encore à son idéal de contribuer à la paix terrestre. Nous revoyons nettement dans le Livre de la paix son regard sur les affaires terrestres. Cependant, bien que Christine continue sa mission de défenseur de la paix terrestre, le ton de son texte a changé. Elle ne reprend pas tout à fait sa manière d´écrire sur la raison et la foi du Chemin. Nous retrouvons le développement de sa théorie à propos de la raison et de la foi de l´Advision. Dans le Livre de la paix Christine se rend compte que la paix entre Dieu et l´homme surpasse toute autre chose. À la page 66 elle remarque que «sapience (...) principe est de tout savoir». Dans la marge Christine ajoute«Inicium sapiencie timor domini». Cette réconciliation de l´homme avec Dieu entraîne à la fois la paix perpétuelle ou céleste et la paix terrestre, selon Christine. Dans le Livre de la paix elle ne se représente l’idéal de la vie ici-bas que d’après la vision béatifique des fins dernières. La vie future est donc le modèle de la vie terrestre.

Christine souligne que la paix ne résulte pas seulement de la raison humaine (qui est en plus un don de Dieu),[239] mais surtout de la grâce divine. Cette grâce a pris une place plus importante que dans le Chemin. Vivre en ordre et en paix sur la terre est à la fois un devoir et un don de Dieu, ce que montrent les citations suivantes:

 

« (Le) gouvernement qui appartient à prince pour tenir son peuple en paix, (...) pour faire son devoir principalment vers Dieu ».

 

« Et adont sera la policie en son droit canal, qui trop a esté desrivé et hors droit rigle. Dieux par sa grace ainsi faire le vous octroit. »

 

« Loys de France, jovencel noble, eschever et fuir toutes telz traces, si que j´espoire fermement, à l’aide de Dieu, que se que feras. » [240]

 

L’homme obtient la sapience, qui mène à l’ordre, grâce à l’illumination divine. Cependant Christine continue aussi à souligner la responsabilité et en plus la capacité de l´homme de contribuer au bonheur en ce bas monde. Le bien ne s’accomplit pas tout à fait à l’écart de la nature humaine, selon Christine. Bien que la raison soit un don de Dieu, c´est l´homme ensuite qui décide de se servir de bonne ou de mauvaise manière de ce don. L´homme doit ouvrir l´esprit à Dieu et en est capable, d´après Christine. Les mots adressés au duc de Guyenne l’illustrent de manière excellente:

 

« (Q)uoy que la vertu soit venue de Dieu qui le t´a inspiré et ne pas de toy, neant moins l´euvre qui en est ensuivie si est par toy, tout ainsi comme se tu ouvroies une fenestre le souleil qui entreroit ens seroit sans toy, maiz la maison qui recevroit sa clarté l´aroit par ton occasion. »[241]

 

Dans le Livre de la paix Christine se rend compte que ce n´est pas seulement l´humanité qui désire la paix sur la terre, mais que c´est aussi et surtout la tâche que Dieu ordonne aux hommes de vivre en paix. Dieu bénira les gens paisibles. À la page 62 Christine remarque: «Les paisibles beneuréz et sains car filz de Dieu seront appeléz». Plus loin à la page 90 elle écrit: 

 

«Et par ces poins tenant le monde en paix, acquerres la grace de Dieu et du monde, chascun vous louera».

 

Le Livre de la paix est empreint de ce type de passages bibliques à propos de la paix.[242] En fait Christine a trouvé un nouveau motif pour encourager la paix terrestre. La foi catholique qui l´a tournée vers la béatitude perpétuelle dans la troisième partie de l´Advision, fait retourner Christine de nouveau à son but terrestre dans le Livre de la paix. Christine continue à tenir à son idéalisme de réaliser le bonheur ici-bas. 

Pourtant, à la différence du Chemin, seulement la raison de l´homme réconcilié avec Dieu et connaissant donc la ´vraie sapience´ sera capable de le guider, d´après Christine dans le Livre de la paix.[243] La raison n’est donc plus indépendante de la foi. C´est donc une évolution par rapport au Chemin, où Christine croyait rétablir l´ordre dans ce monde grâce à l´aide de la sagesse pratique et de la culture.[244] Dans le Chemin Christine ne pense pas que la foi est primordiale pour être capable de vivre selon une morale civile ou dans une situation de paix. C’est la raison qui guide l´homme sur son chemin de vie. Nous ne posons pas que Christine soit si révolutionnaire qu’elle a omis les éléments de la foi dans le Chemin. Elle ne nie pas non plus une Vérité absolue.[245] Cependant pour Christine la foi n´est pas une condition pour l’ordre dans la société dans le Chemin. Cet ordre dans la société passe surtout par la culture, par la connaissance. Même les éléments religieux appartiennent plutôt au registre de l’érudition. Nous pensons par exemple à l’adoration de sainte Catherine.[246] Sainte Catherine, figure religieuse, est surtout «Schutzpatronin der Lehrenden und Lernenden».[247] Il en va de même pour la Sibylle. Bien que Christine accentue que la Sibylle est une des «secretaires »«du secret de Dieu» et qu’elle a prophétisé la venue du Christ,[248] cette figure est surtout liée au savoir.

En terminant ce paragraphe nous pouvons conclure qu´il y a de plus en plus de collaboration entre la raison et la foi dans l’œuvre tardif de Christine. L´instrument de la raison, enrichi par la foi ou non, reste quand même la composante la plus importante pour arriver au bonheur terrestre dans les trois textes de Christine. La raison, bien que mise à la disposition de l´homme par Dieu, est un instrument dont l´homme peut se servir à son gré. Pour Christine l´instrument humain le plus sûr c´est la raison. Christine pose:

 

« Et affin que tu saches que es choses de Fortune ne puet avoir felicité, je te dis que felicité et beneurté sont les souverains biens de nature, et ce est raison et entendement; et bien souverain ne puet estre perdus.»

 

« Raison (...) ensuit nature; si s’ensuit doncques que toutes choses se doivent fonder sur raison et emprendre et encommencier de ceste raison qui est fille de Dieu ensuit prudence.»[249]

 

La raison surpasse donc les autres biens terrestres. Pour cette raison Christine se sert des fois du superlatif et des qualifications divines quand elle parle de la raison.[250] La raison rend l’homme en effet ferme et vertueux:

 

«(M)ais a force le cuer, qui est franc et fort par le conduit de raison , n’est mie en toy de mouvoir.»[251] 

 

Même Fortune, la dame à qui Christine attribue beaucoup de pouvoir, n’est pas capable de bouleverser le cœur d’un homme conduit par la raison.[252] Christine loue la constance des vertus qui résulte du fonctionnement de la raison. Pour cette même raison elle rejette d’autres biens terrestres, ce que montre le passage suivant, tiré de l’Advision:[253]

 

«Que diray je (...) des delices du corps? Quant on les quiert, ilz donnent grant travail; quant on les a, ilz tournent a anuy; quant on les a eues, ilz engendrent enfermetez;»

 

Nous soulignons que Christine utilise seulement le superlatif pour exprimer la valeur de la raison quand elle parle des instruments humains ou des biens terrestres. La raison ne surpasse pas le bien céleste auquel on arrive au moyen de la foi, un instrument surnaturel. La conclusion que Christine a deux valeurs suprêmes (la raison et la foi) se fait seulement comprendre en admettant que Christine distingue deux bons chemins. Nous devons donc abandonner notre hypothèse que la raison est supérieure à la foi dans les textes de Christine de Pizan. Notre auteur glorifie, au contraire, les gens qui mènent une «vie contemplative constament au service de Dieu» et qui obtiendront la béatitude éternelle.[254] Cependant elle estime aussi la raison, instrument humain et don de Dieu, guide sur le chemin de l’étude, qui est avantageuse au bien commun et qui se mêle de plus en plus avec la piété dans ses textes. Pour Christine la raison est devenue de plus en plus une combinaison d’intelligence et de piété. De cette combinaison résultent les vertus et en conséquence le bonheur terrestre et finalement le paradis céleste.

La béatitude céleste et terrestre, voilà le but de toute action morale, d’après Christine. Seul le bonheur, selon elle, est le but de la philosophie, et le chemin qui y mène passe par l’effort moral: même la philosophie et la théologie sont pratiques chez Christine. Christine ne borne pas la raison à sa fonction purement théorique, elle y inclut l’activité éthique. Au lieu d’être une contre-valeur (cf. §3.1) la foi renforce plutôt le fonctionnement de la raison.

 

 

Conclusion

 

Il s’est avéré de notre étude que la combinaison de ses circonstances personnelles et d’une époque instable a fait de Christine respectivement une écrivaine et une championne de la paix. Christine de Pizan n’est pas vraiment une théologienne, une vraie humaniste, une philosophe, une mystique ou même une rationaliste, mais elle est plutôt un apôtre de la paix. Selon Christine la paix est le principe le plus élevé de la politique. Alors tout ce qu’elle a exprimé dans ses textes doit être jugé d’après ce principe. 

Arrivée au terme de cette étude, nous sommes maintenant en mesure de répondre à notre question principale, à savoir s’il y a des évolutions dans les textes de Christine de Pizan à propos de ses idées sur ‘la raison’.

En étudiant plusieurs aspects de la notion ‘raison’ dans trois textes de Christine nous avons appris que le mot ‘raison’ a toujours des connotations positives chez Christine. En ce qui concerne les motifs pour lesquels Christine accorde tant d’attention à la notion ‘raison’ il y a cependant des développements entre le Chemin et l’Advision d’un côté et le Livre de la paix de l’autre. Christine omet de plus en plus ses motifs personnels - à savoir son penchant pour l’étude où la faculté pensante, la raison, joue un rôle important - tandis qu’elle accentue plutôt ses motifs pacifiques. Dans le Livre de la paix la raison fonctionne surtout comme porte-bonheur dans son programme pour la paix.

Il est vrai que Christine a toujours accentué les effets positifs de la raison sur le bonheur. Cependant aussi sur ce point nous avons signalé une évolution.

Dans le Chemin la raison est l’instrument exclusif qui garantit le bonheur à Christine. Elle est pour Christine un instrument avec lequel l’homme peut créer une situation paisible sur terre. Alors c’est pour cette raison que la raison surpasse les autres biens terrestres, selon Christine. Dans l’Advision Christine ajoute cependant le thème de la foi à celui de la raison. Dans la troisième partie de l’Advision Christine est surtout fixée sur Dieu, la foi et le paradis céleste. La foi est principe de salut. Elle met l’homme en relation avec Dieu et par conséquent elle mène l’homme à la béatitude céleste. Christine s’intéresse donc à la fin de ce texte à la dernière étape de la philosophie, à savoir la théologie. Elle se rend compte du fait que le bonheur d’ici-bas peut avoir des conséquences néfastes pour la vie éternelle. À la fin de l’Advision Christine a été convaincue du fait que la misère dans le monde sert à la perfection spirituelle de l’homme. Finalement, dans le Livre de la paix, l'œuvre le plus tardif de Christine que nous avons étudié, Christine cherche de nouveau des solutions pour la situation instable sur terre. Elle nous fait voir cependant des progressions. Elle combine ses préoccupations de la paix terrestre entre les hommes avec celles de la paix entre Dieu et l’homme. Il y a de plus en plus une collaboration entre la raison et la foi. Foi et raison ne s’opposent pas puisque l’une et l’autre ont leur fondement en Dieu, mais entres elles il existe, bien au contraire, une très étroite relation.

Nous voyons donc une évolution par rapport au Chemin où Christine s’intéresse surtout aux affaires terrestres. Pour Christine la vie future est devenue un modèle pour la vie terrestre dans son œuvre tardif.

En somme, nous avons montré dans notre étude que Christine est toujours une femme intéressée aux sciences dans le Livre de la paix, mais qu’elle est aussi de plus en plus une femme religieuse. Il semble qu’avec les années les sentiments religieux sont devenus plus ardents et que la littérature chrétienne a pris plus de place dans l’esprit de Christine.

En fait c’est la couleur bleue des vêtements que Christine porte souvent dans les miniatures de ses textes qui est significative. C’est cette couleur qui renvoie aux différentes phases dans l'œuvre de Christine en ce qui concerne la notion ‘raison’. Le bleu c’est en effet d’une part la couleur de la science et en particulier celle de l’astrologie, d’autre part elle renvoie aux affaires célestes, la sagesse divine et la piété. Selon nous c’est le symbolisme de la couleur bleue[255] qui résume donc de manière excellente les buts de la vie de Christine de Pizan et - en même temps - nos conclusions.

 

 

Bibliographie

 

I  Oeuvres de Christine de Pizan

II Articles et livres consacrés à Christine de Pizan

 

 

home liste des thèses contenu  

 

[1] Nous utilisons les éditions suivantes:

PIZAN, Christine de, Le Chemin de longue étude, éd. critique du ms. Harley 4431, trad., prés. et notes par Andrea Tarnowski, Librairie Générale Française, 2000, 467 p.

PIZAN, Christine de, Le livre de l’advision Cristine, éd. critique par Christine Reno et Liliane Dulac. Honoré Champion, 2001, 261 p.

The ‘Livre de la paix’ of Christine de Pisan, a critical ed. with introduction and notes by Charity Cannon Willard, Mouton,1958, 219 p.

 

[2] D. POIRION, «Christine de Pisan», Le Moyen Age, II (1300- 1480), Arthaud, 1971, p. 206.

 

[3] N. MARGOLIS, « Culture vantée, culture inventée: Christine, Clamenges et le défi de Pétrarque », Au champ des escriptures: IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998, éd. E. Hicks, Honoré Champion, 2000, p. 279.

[4] Ce thème de la ‘translatio studii’ fait de Paris le principal pôle culturel de l’Europe en lieu et place d’Athènes et de Rome. Cf. le Livre du chemin de lonc estude, v. 6206-6265.

[5] Idem, v. 6296-6300.

[6] J’emprunte cette notion à B. RIBÉMONT, «Christine de Pizan: Entre espace scientifique et espace imaginé», Une femme de lettres au Moyen Age: études autour de Christine de Pizan, éd. L. Dulac et B. Ribémont, Paradigme, 1995, p. 253. 

[7] B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 56.

[8] Le Livre de l’advision Cristine, p. 109, 110.

[9] Idem, p. 108.

[10] Ibid., p. 108.

[11] Ibid., p. 123.

[12] Ibid., p. 100.

[13] Le Chemin, v. 73- 75; jusqu’au vers 146 Christine décrit son mariage heureux et sa tristesse à cause de la mort de son mari.

[14] Le seul reproche qu’elle a fait à son père dans ses textes est sur un autre sujet: son imprudence dans le domaine financier. Selon Christine son père a été trop charitable (cf. l’Advision, p. 99).  

[15] L’Advision, p. 107.

[16] Le Chemin, v. 202-205; v. 295, 296. 

[17] L’Advision, p. 105. Il s’agit de sa balade citée dans son Livre de l’advision Cristine. L’écriture constitue pour Christine de Pizan une soupape de sûreté. Elle essaie de cacher ses problèmes aux autres dans son entourage: cf. le Livre de chemin de lonc estude le vers 168 et les vers 141-146. Dans son texte cependant elle avoue qu’après treize ans elle est encore très triste et qu’elle pense encore chaque jour à son mari mort: les vers 127-134.

[18] B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 91.

[19] L’Advision, p. 107. Cf. les mots que Christine fait dire à la personnification ´dame Terre´ dans le Chemin, v. 2611-2614: « A mes doulours speciffier / A toy, la mere d’equité, / Dont pour les te signiffier, / Mon cuer en sera acquité. »

[20] L’Advision, p. 123. Il y a encore beaucoup plus de passages qui montrent la fascination de Christine pour l’étude. Nous reviendrons sur ce point dans § 2.2.1 de ce travail.

[21] Cf. le Chemin, v. 1156-1170.

[22] S. SOLENTE, Christine de Pisan, Klincksieck, 1969, p. 81, 82.

[23] B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 91.

 

[24] Le Livre de la paix, p. 60; cf. aussi p. 132: « selon mon petit savoir l´ay fait ».

[25] Cf. la dédicace du Chemin, les vers 28 et 33.

[26] Le Chemin, v. 29-34. Cf. aussi le Livre de la paix, p. 60: «ta servante et humble creature de bon vouloir».

[27] L’Advision, p. 111. Cf. aussi la citation empruntée à Kennedy: « En ironisant sur l´impuissance de la femme à maîtriser ses émotions, elle crée en effet l´image d´un écrivain très assuré de sa compétence et de son autorité». Kennedy estcité par J. MONAHAN, «Authority and marginal status », Au champ des escriptures: IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998, éd. E. Hicks, Honoré Champion, 2000, p. 44.

[28] Le Chemin, v. 53, 54.

[29] L’Advision, p. 109; cf. aussi p. 88.

[30] Idem, p. 110. Cf. les vers 496 et 497 du Chemin: «Que ton nom sera reluisant / Aprés toy par longue memoire». Cf. l’Advision, p. 89 (la prophétie de dame Opinion) et le Livre de la paix, p. 132: « ceulx qui, le temps avenir ou quant ces choses seront oubliées et bien appaisiées, pourroient ce livre lire ou ouir ».

[31] L’Advision, p. 111.

[32] Idem, p. 113: «si  comme dit le proverbe, choses nouvelles plaisent».

[33] N. MARGOLIS, « Culture vantée, culture inventée: Christine, Clamenges et le défi de Pétrarque », Au champ des escriptures: IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998, éd. E. Hicks, Honoré Champion, 2000, p. 287.

[34] Cf. la troisième partie du Livre de la paix.

[35] Cf. E. CARPENTIER, «La guerre de Cent Ans et le temps des épreuves (1328-1483)», Histoire de France, Éd. du Seuil, 1987, p. 152.

[36] Le Livre de la paix, p. 89.

[37] Elle entreprend la rédaction du Livre de la paix le 1er septembre 1412 après la conclusion de la paix d’Auxerre (Christine parle de cette paix dans la première partie). Elle interrompt ensuite l’écriture de ce texte en novembre 1412 « pour cause de paix defaillie ». Le 3 septembre 1413 Christine reprend sa plume.

[38] Le Chemin, v. 371-376.

[39] L’Advision, p. 46.

[40] Le Chemin, v. 404, 405.

[41] Idem, v. 378-380.

[42] L. DULAC et C. RENO, «L’Humanisme vers 1400, essai d’exploration à partir d’un cas marginal: Christine de Pizan, traductrice de Thomas d’Aquin», Pratiques de la culture écrite en France au XVe siècle. Actes du Colloque international du CNRS, éd. M. Ornato et N. Pons, Fédération Internationale des Instituts d´Études médiévales, 1995, p. 161-178. Cf. surtout la page 161.

[43] Closson dit à propos de l’activité intellectuelle à la cour de Charles V: «Charles V possède à sa mort en 1380, 917 volumes dans sa bibliothèque. C´est sous son règne que l´on découvre les philosophes de l´antiquité. Charles V fait traduire par Nicolas Oresme toute l’œuvre d´Aristote; les érudits s´imprègnent de culture païenne». M. CLOSSON, «La femme et la culture à l´époque de Christine de Pizan», Sur le chemin de longue étude..., Actes du colloque d´Orléans, juillet 1995, dir. B. Ribémont, Honoré Champion, 1998, p. 66.

[44] Le Chemin, v. 5099-5101.

[45] J. REY-DEBOVE et A. REY (dir.), Le Petit Robert, Dictionnaires le Robert, 1997.

[46] SOT, M, dir., Histoire culturelle de la France I: Le Moyen Age, Éd. du Seuil, 1997, p. 166. Cf. aussi S. SWIEŻAWSKI, Histoire de la philosophie européenne au XVe siècle, Beauchesne, 1990, p. 111: « Le Moyen-Âge avait hérité de la pensée antique (…) suivant laquelle l’homme, à la différence des animaux et des plantes, avait reçu une âme immortelle douée de sagesse ».

[47] J.G. ÁLVAREZ, «Raison», Dictionnaire encyclopédique du Moyen-Âge, A. VAUCHEZ, dir., Éd. du CERF, 1997, p. 1288.                

[48] Idem, p. 1288.

[49] Cf. G. MADEC, «Augustinisme», Dictionnaire encyclopédique du Moyen-Âge, A. VAUCHEZ, dir., Éd. du CERF, 1997, p. 150 et S. SWIEZAWSKI, Histoire de la philosophie européenne au XVe siècle, Beauchesne, 1990, p. 54.

[50] L. MOURIN, Six sermons français inédits de Jean Gerson, Vrin, 1946, p. 122. L’illumination est donc importante pour Gerson. Cela ne veut pas dire qu’il ne tient pas à la raison. En effet Gerson s’efforce d’arriver par les efforts de l’intelligence à une connaissance analogique de la nature de Dieu.

[51] Les opinions diverses à propos de ce problème avaient pour conséquences que dans la scolastique tardive il y avait trois courants: 1. le thomisme (coordination de la philosophie et de la foi); ce nom vient de Thomas d´Aquin. 2. le scotisme (basé sur les idées de Saint Augustin et d’Anselme de Cantorbéry); ce nom vient de Duns Scot. 3. le nominalisme (le courant d’Ockham; il a fait une distinction nette entre la connaissance et la foi. Selon les nominalistes c’est unetâche impossible d’expliquer ce qu’on tient par la foi).   

[52] J. LE GOFF, Les intellectuels au Moyen Age, Éd. du Seuil, 1962, p. 149.

[53] J.G. ÁLVAREZ, «Raison», Dictionnaire encyclopédique du Moyen-Âge, A. VAUCHEZ, dir., Éd. du CERF, 1997, p. 1289. 

[54] R. IMBACH, « Philosophie », Dictionnaire encyclopédique du Moyen-Âge, A. VAUCHEZ, dir., Éd. du CERF, 1997, p. 1207.

[55] Christine de Pizan cite souvent Augustin dans ses textes. Nous reviendrons sur ce point aux chapitres suivants.

[56] Pour notre analyse à propos des influences sur le terme ‘raison’ nous nous sommes limitée délibérément à l’influence de l’augustinisme et de l’aristotélisme au Moyen-Âge. Un compte rendu des idées d’autres penseurs dépasse le cadre de cette analyse. En plus les influences de ces deux extrêmes que nous avons étudiées sur le concept ‘raison’ au Moyen-Âge sont les plus évidentes.

[57] L´œuvre a été écrite entre le 5 octobre 1402 et le 20 mars 1403.

[58] Le Chemin, v. 10-12.

[59] Le ciel d´air, selon Christine. Cf. le Chemin, v. 1765, 1766.

[60] Dans le chapitre II nous étudierons de plus près le rôle de dame Raison et celui des autres dames. 

[61] L’Advision, p. 50.

[62] Cf. le Livre de la paix, p. 57.

[63] Idem, p. 89.

[64] Ibid., p. 159.

[65] Ibid., p. 152.

[66] L’Epistre d’Othea (1400-1401); le Livre du chemin de lonc estude (1402-1403); le Livre de la mutacion de Fortune (entre 1400 et 1403); le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V (1404); le Livre de la Cité des dames (1404-1405); le Livre des trois vertus (1405); l’Epistre à la reine Isabeau (1405); le Livre de l’advision Cristine (1405); le Livre de la Prod’ommie (1405-1406); le Livre du corps de Policie (entre 1404 et 1407); les Sept psaumes allégorisés (1409-1410); le Livre des fais d’armes et de chevalerie (1410); la Lamentation sur les maux de la France (1410).

[67] Cf. http://www.arts.ed.ac.uk /french/christine/conc_r.htm (concordance des mots fréquents dans les textes de Christine de Pizan sur l’internet).

[68] Le Chemin, v. 2598 et v. 2557, 2558. Dans le texte Raison se présente donc comme une reine. Il est intéressant de voir que Christine accentue qu’elle évite de l’appeler «déesse». Christine souligne que les Anciens ont fait une erreur de l’adorer de cette manière. Pour Christine Raison est une fille de Dieu ou, pour ainsi dire, la faculté ‘raison’ est selon Christine un don divin, mais elle n’est pas une déesse et Christine ne veut pas lui faire honneur divin. Cf. le Chemin v. 5243-5262.

[69] Le Livre de la paix, p. 66.

[70] Cf. le Chemin v. 2535-2561.

[71] Idem, v. 2525-2534. C’est un trait constant de la littérature médiévale. Chrétien de Troyes, par exemple, en décrivant la beauté de ses personnages fait la même chose.

[72] Ibid., v. 5455, 5456.

[73] Nous soulignons que Christine n’exprime cependant pas nettement la conclusion de dame Raison dans son texte. Nous reviendrons encore sur ce point dans le § 2.3.1.

[74] Le Chemin, v. 3346, 3347; v. 6230, 6231. Cf. aussi les vers 6098-6103: «Les parties / Des raisons qui cy proposees / Nous ont esté, soient pesees / Par mon conseil, qui ordener / Bien en sara et dicerner / Tel droit comme il y peut avoir.»

[75] L’Advision, p. 57. Cf. aussi p. 8: « quel folie en homme qui le sens doit gouverner raison se fonder sens elle sur moy et jugier par moy certainement de chose non certaine et qu’ilz ignorent!».

[76] Idem, p. 89.

[77] Ibid., p. 87.

[78] Le Livre de la paix, p. 117. Christine se sert ici de sa métaphore favorite: la comparaison avec le corps humain.

[79] Idem, p. 117. Cf. § 1.2, la note 46.

[80] Le Livre de la paix, p. 175.

[81] Idem, p. 175. Cf. le Chemin, v. 5179-5182.

[82] Le Livre de la paix, p. 174.

[83] L’Advision, p. 123.

[84] Nous citons Christine dans le Chemin, v. 2760-2763: « Sagece qui y vint grant erre, / Accompaignee de ses filles / Qui tant sont sages et soubtilles; / Ce sont Sapïence et Scïence »

[85] Idem, v. 5073-5075: «Et qu’il soit ainsi que scïence, / Prudence avec grant escïence, / Soit plus que autre riens neccessaire». Nous reviendrons encore sur les définitions de Christine de Pizan à propos de ‘sagece’ et de ‘sapïence’.

[86] Le Livre de la paix, p. 64.

[87] Le Chemin, v. 5223-5225.

[88] Idem, v. 3435.

[89] Le Livre de la paix, p. 70.

[90] «Sage qui est circonspect, prudent, réglé dans ses mœurs, dans sa conduite», F. GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe siècle au XVe siècle, T7, Vieweg, 1938, p. 609; cf. aussi l’étude de C. BRUCKER, Sage et Sagesse au Moyen Age, Droz, 1987, p. 421 et 422.

[91] Le Chemin, v. 5403-5406.

[92] Le Chemin, v. 1751. Cf. § 1.1.2 la note 20. Cf. aussi l’Advision, p. 110: «Fille, solace toy quant tu as attaint en effait le desir que je te donne, ainsi continuant et vacant tousjours a l’estude, comprenant les sentences de mieulx en mieux. » et p. 92: «De plus hault monter pour veoir diverses beautez fu souffisant seulement mon bon désir et amour a m’empetrer lieu et licence de plus savoir» et le Chemin, les vers 492, 1751, 1798, 2504, 2505, 2586, 2587, 6329, 6330.

[93] Le Chemin, v. 285-288.

[94] Idem, v. 304-307. Cf. aussi l’Advision, p. 11.

[95] Le Chemin, v. 6394-6396.

[96] R. REISINGER, «Le contexte patriotique, biographique et psychologique de Christine de Pizan et ses reflets rhétoriques dans ‘Lavision-Christine», Contexts and continuities: Proceedings of the IVth International Colloquium on Christine de Pizan (Glasgow 21-27 July 2000), T.III, Éd. A.J. Kennedy, etc., University of Glasgow Press, p. 709.

[97] Le Chemin, v. 2263-2266. Cf. v. 2071.

[98] Idem, v. 1114.

[99] Ibid., v. 1616, 1617, 1620-1624.

[100] Ibid., v. 1136.

[101] Ibid., v. 1147-1152.

[102] Ibid., v, 1082-1088. Cf. B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 154: « Das empfohlene Bad in dem der Quelle entströmenden Wasser stellt gewissermaßen ein Initiationsbad, eine ‘Taufe’ dar, durch welche Christine in die ‘Gemeinde’ der zuvor erwähnten gelehrten Männer aufgenommen wird ».

[103] Le Chemin, v. 6326-6328.

[104] Cf. l’introduction à l’édition du Livre de paix, p. 52: « One of Christine’s most curious practices is her economical habit of using her material more than once. »

[105] Le Livre de la paix, p. 125.

[106] Idem, p. 135.

[107] Le Chemin, v. 5527-5529: «Que la chose plus desseant / A un prince et plus mal seant / C’est luxure». Idem, v. 5545-5550: «De luxure est tres deffendu / En cuer de prince estre espandu. / (...) / Gloutonnie le prince doit / Aussi fuÿr, qui ne lui loit. ». Ibid., v. 321: « si corrompt est le monde ». Ibid., v. 340-344: « Tous li mondes est empeschez / De guerres, et plus sont renté, / Tant mains aiment leur parenté / Et plus queurent sus l’un a l’autre / A armeures, lances sur fautre ».

[108] Le Livre de la paix, p. 97. Vu le contexte de son temps (la querelle des ducs, la crise dans l’Église) il n’est pas étonnant que Christine indique l’envie comme cause de la situation misérable de son temps. Christine l’explique de manière suivante: « Mais des crestïens c’est dommages, / Qui pour envie des hommages / Et d’estranges terres conquerre, / S’entreoccïent par mortel guerre. / C’est pitié quant tel couvoitise / Homme mortel si fort atise / Qu’il consent tant de sanc espandre; » (le Chemin, v. 351-357).

Cette constation n’est cependant pas nouvelle. Car la convoitise a été depuis longtemps considérée comme péché qui est à l’origine d’autres péchés: cf. Génèse 3.

[109] L’Advision, p. 25.

[110] Cf. le Livre de la paix, p. 135.

[111] Idem, p. 152. La phrase ‘quoy que pou de consideracion y ayons’ montre que Christine trouve que on ne se rend pas bien compte en France des dangers. À la page 121 de ce même texte Christine a choisi la métaphore suivante à propos de cette insouciance: « Comment pourra mengier aise les chieres et delicatives viandes à sa table le mauvais à qui le glaive pent sur la teste à un petit filet, qui est à entendre que la pugnicion de Nostre Seigneur puet venir soubdainement sur le mauvais. »

[112] L’Advision, p. 41. 

[113] Idem, p. 48.

[114] G. MOMBELLO, «Quelques aspects de la pensée politique de Christine de Pizan d´après ses œuvres publiées.», Culture et politique en France à l´époque de l´humanisme et de la renaissance: Études réunies et présentées par Franco Simone, Torino: Accademia delle scienze, 1974, p. 153.

[115] Le symbole a été emprunté à l´histoire de la colombe de Noé (Génèse 8: 6-12).

[116] L’Advision, p. 124.

[117] Idem, p. 41.

[118] Le Chemin, v. 2683-2686. Cf. les vers 2725-2730.

[119] L’Advision, p. 139.

[120] Le Chemin, v. 2515-2522: « Ainsi celle princesse vint / En sa chayere, et plus de .XX. / Nobles dames environ soy, / (…) / ce furent toutes / Les Vertus, et de tel mesgnee / Est celle dame acompaignee. »

[121] Idem, v. 2602. Ailleurs dans le Chemin, dans les vers 5343-5345, Christine pose que «sens et bon entendement / donne a homme le sentement / De soy plainierement congnastre». Voilà peut-être la raison pour laquelle Christine fait l’expression citée.

[122] Ibid., v. 2716-2724.

[123] Ibid., v. 2571, 2572.

[124] Le Livre de la paix, p. 117, 118.

[125] Cf. la note 37 de ce travail.

[126] Le Chemin, v. 5427-5432. Cf. le Chemin, v. 5440, 5441: « sapïence est de concorde / La mere »; le Chemin, v. 5059-5066: « Et que scïence plus louable / Soit qu’aultre riens et prouffitable, / Appert au commun cours du monde. / Car tant qu’il dure a la reonde, / Se par ordre n’yert gouverné, / A confusion ert mené; / Ne sens ordre ne peut durer / Nulle chose et riens endurer. »; le Chemin, v. 5229-5234: « C’est celle [la science] qui l’auctorité / A de droite proprieté / Par sa bonne conversion / De müer l’opperacion / De l’oeuvre imparfaicte et terrestre / A la perfeccïon celestre. » 

[127] L’Advision, p. 48. Cf. le Chemin, v. 14: « Mais bon vouloir comme bon fait me vaille. » et le Livre de la paix, p. 60: « l’escripture de ta servante et humble creature de bon vouloir meue et pure affection du bien de ta digne personne ».

[128] Le Livre de la paix, p. 176.

[129] Le Chemin, v. 41, 42. Pour la signification du mot ‘poetique’ cf. la note 2 du Chemin.

[130] Idem, v. 6278. Cf. v. 6288, 6289. Christine est donc assez fière de ses connaissances. Elle ajoute très humblement que « Ainsi Sebile qui fu la / Sienne merci de moy parla, / Et plus louange qu’il n’affiert / En dist » (le Chemin, v. 6299-6302).

[131] Ibid., v. 6363-6369.

[132] B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 166.

[133] Cf. l’Advision, p. 50.

[134] Le Livre de la paix, p. 135, 136.

[135] Cf. le Livre de la paix, p. 118.

[136] Idem, p. 132. Christine consacre une grande partie de la troisième partie du Livre de paix à ce sujet. Cf. p 124-138. Elle nomme les désavantages du gouvernement par le peuple. Christine impute la misère pour une grande part au peuple. À la page 89 du Livre de la paix Christine s´écrie: « et qui ne la menroit, voyant cesséz les occisions, les grans cruaultéz, les ruines, les rebellions, l´orgueil de vile et chetive gent, le fol gouvernement de menu et bestial peuple ». Cf. aussi la page 90 de ce texte.

[137] Le Chemin, v. 6258-6265. Christine s´adresse directement à Charles VI: cf. v. 38. 

[138] G. MOMBELLO, «Quelques aspects de la pensée politique de Christine de Pizan d´après ses œuvres publiées.», Culture et politique en France à l´époque de l´humanisme et de la renaissance. Études réunies et présentées par Franco Simone, Torino: Accademia delle scienze, 1974, p. 58.

[139] S. SWIEZAWSKI, Histoire de la philosophie européenne au XVe siècle, Beauchesne, 1990, p. 189.

[140] L’Advision, p. 110.

[141] Idem, p. 107.

[142] Christine réfère par exemple à Chrysostome et à saint Augustin, ce que montrent les citations suivantes: «Mais bien dit voir Crisostome quant sur l’Epistre saint Pol aux Hebrieux il dist» et «Et ad ce propos ne dit saint Augustin sur le .XXIe . pseaulme» (l’Advision,  p. 130, 119).

[143] Cf. M. SOT, (dir.), Histoire culturelle de la France I: Le Moyen Age, Éd. du Seuil, 1997, p. 156.

[144] Cf. la note 90 du § 2.1.

[145] Par exemple l’histoire du roi et du peuple de Ninive, l’Advision, p. 48.

[146] L’Advision, p. 41.

[147] Idem, p. 49.

[148] Augustin leur reconnaît une prescience des vérités fondamentales du christianisme. Cf. A. Augustinus, De stad Gods (in haar begin en voortgang bevattende eene Verhandeling over Gods Kerk of de Stad Gods; alsmede eene Verdediging der Christelijke Religie tegen de dwalingen en lasteringen der Heidenen en andere vijanden; op vele plaatsen met voortreffelijke historiën vermengd; beschreven door den kerkvader Aurelius Augustinus), J.P. Van den TOL, 1979, p. 169, 250, 251.

[149] Le Chemin, v. 4885-4890.

[150] Idem, v. 4743-4749.

[151] Le Livre de la paix, p. 176. Dans l’Advision Christine se sert aussi du verbe ‘cueillir’ pour indiquer son emploi des sources:« (S)i comme oudit livre de Boece je prouvay par sa bouche; et les fleurs d’icelui je ay cueillies et appliquees yci a ton propos pour faire d’une sorte ung gracieux chapel avec les ditz des sains docteurs pour ton livre a la fin comme victorieux couronner. » (p. 136).

[152] «Il ne faut pas voir dans cette démarche une soumission de la pensée, mais plutôt une recherche triomphante, une façon de s´affirmer qui va de pair avec les exigences d´un livre unique», pose Van Hemelryck dans T. VAN HEMELRYCK, « Christine de Pizan et la paix: la rhétorique et les mots pour le dire», Au champ des escriptures: IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998, éd. E. Hicks, Honoré Champion, 2000, p. 681.

Paupert a fort raison de décrire l’écriture de Christine de Pizan comme suit: Lecture - écriture - réécriture - invention d’une écriture personnelle. Cf. A. PAUPERT, «Christine et Boèce. De la lecture à l’écriture, de la réécriture à l’écriture du moi », Contexts and continuities: Proceedings of the IVth International Colloquium on Christine de Pizan (Glasgow 21-27 July 2000), T.III, Éd. A.J. Kennedy, etc., University of Glasgow Press, 2002, p. 645-662.

[153] L’Advision, p. 43.

[154] Le Livre de la paix, p. 135. Cf. aussi p. 89 de ce texte: « les infinis maulx et detestables tourmens qui ont couru trop pires que oncques mais ceste present année ».

[155] Idem, p. 143, 133, 92, 79, 92.

[156] B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 94.

[157] Le Livre de la paix, p. 92.

[158] Le Chemin, v. 1781-2030.

[159] L´intérêt de Christine pour l’avenir et pour la prophétie s´exprime aussi dans le fait que Christine est accompagnée d´une Sibylle sur son chemin d’étude. Les sibylles prédisaient l’avenir au moyen d’oracles dans l´Antiquité.

[160] Le Chemin, v. 1849-1856.

[161] Idem, v. 1089-1093.

[162] En Italie le centre principal de l´astrologie se trouve à Bologne. En cette ville Thomas de Pizan a fait ses études.

[163] Astrologie et astronomie ne sont pas nettement distingués à l´époque.

[164] S. SWIEZAWSKI, Histoire de la philosophie européenne au XVe siècle, Beauchesne, 1990, p. 266.

[165] L’Advision, p. 41: « Ceste figure me fait doubter grans perplexitez a venir ains le reparement de ma ruine. (…) Et se sur ce croire n’en voulons des anciens les prophecies, si comme Merlin, les Sebilles, Joachim et mains autres qui nous dient tout plainement les advenemens de noz adversitez et trebuchement (...) ».

[166] Idem, p. 38.

[167] Le Livre de la paix, p. 67. Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V confirme que la sagesse est liée au présent, au passé et à l’avenir chez Christine. À la page 179 de ce texte Christine définit la véritable sagesse comme suit: « tout ordre de vie bien menée, justice, droit et equité à chascun faire, memoire du temps passé, pourveance sus cellui à venir, arroy ou present, et Paradis en la fin. »

[168] Le Chemin, v. 974 - 976.

[169] Cf. la note 37.

[170] Cf. M. SOT, (dir.), Histoire culturelle de la France I: Le Moyen Age, Éd. du Seuil, 1997, p. 260.

[171] Cf. S. SWIEZAWSKI, Histoire de la philosophie européenne au XVe siècle, Beauchesne, 1990, p. 113.

[172]  J. LE GOFF, Les intellectuels au Moyen Age, Éd. du Seuil, 1962, p. 179.

[173] A. FOURRIER, L´humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XVe siècle: colloque organisé par le Centre de Philologie et de Littératures romanes de l´Université de Strasbourg du 29 Janvier au 2 Février 1962, Klincksieck, 1964, p. 232.

[174] Idem, p. 246.

[175] B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 201.

[176] Cf. § 2.2.2.

[177] Le Livre de la paix, p. 132.

[178] Cf. N. MARGOLIS, «Culture vantée, culture inventée: Christine, Clamenges et le défi de Pétrarque.», Au champ des escriptures: IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998, éd. E. Hicks, Honoré Champion, 2000, p. 271. Cf. aussi A. FOURRIER, L´humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XVe siècle: colloque organisé par le Centre de Philologie et de Littératures romanes de l´Université de Strasbourg du 29 Janvier au 2 Février 1962, Klincksieck, 1964, p. 246. Fourrier parle aussi d’«un humanisme en langue vulgaire qui suit pas à pas les développements de l’humanisme latin.»

[179] S. SWIEZAWSKI, Histoire de la philosophie européenne au XVe siècle, Beauchesne, 1990, p. 116. Swieżawski distingue plusieurs humanismes: l’humanisme universitaire, l’humanisme littéraire, l’humanisme civique et l’humanisme mysticisant.

[180] Le Chemin, v. 3023-3025.

[181] Idem, v. 2994-2998.

[182] Ibid., v. 5115, 5116.

[183] Ibid., v. 3875-3881. Cf. v. 4048, 4049 et v. 4055, 4056.

[184] Ibid., v. 6081-6085. Dans le vers 2793 Christine qualifie dame Richesse de « l’orgueilleuse ».

[185] Par exemple le passage où dame Sagesse réfère à Charles V (le Chemin, v. 5001- 5046).

[186] Cf. le Chemin, v. 4216-4226 et v. 4427-4434.

[187] L’Advision, p. 28, 30.

[188] Le Livre de la paix, p. 66.

[189] Idem, p. 143.

[190] Il arrive parfois que Christine utilise encore la figure de style de la personnification. À notre avis elle le fait seulement pour accentuer l’importance de la valeur ou pour faire passer plus facilement le concept abstrait:«Discrecion qui est dicte mere et conduisarresse» (p. 66).

[191] L’Advision, p. 75.

[192] Idem, p. 123.

[193] Le Livre de la paix, p. 174.

[194] L’Advision, p. 139.

[195] Idem, p. 89.

[196] Le Chemin, v. 2602. Cf. aussi v. 5427-5432. Un autre exemple nous est fourni par le Livre de la paix, p. 117: « veu nature humaine estre de soy encliné à tous vices là où discrecion et raison ne l’en garde ». Christine attend donc beaucoup de l’usage de la raison.  

[197] Le Chemin, v. 5229-5238.

[198] Cf. la note 77.

[199] Le Chemin, v. 1305-1311.

[200] Cf. l’Advision, p. 139.

[201] Le Livre de la paix, p. 59.

[202] Le Chemin, v. 947-952. Les mots qui référent à l’obscurité (‘ombreuse’, ‘noire’ et ‘tenebreuse’) donnent ces chemins une atmosphère de désastre.

[203] Matthieu 7:13,14: « Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent. »

[204] Le Chemin, v. 893-895. Les bons chemins, contrairement aux mauvais chemins, sont décrits comme des oasis, remplies de fleurs, d’arbres, d’oiseaux et de lumière.

[205]Advision, p. 123.

[206] Idem, p. 47, 48. Cf. le Livre de la paix, p. 145: « car l’omme vuit de vertus est mortisié par vices, et est si que neant vers Dieu, mais le vertueulx vit et vivra perpetuellement. »

[207] Le Chemin, v. 916-919.

[208] Idem, v. 1160-1170. Cf. l’Advision, p. 116.

[209] Le Chemin, v. 1677-1684.

[210] La philosophie comprend quatre disciplines. Cf. S. SASAKI, « Le poète et Pallas dans le Chemin de long estude », Revue des langues romanes, T. XCII, 1988, p. 379.

[211] Cf. Génèse 28: 10-15. Jacob voit en rêve une échelle dressée de la terre au ciel où les anges montent et descendent. Sur cette échelle il rencontre aussi Dieu.

[212] C. HECK, «De la mystique à la raison: la spéculation et le chemin du ciel dans Le Livre du chemin de long estude», Au champ des escriptures: IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998, éd. E. Hicks, Honoré Champion, 2000, p. 718.

[213] Cf. le Chemin, v. 1104-1108.

[214] Cf. K. FLASCH, Introduction à la philosophie médiévale, Éd. du CERF, 1992, p. 167.

[215] Le Chemin, v. 902-905.

[216] L’Advision, p. 109. Cf. p. 94: « O tres glorieuse Sapience, de laquelle toutes congnoiscences dependent ».

[217] Idem, p. 109, 110.

[218] Les trois pierres indiquent l’unité des trois parties. Elles montrent aussi que Christine fait du progrès sur son chemin de l’étude. Les pierres sont en effet de plus en plus précieuses. Avec cette image des pierres qui réfèrent à la hiérarchie du savoir dans les trois parties Christine varie les Proverbes: « Car la sagesse vaut mieux que les perles. » (Proverbes 8: 11).

[219] L’Advision, p. 94.

[220] Idem, p. 109. Il vaut la même pour ses connaissances de l’astrologie: « j’employoye / Toute mon entente a apprendre, / Mais trop pou povoye comprendre / Leur grandeur pour tout mon estude, / Pour mon entendement trop rude. » (le Chemin, v. 2022-2026).

[221] L’Advision, p. 94. Cf. Marc 1:7 et Jean 1:27.

[222]Advision, p. 140. Le fait que Christine remercie dame Philosophie au nom dedame Théologie à la fin du livre montre que la théologie est pour Christine un domaine qui fait partie de la philosophie.

[223] Idem, p. XXIII.

[224] Ibid., p. 95.

[225] Ibid., p. 116.

[226] Ibid., p. 139.

[227] Le Chemin, v. 438-450.

[228] L’Advision, p. 137.

[229] Idem, p. 125. Cf. p. 128: « Dieux, dist il, te punist en ce monde ad ce que la peine temporelle rachate tes ardeures de la mort pardurable. Car, ainsi que les pierres ne sont mises en edefice se premierement ne sont taillees et au martel aquerries, ne le grain n´est point mis au grenier tant que au fleau soit batu, aussi ne pues tu estre logié en l´edefice de paradis ne mis ou grenier des esleus se tu n´es esprouvé par tribulacion ».

[230] Ibid., p. 124.

[231] Ibid., p. 136.

[232] Ibid., p. 140.

[233] Ibid., p. 139. 

[234] Ibid., p. 125.

[235] Ibid,, p. 139. 

[236] Ibid., p. 137 et 138. Cf. p. 136: « «Veulz tu savoir, dist il, la vraie felicité qui l´ame repaist et donne gloire, renommee, delict et souffisance?» Ce est seul Dieu, autre chose ne l´est, si comme oudit livre de Boece je prouvay par sa bouche. »

[237] Ibid., p. 141.

[238] Ibid., p. 140 et 141.

[239] Christine appelle la raison « fille de Dieu », le Livre de la paix, p. 65.

[240] Le Livre de la paix, p. 137, 90 et 123. Cf. aussi la dernière phrase du livre.

[241] Idem, p. 91. Dans l’Advision Christine a déjà écrit que l’homme fait du bien ou du mal de son plein gré. Cf. p. 47:«Il n’est si bel chasti que cil qui de soy meismes et sans contrainte vient. Plus fust honnourable laissier les vices de pure voulenté que ce qu’a force on leur feist delaissier. »

[242] Cf. par exemple le Livre de la paix, p. 152: « mieulx vault la petite piece de pain seiche à joye et paix que la maison plaine de richesses à noise et contens ». Cf. Proverbes 17:1.

[243] Christine a déjà tendu à cette opinion dans l’Advision où elle écrit sur la réhabilitation du peuple juif. Elle dit que ce peuple vivra en paix « quant lumiere de vraie foy leur sera donnee. » (p. 41). Christine désire aussi à«mettre» les Français «a paix devers leur Dieu» (p. 48).

[244] Christine dit par exemple: « En parlant de Ulixes le sage, / Qui prudence avoit en usage / Et scïence, qui conduisoit / Ses fais et si bien le duisoit / Que par tant de perilz orribles, / Passant aventures terribles, / Surmonta toutes les tempestes / Et les merveilleuses molestes / Par l’ayde de sa grant prudence, Sapïence et grant providence. » (le Chemin, v. 5271-5279).

[245] Même dans le Chemin Christine ne peut pas séparer la spiritualité chrétienne de la culture classique et de la connaissance intellectuelle. En effet l´époque de Christine de Pizan est pleinement une époque chrétienne. Les gens au Moyen Âge ont l’habitude de tout voir en relation avec l’éternité. La religion est cependant souvent une religion extériorisée. Cf. J. Huizinga, Herfsttij der middeleeuwen, studie over levens-en gedachtenvormen der veertiende en vijftiende eeuw in Frankrijk en de Nederlanden, Contact, 1997, p. 223 et p. 183.

Dans l´Advision (p. 121) Christine fait remarquer dame Philosophie que c´est sa mère qui a cependant encouragé sa foi personnelle. Dame Philosophie lui dit: « Avises combien grant grace Dieu te fait encore, avec tout, de si noble mere laissier vivre en ta compaignie en sa vieillesce, plaine de tant de vertus. Et quantesfois elle t´a reconfortee et ramenee de tes impaciences a congnoistre ton Dieu! »

[246] Cf. la note 199 de ce travail.

[247] B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 293.

[248] Le Chemin, v. 671, v. 529-540.

[249] L’Advision, p. 131 et le Livre de la paix, p. 65.

[250] Cf. le § 3.2.1.

[251] L’Advision, p. 134.

[252] Cf. aussi le Chemin, v. 257-264 et v. 5196-5204.

[253] L’Advision, p. 135. Cf. aussi p. 48.

[254] Idem, p. 121. Christine parle ici de sa mère. Christine reconnaît un Dieu tout-puissant, ce que montrent les mots suivants: «Dieu contre qui nulle force n’a puissance.» (l’Advision, p. 47).

[255] Pour une brève analyse du symbolisme des couleurs au Moyen-Âge voyez B. ZÜHLKE, Christine de Pizan in Text und Bild: Zur Selbstdarstellung einer frühhumanistischen Intellektuellen, Metzler, 1994, p. 134-137.