Kundera face au kitsch. (Ruben Pauwels)

 

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Préface

 

Le choix du sujet de la présente étude n’a pas pris longtemps: Kundera est un de nos auteurs préférés, et dès qu’il était clair qu’il publie non seulement en langue tchèque mais également en français, la décision de nous attaquer à son oeuvre intégrale était prise. La détermination exacte de l’objet d’étude a été plus malaisée: tout d’abord, le corps humain devait servir d’objet d’analyse, mais, chemin faisant, le kitsch s’est de plus en plus devancé, jusqu’à ce qu’il nous fût clair que cette approche-ci ouvrait des possibilités nettement plus grandes.

A ce moment-là, un deuxième choix s’est imposé: lesquelles des dix œuvres de fiction devaient être inclues dans notre analyse? Il nous a paru logique de nous baser sur sa ‘partition romanesque placée sous le chiffre sept’ dont parle Eva Le Grand, l’auteur d’un des ouvrages critiques fondamentaux portant sur la fiction de Kundera. Cette partition – entièrement rédigée en langue tchèque – se compose de trois romans en sept mouvements, un roman vaudevillesque en cinq mouvements et de nouveau trois romans en sept mouvements. Remarquons que la notion de roman a été quelque peu contestée pour quelques-uns de ces sept volumes, notamment pour Risibles amours et pour Le livre du rire et de l’oubli, et que le deuxième a reçu le prédicat, alors que le premier est habituellement désigné comme ‘recueil de nouvelles’. Dès le début, il nous a semblé opportun de ne pas inclure tous les sept ouvrages, ce qui nous aurait mené trop loin. Cinq nous paraissait suffire. S’y ajoutait la problématique du français: peut-on rédiger un mémoire en littérature française si aucun des romans utilisés n’a été écrit directement en français? C’est la raison pour laquelle un des romans dont il sera question dans l’étude présente n’appartient pas au cycle de sept: La lenteur est un des deux romans qui se démarquent non seulement par leur longueur réduite, mais surtout par le fait qu’ils sont rédigés immédiatement en français et en outre, c’est celui qui s’apparente le plus à notre projet. Il aurait peut-être été plus propice à ce travail si nous avions inclus La vie est ailleurs, étant donné sa critique virulente de l’âge lyrique (c’est-à-dire la jeunesse et l’inexpérience qui y est liée). Notamment le chapitre portant sur ‘les enfants’ aurait profité d’un tel changement. Au lieu de ce dernier roman, nous avons opté pour les trois romans les plus connus et les plus élaborés, c’est-à-dire Le livre du rire et de l’oubli, L’insoutenable légèreté de l’être et L’immortalité, et pour le roman vaudevillesque La valse aux adieux, qui s’insère facilement dans la thématique discutée.

La structure de cette analyse littéraire est assez simple: dans la première partie, le sujet principal de cette étude, à savoir le kitsch, sera présenté dans une approche historique, linguistique et psychologique. Dans la deuxième partie, cette problématique sera greffée sur l’oeuvre du romancier choisi. Cette deuxième partie est divisée en quatre chapitres. Dans chacun de ces chapitres, un thème sera analysé dans sa relation avec le kitsch. Le choix de ces quatre chapitres a découlé de notre lecture répétée des romans de Kundera. Nous avons la conviction que ces quatre thèmes sont étroitement liés au kitsch. De là, ils peuvent nous aider à analyser le phénomène de plusieurs points de vue.

Des fois, quelques passages seront insérés qui n’ont – stricto sensu – rien à voir avec le sujet principal de l’étude. Ces digressions devraient permettre au lecteur d’acquérir une meilleure intelligence de l’univers romanesque kundérien. Elles peuvent être conçues comme des additions à l’introduction à la deuxième partie qui, elle, traite in extenso de la poétique kundérienne.

 

 

Première partie: Introduction au kitsch

 

1. La notion

           

Le mot kitsch a bien sûr une origine allemande, mais son étymologie demeure plutôt obscure. Matei Calinescu, auteur d’un excellent ouvrage portant entre autres sur le kitsch, entrevoit trois possibilités d’explication: quelques sources avancent une dérivation du mot anglais sketch, mal prononcé par des artistes à Munich, la ville où le terme est entré en usage dans les années soixante et septante du 19e siècle. Il serait appliqué aux souvenirs bon marché, achetés surtout par les touristes américains. D’autres proposent une origine allemande et expliquent le mot à l’aide du verbe verkitschen, ce qui signifie ‘rendre bon marché’ dans le patois mecklenbourgeois. Ludwig Giesz enfin, mentionne dans sa Phänomenologie des Kitsches l’hypothèse d’une origine dans le verbe kitschen, dans le sens de ‘ramasser les ordures dans la rue’[1]. Un autre auteur, Abraham Moles, propose les mêmes origines, mais avance d’autres explications. D’après lui, le verbe allemand kitschen signifie plutôt ‘bâcler’, et en particulier ‘faire de nouveaux meubles avec des vieux’; le mot verkitschen, dit Moles, c’est ‘refiler en sous-main’, ‘vendre quelque chose à la place de ce qui avait été exactement demandé’. Moles ne mentionne pas la possibilité de dérivation de l’anglais[2].

Quelle que soit son origine, le mot kitsch a un champ sémantique fort étendu et peut être appliqué à beaucoup de domaines de l’art: l’architecture, la littérature, la sculpture, le cinéma, la musique et la peinture ne sont que quelques-unes des possibilités.

            Bien que le mot kitsch soit utilisé universellement, il connaît également, plus ou moins exactes, quelques synonymes. En français par exemple, il existe le mot camelote, relativement peu utilisé, et qui indique la piètre qualité de beaucoup d’objets kitsch. Malheureusement, il ne peut pas servir de concept esthétique. Le sens du mot espagnol cursi se trouve déjà nettement plus proche de celui de kitsch: «The Spanisch cursi […] is the only single word that suggests both the deceptive and the self-deceptive aspects of bad taste that are implied in kitsch»[3]. En russe enfin, nous avons le mot poshlust, qui renferme également la majorité des sens de kitsch, du moins dans son interprétation nabokovienne, où «the first ‘o’ is as big as the plop of an elephant falling into a muddy pond and as round as the bosom of a bathing beauty in a German picture postcard»[4]. Moles mentionne encore l’existence du mot portugais piries[5].

 

 

2. Définition du kitsch

 

Il est bien sûr impossible de fournir une définition étanche de la notion, vu ses multiples applications possibles. Peut-être l’ensemble des définitions trouvées nous permettra-t-il d’en distiller les traits essentiels.

La première définition, celle d’Abraham Moles, relève d’une approche psychologique:

«[…] le kitsch est un rapport de l’homme avec les choses plutôt qu’une chose, un adjectif plutôt qu’un nom, c’est, très précisément un mode esthétique de relation avec l’environnement. A ce titre, il méritera le nom d’art Kitsch, si l’on admet que l’Art n’est pas une chose, comme l’Angélus de Millet ou la 9e Symphonie, mais une manière qu’a l’homme de se comporter vis-à-vis des choses.

La position Kitsch se situe entre la mode et le conservatisme comme l’acceptation du «plus grand nombre». Le Kitsch est à ce titre essentiellement démocratique: il est l’art acceptable, ce qui ne choque pas notre esprit par une transcendance hors de la vie quotidienne, par un effort qui nous dépasse – surtout s’il doit nous faire dépasser nous-mêmes.[6]»   

Moles, qui s’est concentré tout le long de son ouvrage sur le côté psychologique du phénomène, entrevoit sept rapports psychologiques entre l’homme et les choses: un de ces rapports est le mode Kitsch. Ce qui l’intéresse surtout, dit-il, c’est «cette disponibilité où l’homme choisit ou décide de l’environnement»[7]. Les sept modes qu’il distingue sont:

1.      Le mode ascétique

2.      Le mode hédoniste

3.      Le mode agressif

4.      Le mode acquisitif

5.      Le mode surréaliste

6.      Le mode fonctionnaliste ou cybernétique

7.      Le mode Kitsch

Ce dernier s’établit selon Moles sur «une composition originale des attitudes ci-dessus, liée à l’idée d’un anti-art du bonheur, d’une situation moyenne, participant de l’entassement de l’heureux possesseur, justifiée ‘moralement’ par le prétexte du fonctionnel»[8].

A part cette classification, Moles distingue également plusieurs principes du kitsch:

1.   Principe d’inadéquation: selon ce principe-ci il existe dans tout aspect ou tout objet une déviation, un écart permanent par rapport à son but nominal, écart à la fonction qu’il est censé remplir, écart par rapport au réalisme s’il s’agit d’une figuration artistique quelconque. Le Kitsch vise toujours un peu à côté, il remplace le pur par l’impur, même quand il décrit la pureté.

2.   Principe d’accumulation: c’est le principe du «toujours davantage» qui émerge avec une telle évidence dans la civilisation bourgeoise. Cette accumulation fait déborder les fontaines de notre sensibilité, dans une réaction de dépassement, de submersion. Ce principe d’accumulation, de frénésie, n’est pourtant pas exclusif du Kitsch; le maniérisme, le rococo participent à ce facteur latent, facilitant une greffe du Kitsch sur ces types d’art.

3.   Principe de perception synesthésique: Ce principe, dit Moles, se relie à celui de l’accumulation, il s’agit d’assaillir le plus possible de canaux sensoriels simultanément ou de façon juxtaposée. L’art total, rêve permanent de notre époque, est menacé à chaque instant de tomber dans le Kitsch.

4.   Principe de médiocrité: c’est le tragique du Kitsch: à travers cette accumulation de moyens, le Kitsch reste en route sur le chemin de la nouveauté, il s’oppose à l’avant-garde, il reste, essentiellement, art de masse, c’est-à-dire acceptable par la masse et proposé à elle comme un système. C’est par la médiocrité que les produits Kitsch parviennent à l’authentiquement faux. C’est la médiocrité qui les réunit, qui les fond en un ensemble de perversités esthétiques, fonctionnelles, politiques, ou religieuses.

5.   Principe de confort: l’idée d’être de plain-pied, à une distance faible de l’objet considéré et de n’avoir que des exigences moyennes, conduit en général à l’acceptation facile et au confort, à la Gemütlichkeit, notion inhérent au Kitsch.[9]

Moles résume tous les éléments dans une définition ultime:

«L’entassement, la synesthésie, la médiocrité éventuellement dorée, l’angoisse possessive, la disproportion entre les moyens et les fins, le romantisme, un souvenir du rococo, une touche du maniérisme, tels sont les composants du bouillon Kitsch.»[10]

           

Le second auteur sur lequel nous nous appuyons est Matei Calinescu, qui nous présente des auteurs assez divers, référant à leurs opinions sur le phénomène. Lui-même, Calinescu n’apporte pas vraiment de nouveaux éléments à la discussion, la valeur de son ouvrage réside essentiellement dans le rassemblement d’opinions diverses. Celle de Frank Wedekind par exemple, qui, dans une note accompagnant sa pièce inachevée Kitsch, écrit en 1917, entrevoit un lien de solidarité entre le kitsch et la modernité: «Kitsch is the contemporary form of the Gothic, Rococo, Baroque.»[11], là où Hermann Broch considérera le romantisme comme «mère» ou «source» du kitsch (voir ci-dessous). Un autre auteur bien antérieur à Broch, Alexis de Toqueville, avait parlé de démocratie au lieu de modernité: pour lui, la démocratie dans sa forme actuelle exerce une influence abaissante sur la création artistique et sa ‘consommation’. Ainsi, les artistes et les artisans seront induits à produire à grande vitesse des babioles, vu que, aujourd’hui, le critère par excellence qui définit la beauté – et donc sa production – c’est l’opinion des classes moyennes. Et cette opinion préférera nécessairement le kitsch sur l’art authentique, vu qu’elle conçoit l’art comme de la récréation d’un accès facile: «In democracies, men do not think that the pleasures of mind constitute the principal charm of their lives; but they are considered as transient and necessary recreations amidst the serious labours of life.»[12]. Ainsi, Toqueville tient la démocratie pour le berceau de la commercialisation des arts. Toqueville n’est pas l’unique à aborder le problème sous cet angle: T. W. Adorno a affirmé à peu près la même chose dans un essai sur la musique.

«People want to have fun. A fully concentrated and conscious experience of art is possible only to those whose lives do not put such a strain on them that in their spare time they want to relief from both boredom and effort simultaneously. The whole sphere of cheap commercial entertainment reflects this dual desire. It induces relaxation because it is patterned and pre-digested.»[13]

A la lumière de ces arguments, dit Calinescu, il est clair que le kitsch comme un concept esthétique ne peut être dissocié de la modernité et, particulièrement, de la période qui a vu l’essor des classes moyennes. 

D’après Calinescu, il y a un facteur essentiel, qui a facilité la réapparition actuelle du kitsch dans le domaine de l’Art[14]: «An extremely important ‘strategic’ advantage has been the tendency of kitsch to lend itself to irony.»[15] Dans ce contexte-ci, Calinescu réfère plus particulièrement à l’essor de ceux quicultivent le mauvais goût comme une forme de raffinement supérieure: «It is as if bad taste, consciously acknowledged and pursued, actually could outdo itself and become its own clear-cut opposite»[16]. Le kitsch, jugé négativement jusqu’ici, est en train de se débarrasser de cette connotation négative; il vient de plus en plus accepté dans une œuvre d’art. A ce propos, Moles propose même quelques valeurs du kitsch, affirmant que «il n’est pas de Bien ou de Mal dans le Kitsch, il y a universalisation ou particularisme»[17].

Il distingue trois arguments en faveur du kitsch:

1) la fonction didactique

«Le bon goût s’établit socialement contre, à travers et donc par la voie du mauvais goût, à l’opposé même de l’individu esthète qui prétend mépriser ces oppositions sociales au profit de voies royales de la beauté, spontanément révélées, ou rencontrées comme des évidences de hasard.»[18]

Et: «Pour parvenir au ‘bon goût’, la voie la plus simple est de passer par le ‘mauvais goût’ par un processus d’épurations successives, c’est-à-dire par l’ascension d’une pyramide de qualité[19]

            2) la création d’un art de vivre

«Le Kitsch est le produit d’un des succès les plus universellement incontestés de la civilisation bourgeoise: la création d’un art de vivre à la fois si raffiné, si flexible, si détaillé, qu’il a conquis la planète avant même d’être soutenu par la force de quelconques canons. Le Kitsch est un concept universel et permanent, qui se retrouve dans toutes les cultures possessives à des degrés divers, mais est associé au triomphe de la classe moyenne.»[20]

            3) le mode esthétique de la quotidienneté

«Si le Kitsch n’est pas l’art, il est au moins le mode esthétique de la quotidienneté, qui refuse la transcendance et s’établit dans le plus grand nombre, dans la moyenne, dans la répartition la plus probable. Le Kitsch […] est comme le Bonheur, c’est pour tous les jours.»[21]

 

Calinescu, de sa part, parle également de l’utilité pédagogique du kitsch, quand il déclare que «If we acknowledge that kitsch is the ‘normal’ art of our time, we have to recognize that it is the obligatory starting point of any aesthetic experience.»[22]. Le kitsch constitue, pour ainsi dire, la base sur laquelle nos enfants construisent leur ‘univers culturel’.

Dans la veine de Moles, Calinescu parle succinctement du concept de «aesthetic inadequacy» (le principe d’inadéquation), un des piliers du kitsch, dont il étend la portée en y impliquant la situation ou l’endroit dans lequel se trouve l’objet kitsch: ainsi, dit-il, «a real Rembrandt hung in a millionaire’s home elevator would undoubtedly make for kitsch. […] An aesthetic object displayed as a symbol of affluence does not become kitsch itself, but the role it plays is typical of the world of kitsch.»[23]. Ici, il va plus loin que Moles, qui n’a jamais envisagé à classer parmi les objets kitsch une pièce d’art réputée authentique. 

            En dernière analyse, Calinescu rassemble tous les éléments dans une esquisse de définition:

«We can come close to an understanding of the phenomenon by combining (1) the historico-sociological approach, in which kitsch, as we use it, is typically modern and as such closely  linked to cultural industrialization, commercialism, and increasing leisure in society, and (2) the aesthetic-moral approach, in which kitsch is false art, the production on a smaller or larger scale of various forms of ‘aesthetic lies’. A crowd-pleasing art, often devised for mass consumption, kitsch is meant to offer instant satisfaction of the most superficial aesthetic needs or whims of a wide public.»[24]

 

 

3. L’homme kitsch

           

Pour la description de l’homme kitsch, nous avons la chance de pouvoir nous fonder sur les idées de deux auteurs réputés, deux maîtres de la caractérisation stylisée et auteurs de quelques pages admirables sur la problématique du kitsch.

Hermann Broch d’abord, auteur autrichien de la trilogie Les somnambules, dans laquelle il saisit déjà la ‘dégradation des valeurs’, notion qu’il lie, nous le verrons tout à l’heure, au kitsch. De sa main également, le fameux roman La mort de Virgile et nombre d’essais sur des sujets très divers. Dans deux essais, publiés respectivement en 1933 et en 1950, il a lancé pour de bon la discussion sur la problématique, étant un des premiers (sinon le premier) à avoir étudié sérieusement le phénomène du kitsch.

D’après Broch, l’essor du kitsch – et de l’homme kitsch – est lié inextricablement au mouvement romantique du 19e siècle:

«Si fort que le kitsch ait imprimé sa marque sur le 19e siècle, ce dernier est issu en majeure partie de cette attitude d’esprit que nous reconnaissons comme l’attitude romantique.[…]

On peut légitimement prétendre que l’art académique [et le romantisme], sans devoir pour cela être nécessairement du kitsch, en est le père et qu’il y a des moments où le père ressemble à l’enfant à s’y méprendre.»[25].

Chaque courant artistique ayant, selon lui, une certaine valeur moyenne, le romantisme n’en possède pas; il est, en revanche, caractérisé par deux extrêmes:

«  Les romantiques étaient hors d’état de produire ces œuvres intermédiaires. Chaque fois qu’ils glissaient du degré du génie, cela voulait dire qu’ils glissaient tout droit du cosmos dans le kitsch.»[26].

Broch justifie ce lien entre kitsch et romantisme en affirmant que chaque phénomène touchant l’histoire de l’esprit doit être saisi à partir des cadres historique et sociologique dans lesquels il a trouvé son origine. A part le romantisme, il y a un autre facteur décisif dans l’essor du kitsch, dit Broch: c’est l’émergence de la bourgeoisie au cours du 19e siècle. Cette classe nouvelle, dans son désir d’identification avec l’ancienne aristocratie féodale, a voulu imiter cette dernière en reprenant son goût pour l’art, sans disposer pour autant de l’instruction requise.[27]  Contrairement à Nabokov, qui parle surtout du ‘goût bourgeois’ (voir ci-dessous), Broch se sert du terme ‘bourgeoisie’ surtout dans le sens marxiste et donc, capitaliste: «Le marxiste répondrait que la bourgeoisie a dégradé l’art jusqu’à en faire une marchandise kitsch et que la pleine floraison du capitalisme industriel a dû nécessairement être aussi celle du kitsch. »[28]. Pourtant, il démontre également l’opposition qu’il croit discerner entre le goût de la tradition courtisane/féodale, qui est un goût essentiellement esthétique et entre celui de la nouvelle classe bourgeoise, qui met en relief le côté éthique de l’art et serait donc largement responsable des procès intentés contre par exemple Flaubert et Baudelaire, si nous continuons le raisonnement.

            Notre deuxième source est Vladimir Nabokov, qui a préparé en tant que professeur en littérature à quelques universités américaines une série de conférences portant sur les classiques des littératures russe et européenne. Dans ses Lectures on Russian literature[29], il ne parle pas de Kitschmensch mais de philistine. Il parvient à saisir l’homme kitsch dans son essence même, et ceci dans l’espace d’un peu plus de quatre pages, d’une richesse éblouissante[30].

Les mots Kitschmensch et philistine ont des signifiés fort semblables: Broch comme Nabokov impliquent le bourgeois dans leur définition. Et comme Broch, Nabokov mentionne quelques hommes d’Etat, comme Hitler et Stalin quand il parle de ses philistines.

Je cite l’essentiel de la caractérisation nabokovienne; ce serait dommage de la mutiler en la paraphrasant.

«A philistine is a full-grown person whose interests are of a material and commonplace nature, and whose mentality is formed of the stock ideas and conventional ideals of his or her group and time. […] ‘Vulgarian’ is more or less synonymous with ‘philistine’: the stress in a vulgarian is not so much on the conventionalism of a philistine as on the vulgarity of some of his conventional notions. I may also use the terms genteel and bourgeois. Genteel implies the lace-curtain refined vulgarity which is worse than simple coarseness. To burp in company may be rude, but to say ‘excuse me’ after a burp is genteel and thus worse than vulgar. The term bourgeois I use following Flaubert, not Marx. Bourgeois in Flaubert’s sense is a state of mind, not a state of pocket. A bourgeois is a smug philistine, a dignified vulgarian.[31]»

Par la suite, Nabokov affirme ce que prétend également Hermann Broch dans son essai mentionné plus haut: «Generally speaking philistinism presupposes a certain advanced state of civilization where throughout the ages certain traditions have accumulated in a heap and have started to stink.[32]». Broch aussi mettait en relief ce lien entre kitsch et décadence, bien qu’il devienne là un peu trop moralisateur. [33]

L’attitude de l’homme kitsch vis-à-vis de l’art est un autre point beaucoup discuté. Nabokov, Broch et Calinescu ont plus ou moins les mêmes idées à ce propos. Calinescu nous présente une définition bien équilibrée.

«A kitsch-man, to put it bluntly, is one who tends to experience as kisch even nonkitsch works or situations, one who involuntarily makes a parody of aesthetic response.

[…]

What characterizes the kitsch-man is his inadequately hedonistic idea of what is artistic or beautiful. For reasons that can be analyzed in historical, sociological, and cultural terms, the kitsch-man wants to fill his spare time with maximun excitement in exchange for minimun effort. For him the deal is effortless enjoyment.»[34]

Ce qui importe donc dans notre conception de l’homme kitsch, ce n’est pas l’art dont il s’occupe, mais la position qu’il prend vis-à-vis de cet art.[35]  Ce qu’il touche de ses doigts est abaissé immédiatement jusqu’au niveau du kitsch. C’est à nouveau Nabokov qui nous offre la description la plus spirituelle.

«A philistine neither knows nor cares anything about art, including literature – his essential nature is anti-artistic – but he wants information and he is trained to read magazines. He is a faithful reader of the Saturday Evening Post, and when he reads he identifies himself with the caracters. […] The philistine does not distinguish one writer from another; indeed, he reads little and only what may be useful to him, but he may belong to a book club and choose beautiful, beautiful books, a jumble of Simone de Beauvoir, Dostoevski, Marquand, Somerset Maugham, Dr. Zhivago,  and Masters of the Renaissance. He does not much care for pictures, but for the sake of prestige he may hang in his parlor reproductions of Van Gogh’s or Whistler’s respective mothers, although secretly preferring Norman Rockwell.[36]»

Ici Nabokov a touché au point capital: c’est la notion de ‘beauté’, pivot ultime autour duquel tourne le kitsch. La beauté, c’est tout ce qui importe pour l’homme kitsch à la recherche d’art. Davantage encore que Nabokov, Broch insiste sur l’importance de la beauté.

«  Mais là où l’inaccessibilité est hors de question, donc dans ces structures qui, à la façon de la science et, précisément aussi, de l’art, progressent pas à pas, d’un fait nouveau à l’autre, selon une logique interne, là où le but demeure en dehors du système, celui-ci peut et doit être appelé un système ouvert. C’est exactement le contraire que l’exigence romantique désire réaliser. Elle veut donner la beauté à toute oeuvre d’art comme but immédiat, à portée de la main. En un certain sens, cela abolit le caractère de système de l’art mais, dans la mesure où il subsiste, on lui imprime la marque d’un système fermé. Le système infini devient fini.»[37]

Quelques pages plus loin, il explique à peu près la même chose, mais alors d’un point de vue éthique.

«The essence of kitsch is the confusion of the ethical category with the aesthetic category; a ‘beautiful’ work, not a ‘good’ one, is the aim; the important thing is an effect of beauty. Despite its often naturalistic character, despite its frequent use of realistic terminology, the kitsch novel depicts the world not ‘as it really is’ but ‘as people want it to be’ or ‘as people fear it is’. The same ‘didactic’ tendency can be seen in the pictorial arts.»[38]

De là aussi tous ces mauvais films romantiques qui veulent enfermer les spectateurs dans leurs illusions et qui comporteront toujours l’une ou l’autre leçon morale, plaidant pour l’espérance, l’amour, l’amitié, l’altruisme ou le sacrifice. Ainsi il devient assez clair que le kitsch présente de grandes qualités dans le domaine de la propagande. Il suffit à un régime totalitaire d’imposer certains principes aux artistes pour obtenir une littérature, une peinture patriotiques, comme il était le cas dans l’ancienne Union soviétique et en Allemagne sous le régime nazi.

Broch parle lui aussi de l’influence du kitsch sur la vie des hommes.

«  En quelle espèce d’oeuvre d’art ou, plus exactement, en quelle création artificielle essaye-t-il de transformer la vie humaine? La réponse est simple: en une oeuvre d’art névrosique, c’est-à-dire une oeuvre d’art qui impose à la réalité une convention absolument irréelle et qui l’y fait entrer de force. Dans le romantisme à son apogée fourmillent, comme la chose la plus banale, des tragédies d’amour, des suicides et des doubles suicides, car le névrosé, cheminant entre des conventions irréelles qui ont pris pour lui une valeur symbolique, ne remarque pas qu’il ne cesse de prendre la catégorie esthétique pour la catégorie éthique et qu’il obéit à des impératifs qui n’en sont absolument pas. La seule catégorie qui s’est manifestée ici est celle du kitsch et de sa malfaisance.»[39]

L’homme kitsch aurait donc interprété de façon littérale le Werther de Goethe en se suicidant, convaincu de la ‘beauté’ de ce geste. Ensuite, Broch établit le lien entre le kitsch et le mal, incarné par des despotes comme Néron et Hitler.

«  Je crois que le lien que je viens d’indiquer entre la névrose et le kitsch n’est pas sans importance et cela, pour une bonne part, parce qu’il se fonde sur le caractère malfaisant du kitsch. Ce n’est pas par hasard que Hitler (comme son prédécesseur Guillaume II) a été un partisan absolu du kitsch. Il vivait le kitsch sanglant et il aimait le kitsch des pièces montées. Il les trouvait ‘beaux’ tous les deux. Néron, lui aussi, était pareillement un amateur de beauté empressée et ses dons artistiques étaient peut-être même supérieurs à ceux de Hitler. Le feu d’artifice de Rome en flammes et des chrétiens transformés en torches vivantes placées dans les jardins impériaux, avait assurément certaines tonalités artistiques, si l’on pouvait, par le pouvoir de l’esthétisme, être sourd aux cris de douleur des victimes ou même leur donner la valeur d’une musique d’accompagnement esthétique. Et, dans ce contexte, rappelons-nous que le kitsch moderne est manifestement encore loin d’avoir terminé sa course victorieuse, que lui aussi, en particulier dans le film, est gorgé tout autant de sang que de sucre filé et que la radio représente un volcan de pseudo-musique. Et, si vous vous demandez dans quelle mesure vous avez été vous-mêmes contaminés par cela ou si vous êtes exempts de contamination, vous trouverez – moi, tout au moins, je le trouve pour ma propre personne – que bien moins rarement qu’on le pense on est très favorablement disposé à l’égard du kitsch.»[40]

Il est assez frappant que, parmi tous les auteurs cités dans ces pages-ci, Broch est de loin le plus touché par le danger éthique inclus dans le mode de vivre de l’homme kitsch. Il avertit le lecteur à plusieurs reprises contre le ‘mal’ que représente le kitsch et il n’est pas tellement loin de prédire l’apocalypse.

«  La conclusion qu’on se trouve en présence d’une névrose universelle en constante ascension ne paraît pas injustifiée. C’est une dissociation schizoïde, bien qu’elle ne soit pas encore schizophrène, qui s’étend à chacun d’entre nous et derrière laquelle l’antinomie théologique du début de la Réforme est toujours visible. »[41]

Avant d’aborder la lecture de Kundera nous pourrions mentionner encore le cas d’Oscar Wilde qui n’a pas du tout écrit des œuvres kitsch, mais les personnages figurant dans ses pièces de théâtre (surtout là) sont vraiment imprégnés du phénomène, appartenant à la petite bourgeoisie du 19e siècle, le foyer du kitsch, pour ainsi dire. Wilde se moque souvent de ses personnages, qu’il fait inverser des lieux communs, dévoilant ainsi leurs convictions petit bourgeois.  D’ailleurs, il semble bien que Wilde lui-même ait mené sa vie comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art, se rapprochant ainsi du gouffre menaçant.

 

 

Deuxième partie: Kundera face au kitsch

 

2.0 Introduction: la poétique kundérienne

 

Kundera, dans son œuvre, attire notre intérêt sur les «vérités» du corps humain, que, pour ne pas exagérer, la société occidentale n’a fait que nier ou déformer.  Un des thèmes majeurs de son œuvre est la décantation de certains aspects de la ‘condition humaine’, habilement déguisés par le communisme, doctrine par excellence qui vante les illusions du kitsch, mais aussi par le christianisme, dont la société occidentale se libère de plus en plus, sans pour autant pouvoir se défaire des valeurs chrétiennes, qui ont presque toutes été adoptées – et kitschifiées – par les mass médias (pensons à toutes ces organisations qui se dévouent à ‘la bonne cause’). Eva Le Grand le résume de façon assez exacte en affirmant qu’il faut concevoir le kitsch «comme l’expression de cette fascinante et indéracinable faculté humaine de substituer les rêves d’un monde meilleur (paradis perdu comme avenir radieux) à notre réalité, bref de travestir le réel en une vision idyllique et extatique du monde à laquelle on sacrifie sans scrupule toute conscience éthique et critique»[42].

Dans cette optique, Kundera s’est peut-être formulé une mission qui doit l’amener à nous désillusionner tous tant que nous sommes: influencés par des images trompeuses, par les illusions que nous proposent les doctrines communiste et chrétienne. Dans son projet, il démolit jusqu’au dernier vestige de la glorification de soi, si typique de l’homme. Ce qui reste, c’est l’homme nu, dépouillé de tous les mensonges, de toutes les franges, l’homme dans son essence (comme l’affirment aussi quelques critiques de Kundera- François Ricard par exemple), loin de tout kitsch.

Dans sa postface à L’insoutenable légèreté de l’être, François Ricard parle de l’idylle et fait remarquer:

            «Toute l’oeuvre de Kundera, pourrions-nous dire, est fascinée par l’Idylle ainsi entendue, qui constitue bel et bien, dans cette œuvre, un mythe central, et donc un moyen de comprendre à la fois l’existence de l’homme et le monde où nous vivons, ou du moins leurs horizons. Mais c’est un mythe qui, au lieu d’attirer, repousse, et dont la fascination s’exerce à l’envers, non comme aspiration mais comme menace. C’est par là, peut-être, par cette critique impitoyable de l’Idylle et la destruction, pièce à pièce, des merveilles qu’elle promet, que se manifeste le mieux le «satanisme» kundérien. Une telle critique est radicale. Elle ne vise pas seulement telle ou telle image de l’Idylle, telle ou telle idéologie ou politique en laquelle celle-ci prétendrait s’incarner. C’est, dans ses dimensions aussi bien sociales qu’individuelles, l’aspiration, la foi idyllique elle-même qui est en cause, c’est-à-dire la préférence accordée à l’«au-delà» plutôt qu’à l’«ici-bas», à l’unité plutôt qu’à la discordance.

Cette critique emprunte plusieurs formes. Elle est tantôt explicite, tantôt voilée; tantôt elle s’exprime par le cynisme, tantôt par la moquerie; mais toujours elle met à nu, dans l’Idylle, et le mensonge et l’horreur. (…)»[43]

Ricard, dans cette même postface, ajoute encore: «Je ne connais pas […] d’œuvre littéraire qui aille plus loin, qui pousse plus avant l’art de la désillusion et qui dévoile à ce point la tromperie essentielle dont se nourrissent la vie et la pensée.»[44]

C’est dans cette optique qu’il faut situer l’étude suivante, qui vise à illustrer l’attitude antikitsch de Kundera vis-à-vis des thèmes qui seront approfondis. Ces thèmes – les enfants, la mort, l’amour et le corps humain – sont particulièrement sensibles à la contagion par le kitsch: des milliers d’œuvres d’art et presque toutes les cultures humaines ont eu tendance à glorifier (ou à masquer) un de ces quatre phénomènes.[45] Kundera, pour sa part, les considère tout simplement comme des choses relatées à la vie humaine, et qu’il ne faut pas du tout mettre en relief et surtout qu’il ne faut pas aborder de façon kitsch.

Kundera lui-même, entre autres dans son recueil d’essais L’art du roman, a affirmé son intérêt dans la problématique, notamment dans l’essai intitulé ‘Soixante-treize mots’: «ROMAN: La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques thèmes de l’existence.» (L’art du roman, p. 175)

Calvin Bedient, un critique, a repris cette conception kundérienne du roman et l’énonce ainsi:

«For Kundera, the novel is an aggressive complexity, a kitsch-destroyer. (Kitsch: a sentimental group lie.) It is, precisely, rebelliously intelligent. A Boston Tea Party of a genre, a defiance against the taxation of ideological absolutisms, a serious mischief of both conceptual and formal complication, it is ethical to the degree that its aesthetics disorient and buzz.»[46]

Ce qui nous explique immédiatement la prédilection de Kundera pour le roman comme forme littéraire par excellence: le vrai roman se détourne radicalement du kitsch, dit Kundera. Ici, il met en opposition le roman et le lyrique, cette dernière forme étant l’incarnation de l’inexpérience et donc plus perméable au kitsch. Dans le même Art du roman, sous l’entrée du terme «LYRIQUE», Kundera nous explique la différence qu’il conçoit entre le lyrique et l’épique: «[…] le lyrique est l’expression de la subjectivité qui se confesse; l’épique vient de la passion de s’emparer de l’objectivité du monde. Le lyrique et l’épique dépassent pour moi le domaine esthétique, ils représentent deux attitudes possibles de l’homme à l’égard de lui-même, du monde, des autres (l’âge lyrique = l’âge de la jeunesse).»[47].

Dans un des ses romans aussi, Kundera explicite une chose pareille: «C’est bien, dit Edwige, il faut retourner à lui. Aller là où l’homme n’a pas encore été mutilé par le christianisme.» (LRO, p. 321)

En examinant ces thèmes de l’existence, Kundera fait de son mieux pour se garder aussi loin que possible du kitsch.[48] Projet pas toujours aussi facile à réaliser, vu que tout artiste est hanté incessamment par ce fantôme, et qu’il ne soit donné qu’aux esprits géniaux de rester à l’abri de la chute dans la banalité. Il est nécessaire de mentionner ici le rôle capital qu’a joué Hermann Broch dans la formation des convictions et des opinions kundériennes, portant plus particulièrement sur le kitsch. Dans son Art du roman (p. 160-161), Kundera réfère brièvement à l’essai de Broch traitant du kitsch. En outre, plusieurs passages dans ses romans nous ont frappé par leur forte ressemblance aux idées de Broch. Ainsi, dans La lenteur, Kundera crée la notion «danseur». Quand il nous explique les traits essentiels du danseur, il est assez difficile de ne pas penser à l’homme kitsch de Broch. Kundera semble même avoir inventé un nouveau mot, un mot plus moderne, plus ‘actuel’ pour désigner tout à fait la même chose que Broch: Berck, le danseur en question, conçoit sa vie comme une œuvre d’art et, dit Kundera, «C’est dans cette obsession de voir en sa propre vie la matière d’une œuvre d’art que se trouve la vraie essence du danseur.» (LL, p. 33). Broch considérait le même facteur comme un élément essentiel pour la définition de l’homme-kitsch. Le danseur est amoureux de sa propre vie comme les lecteurs romantiques de Werther étaient ivres de leur propre suicide et de sa beauté.

Dans son analyse du kitsch dans L’insoutenable légèreté de l’être, comme l’affirme Martin Rizek, Kundera reprend l’idée centrale de Broch, à savoir que le kitsch n’est pas à chercher dans les objets mais dans la conscience ou l’attitude de ceux qui les regardent et recherchent. Rizek poursuit: «Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que Kundera ait choisi dans L’immortalité d’évoquer l’amour de Bettina von Arnim pour Goethe. Broch lui aussi situe la naissance du kitsch à l’époque romantique.»[49].

Un autre point commun entre Broch et Kundera est la répugnance dont témoigne Kundera pour les adaptations de grands romans pour le cinéma ou pour le théâtre, (phénomène qu’Abraham Moles baptise élégamment  «ophélimité») et de là également son aversion pour le roman réaliste du 19e siècle qui se laisse facilement adapter: les romans-jeu d’avant le 19e siècle (Tristram Shandy, Jacques le fataliste, Don Quichote) ne pourraient jamais être affectés par le kitsch, par le simple fait qu’il est quasiment impossible de les fondre dans une autre forme. Ce ne sont que les romans ‘qui se veulent véridiques’ qui seront menacés par le kitsch et par la possibilité d’adaptation et de celle de tromper le lecteur en lui faisant miroiter un monde utopique et illusoire. N’oublions pas que ce sont les auteurs du 19e siècle qui ont assisté à l’essor du kitsch et à la reprise de l’art par la bourgeoisie, ou comme l’énonce Martin Rizek: «l’évolution du roman français du 19e siècle est expliquée par l’évolution de la société du stade d’une société bourgeoise ascendante à un capitalisme triomphant»[50].

Il serait peut-être utile d’approfondir quelque peu la conception kundérienne (de l’histoire) du roman, vu que cette conception-là reflète également sa répugnance pour le kitsch. Il est quasiment impossible de fondre dans une forme adaptée un roman conçu d’après les critères de Kundera sans le mutiler considérablement.[51] Un tel roman, grâce à ses multiples constituants, n’admet aucune modification structurale.

Expliquons la naissance de la conception de Kundera du roman en esquissant l’histoire du «roman européen», comme il le définit dans ses Testaments trahis.  L’auteur distingue deux phases dans cette histoire, deux ‘mi-temps’ comme il les nomme: la première mi-temps commence avec Cervantes («le fondateur des temps modernes») et Rabelais et s’étend jusqu’à la fin du 18e siècle (Laclos et Sterne d’un côté, Scott et Balzac de l’autre). Cette première partie de l’histoire trouve son incarnation ultime dans Jacques le Fataliste de Diderot, qui se caractérise par:

1)      la liberté euphorique de la composition

2)      le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques

3)      le caractère non sérieux, ironique, parodique, choquant, de ces mêmes réflexions.

Kundera a d’ailleurs écrit sa propre variation[52] sur le roman de Diderot.

A partir du 19e siècle, l’esprit du non-sérieux a été rendu incompréhensible par l’esthétique romanesque de la deuxième mi-temps, par son impératif de la vraisemblance (Testaments trahis, p. 75). Cette évolution, qui débute selon Kvetoslav Chvatik avec Flaubert, «atteint son point culminant dans les romans et dans les théories de Zola, de Henry James et de Friedrich Spielhagen. Le récit est remplacé par la description, par une étude sociologique bien documentée du milieu, par une introspection psychologique fondée sur une observation méticuleuse»[53]

La deuxième mi-temps ne constitue toutefois pas la fin du développement du roman: Kundera y ajoute une ‘troisième mi-temps’, caractérisée, d’après Chvatik, par «le plaisir renaissant de l’intrigue anecdotique et d’un style se rapprochant de l’intonation du discours oral»[54]. D’après Kundera, les plus grands romanciers de la période post-proustienne (Kafka, Musil, Broch, Gombrowicz, Fuentes) ont été extrêmement sensibles à l’esthétique du roman qui précède le 19e siècle, comme il l’affirme dans ses Testament trahis (p. 92):

«Ils ont intégré la réflexion essayistique à l’art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit à la digression; insufflé au roman l’esprit du non-sérieux et du jeu; renoncé aux dogmes du réalisme psychologique en créant des personnages sans prétendre concurrencer (à la manière de Balzac) l’état civil; et surtout: ils se sont opposés à l’obligation de suggérer au lecteur l’illusion du réel: obligation qui a souverainement gouverné toute la deuxième mi-temps du roman.»

Dans un entretien avec André-Alain Morello, Kundera explique:

«Le roman moderne, pour trouver des chemins nouveaux, a dû s’affranchir de l’esthétique du roman telle qu’elle s’était crée pendant la première moitié du XIXe siècle. Dans cet affranchissement, le roman des époques précédentes jouait le rôle d’un «allié secret». Mais cette observation n’a rien à faire avec un jugement de valeur. Elle ne diminue aucunement mon amour pour Tolstoi, pour Stendhal ou pour Balzac.»[55]

Dans cette troisième mi-temps la forme du roman devrait, pour Kundera, cristalliser dans un type de roman qui fond quatre ‘appels’ dans une unité cohérente(L’art du roman, pp. 26-28):

1)   appel du jeu: Tristram Shandy, de Laurence Sterne, et Jacques le Fataliste, de Denis Diderot, lui apparaissent comme «deux sommets de la légèreté jamais atteints ni avant ni après. Le roman ultérieur se fit ligoter par l’impératif de la vraisemblance, par le décor réaliste, par la rigueur de la chronologie».

2)   appel du rêve: Kafka a réveillé l’imagination endormie du 19e siècle. Ce faisant, il a accompli la fusion du rêve et du réel. C’est lui qui a ouvert la nouvelle orientation: orientation post-proustienne.

3)   appel de la pensée: Musil et Broch n’ont pas voulu transformer le roman en philosophie, ils ont voulu faire du roman la suprême synthèse intellectuelle.

4)   appel du temps: d’après Kundera, la période des «paradoxes terminaux»[56] incite le romancier à ne plus limiter la question du temps au problème proustien de la mémoire personnelle mais à l’élargir à l’énigme du temps collectif. D’où l’envie de franchir les limites temporelles d’une vie individuelle et de faire entrer dans son espace plusieurs époques historiques (comme l’ont déjà tenté Aragon et Fuentes).

Dans ses Somnambules, l’exemple par excellence de ce que Kundera baptise le roman polyphonique, Broch préfigure les possibilités futures du roman, que Kundera formule ainsi:

«Broch nous inspire non seulement par tout ce qu’il a mené à bien mais aussi par tout ce qu’il a visé sans l’atteindre. L’inaccompli de son œuvre peut nous faire comprendre la nécessité: 1. d’un nouvel art du dépouillement radical (qui permette d’embrasser la complexité de l’existence dans le monde moderne sans perdre la clarté architectonique); 2. d’un nouvel art du contrepoint romanesque (susceptible de souder en une seule musique la philosophie, le récit et le rêve); 3. d’un art de l’essai spécifiquement romanesque ( c’est-à-dire qui ne prétende pas apporter un message apodictique mais reste hypothétique, ludique, ou ironique).» (L’art du roman, p. 83)

C’est la combinaison de ces trois éléments qui fera obstacle à l’ophélimité dans le roman futur ‘idéal’ selon Kundera. Dans une interview avec le New York Times, il profère la même idée en parlant de son roman Le livre du rire et de l’oubli: «Ironic essay, novelistic narrative, autobiographical fragment, historic fact, flight of fantasy: the synthetic power of the novel is capable of combining everything into a unified whole like the voices of polyphonic music. The unity of a book need not stem from the plot, but can be provided by the theme.»[57]. L’art de la composition kundérienne combine selon Eva Le Grand[58] trois principes essentiels: «l’art de l’ellipse, l’art du contrepoint et celui de l’essai spécifiquement romanesque».

 

Comme le dit également Yves Hersant[59], c’est essentiellement le roman L’insoutenable légèreté de l’être, plus explicitement que les précédents, qui oppose le romanesque au kitsch – «conçu à la manière de Broch comme un enjolivement du monde accompagné du refus de le connaître, comme le remplacement de l’ambiguïté des choses par le conformisme des certitudes, comme l’illusion lyrique du sujet qui dissimule l’intolérable réalité».

L’oeuvre romanesque kundérienne, toutefois, témoigne dans sa totalité d’une aversion profonde de la banalité et d’un désir de détruire toute illusion. Et cette thèse-ci sera corroborée par quatre illustrations de l’attitude kundérienne vis-à-vis de phénomènes comme la mort, l’amour-kitsch opposé à la sexualité, le corps humain et les enfants.

 

Les romans sur lesquels nous nous concentrerons:

1.      La valse aux adieux (VAA)

2.      Le livre du rire et de l’oubli (LRO)

3.      L’insoutenable légèreté de l’être (ILE)

4.      L’immortalité (IMM)

5.      La lenteur (LL)

Toutes les références renvoient à l’édition Gallimard-Folio.

 

 

2.1Les enfants et la misogynie  

 

«Ich habe eine Frage für dich allein, mein Bruder: wie ein Senkblei werfe ich diese Frage in deine Seele, daß ich wisse, wie tief sie sei.

Du bist jung und wünschest dir Kind und Ehe. Aber ich frage dich: bist du ein Mensch, der ein Kind sich wünschen darf?

Bist du der Siegreiche, der Selbstbezwinger, der Gebieter der Sinne, der Herr deiner Tugenden? Also frage ich dich.

Oder redet aus deinem Wunsche das Tier und die Notdurft? Oder Vereinsamung? Oder Unfriede mit dir?

Ich will, daß dein Sieg und deine Freiheit sich nach einem Kinde sehne. Lebendige Denkmale sollst du bauen deinem Siege und deiner Befreiung.» (Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathustra; Kröners Taschenausgabe, 1930; p. 73-74)

 

Une chose qui frappe immédiatement en lisant un roman de Kundera, c’est l’attitude négative ou au moins relativisante vis-à-vis des enfants. Presque tous les héros kundériens sont sans enfant, et souvent ils ont de bonnes raisons pour cela. Les héros qui se trouvent avoir un ménage, le quittent ou l’ont déjà quitté. Aussi se manifeste-t-il souvent auprès des personnages fictifs kundériens un dégoût pour les enfants. Ceux-ci, dans toutes les formes et dans tous les sens, représentent les côtés plutôt négatifs des hommes. Pensons à l’inexpérience de la jeunesse[60], de l’âge lyrique[61], pour reprendre les termes kundériens (voir plus haut), inexpérience apparente chez des personnages comme Jaromil, le protagoniste de La vie est ailleurs, chez ‘l’étudiant’ du Livre du rire et de l’oubli. Mais il y a aussi le problème de la menace que constituent les enfants pour la vie de leurs parents, thématique essentielle dans La valse aux adieux. D’autre part les enfants incarnent la cruauté de la franchise, encore dans Le livre du rire et de l’oubli. Il n’y a aucun exemple dans toute l’oeuvre romanesque kundérienne d’un personnage qui se félicite d’avoir un enfant, d’être père. Pourtant, l’aversion kundérienne pour les enfants se joue surtout au niveau abstrait: la représentation des enfants en tant qu’éléments négatifs exprime essentiellement son opposition à l’infantocratie qui menace notre société: à l’heure actuelle, quasiment tout est mesuré avec les valeurs enfantines dans l’esprit. Les publicitaires s’ingénient à nous faire croire en un idéal d’innocence enfantine, d’enthousiasme, d’amour sans conditions, bref à nous enfermer dans une jeunesse éternelle.[62] Il est assez clair que c’est le désir exprès de Kundera de détruire ce mythe: les enfants incarnent pour lui le désir d’éternité de l’homme-kitsch qui tente de refouler la mort dans les tréfonds de sa conscience et de la faire disparaître du monde visible (le kitsch comme le refoulement de l’inadmissible, comme l’énonce Yves Hersant). De là que la naissance est perçue comme un événement joyeux et non, comme le préférerait certains personnages kundériens, comme quelque chose d’horrible. Le même Yves Hersant résume toute la problématique en une seule phrase assez éclairante:

«Le «vide» ontologique d’un monde où rien n’est immortel ni éternel, il [l’homme-kitsch] le conjure par l’illusion d’une plénitude émotive: mécanisme compensatoire qui, dans la vie dite quotidienne, le conduit aussi bien à remplir son appartement de bibelots qu’à s’attendrir devant bébé, l’investissement de l’espace lui offrant un succédané d’infinitude et la perpétuation de l’espèce humaine un ersatz d’éternité. (C’est dans cette perspective, par parenthèse, qu’il faudrait relire La valse aux adieux et interpréter la répugnance de Kundera pour les enfants.)»[63]

Ce que nous ferons dans la suite de ce chapitre.

 

L’accord catégorique avec l’être

 

Il semble donc bien y avoir ici un lien à établir avec le dégoût de Kundera pour le kitsch et pour tout ce qui y ressemble; les enfants représentent l’incarnation ultime de «l’accord catégorique avec l’être», cet accord aveugle avec les vérités de la vie, avec son côté négatif.[64]  Rappelons ici le chapitre-clé de L’insoutenable légèreté de l’être, un chapitre qui porte entièrement sur le kitsch:

«[…] Derrière toutes les croyances européennes, qu’elles soient religieuses ou politiques, il y a le premier chapitre de la Genèse, d’où il découle que le monde a été créé comme il fallait qu’il le fût, que l’être est bon et que c’est donc une bonne chose de procréer. Appelons cette croyance fondamentale accord catégorique avec l’être.

Si, récemment encore, dans les livres, le mot merde était remplacé par des pointillés, ce n’était pas pour des raisons morales. On  ne va tout de même pas prétendre que la merde est immorale! Le désaccord avec la merde est métaphysique. L’instant de la défécation est la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la Création. De deux choses l’une: ou bien la merde est acceptable (alors ne vous enfermez pas à clé dans les waters!), ou bien la manière dont on nous a créés est inadmissible.

Il s’ensuit que l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch.

C’est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIXe siècle sentimental et qui s’est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l’utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originelle, à savoir: le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde; au sens littéral comme au sens figuré: le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable.» (6e partie, 5e chapitre, p. 356-357)

Toute cette longue définition peut servir de poétique kundérienne (bien que Kundera ait fourni une multitude de définitions du kitsch, dans ses romans, comme dans ses essais et ses interviews[65]). Le lien entre le kitsch et le désir de procréer est assez clair, ce qui explique sans doute le refus de la notion ‘enfant’ comme élément positif dans l’oeuvre. Par conséquent, les couples formés dans les romans resteront toujours sans enfants et, s’il est question d’enfants, le héros ou l’héroïne les quittera dans la suite de l’histoire.

Cette aversion pour tout ce qui porte l’empreinte du kitsch est l’attitude adoptée dans la grande majorité des circonstances créées dans l’univers fictif kundérien, à quelques rares exceptions près. (Pour ce qui est des exceptions, nous pensons plus particulièrement au passage du Livre du rire et de l’oubli, dans lequel Jan et Edwige vivent quelque chose qui ressemble fort à l’idylle, situation plutôt marginale chez Kundera, et à la fin de L’insoutenable légèreté de l’être, au moment où Tomas et Tereza se sont retirés de la vie publique et vivent en paix dans un village loin du monde vivant. Ce sont les deux exemples que fournit également François Ricard dans sa postface à L’insoutenable légèreté de l’être: L’Idylle et l’idylle, dans laquelle il fait une analyse de l’attitude tellement ambiguë de Kundera vis-à-vis du phénomène de l’idylle.)

 

Le cauchemar de Tamina

 

Cette ambiguïté devient toute claire dans le récit onirique sur l’île des enfants dans Le livre du rire et de  l’oubli. Tamina, une serveuse d’origine tchèque et qui a émigré en France, d’après Kundera le personnage principal du roman, décide de quitter son poste et se laisse emmener par Raphaël, un jeune homme. Après un tour en voiture, tous deux arrivent à ce qui semble être un lac. A ce moment-là, un garçon d’une douzaine d’années siffle afin d’attirer leur attention, et Raphaël conduit Tamina dans une barque, en compagnie du garçon. Une fois assis dans la barque, le garçon prend les rames et ils s’éloignent de la rive, et de Raphaël. Cette situation pourrait être comparée au début d’une petite scène idyllique: les deux amants entrent dans l’embarcation, symbole incarnant un «lieux clos»- variante du «locus amenus» médiéval – et le lecteur s’attend à ce que se produise l’un ou l’autre événement idyllique. Mais, nous le saurons peu après, il s’agit bien sûr d’un leurre. L’idylle aboutira à un véritable cauchemar pour Tamina. Il s’agit pourtant d’un cauchemar en quelque sorte annoncé, si nous nous souvenons d’un des derniers passages dans le café où Tamina était serveuse:

«Un jour que Bibi était revenu s’asseoir sur un tabouret du bar et que sa gamine se traînait par terre en braillant, Tamina, après avoir attendu un instant que la maman y mit bon ordre, perdit patience et dit: «Tu peux pas faire taire ta gosse?»

Bibi prit la mouche et rétorqua: «Pourquoi tu détestes les enfants, hein?»

On ne peut pas dire que Tamina détestait les enfants. Pourtant, la voix de Bibi trahissait une hostilité tout à fait inattendue qui n’échappait pas à Tamina. Sans qu’elle sût comment, elles cessèrent d’être amies.» (LRO, p. 262-263)

C’est la dernière causerie entre Tamina et Bibi, une de ses meilleures amies dans le café, et cette mésentente préfigure déjà le départ de Tamina et son supplice sur l’île des enfants.

Tamina même, au début de l’aventure sans crainte pour la suite, prend peur en ressentant l’humidité du banc de la barque. C’est la deuxième préfiguration de ce qui lui attend sur l’île.

Dès qu’elle y arrive, l’horreur commence: les enfants, dans leur innocence cruelle et obscène, ne cessent d’importuner Tamina, curieux et avides qu’ils sont d’explorer son altérité; malgré son ennui, elle ne résiste pas trop, jusqu’au moment où les jeux déraillent. Tamina, de guerre lasse, doit se battre contre la troupe rassemblée des enfants devenus jaloux. Ceux-ci l’insultent en employant des termes renvoyant à sa sexualité adulte («Nichons, nichons!»), ce qui ne doit pas nous étonner, pensant à la franchise enfantine, souvent intolérante à  tout ce qui se démarque du commun du groupe:

«Ce qui était récemment encore son orgueil et son arme, les poils noirs de son bas-ventre et ses beaux seins, était devenu la cible des insultes. Aux yeux des enfants, son être d’adulte s’était changé en une chose monstrueuse: les seins étaient absurdes comme une tumeur, le bas-ventre inhumain à cause des poils leur rappelait une bête.» (LRO, p. 297)

Tamina est pourchassée à travers l’île, se venge de cet avilissement (sa compassion pour la relative faiblesse des enfants ne la retient plus du tout; ils sont d’ailleurs beaucoup plus nombreux), mais ne peut éviter d’être capturée. Après sa remise en liberté, elle participe de nouveau aux jeux des enfants, mais en fait, elle ne pense plus qu’à s’enfuir. Elle finit par se noyer en tentant d’atteindre à la nage l’autre côté de la rive. Tamina meurt sous le regard des enfants étonnés (et de cette façon à nouveau ‘innocents’) qui l’avaient suivie en barque[66].

Encore une fois, les enfants sont présentés ici comme des bourreaux, leur cruauté est mise en relief, comme un avertissement contre la menace de ce que Kundera, dans L’art du roman, appelle lui-même «un avenir infantocratique»[67]. Pourtant il insère une nuance importante dans le texte:

«Son malheur [celui de Tamina], ce n’est pas que les enfants soient méchants, mais de s’être trouvée au-delà de la frontière de leur monde. L’homme ne se révolte pas parce qu’on tue des veaux aux abattoirs. Le veau est hors la loi pour l’homme de même que Tamina est hors la loi pour les enfants.[…]

D’ailleurs, c’est vrai que les enfants ne sont pas méchants. Le petit gars qui lui a uriné dessus quand elle gisait sous lui, prise dans les filets de volley-ball, lui sourira un jour d’un beau sourire innocent.» (LRO, p. 298-299)

Ici encore, Kundera insiste sur le paradoxe de l’innocence de la cruauté enfantine. N’empêche que ce récit onirique représente un nouvel exemple du caractère négatif qu’occupent les enfants dans les romans kundériens.

 

L’extase retrouvée

 

Dans la deuxième partie du ‘roman’ (notion quelque peu contestée pour ce livre-ci, vu que les différentes parties ne peuvent être considérées trop facilement comme faisant partie d’une seule intrigue: sauf les deux récits avec Tamina – qui donnent au lecteur l’impression de constituer une histoire bien cohérente – il n’est pas de lien, sauf thématique, qui pourrait rassembler les autres histoires), intitulée Maman, Karel, le mari de Marketa, et l’énième incarnation de l’homme chasseur de jupes, recouvre son regard puéril grâce à une remarque de sa mère, qui était venue faire visite à son fils. La mère voit dans Eva, une amie de Karel et de Marketa qui était venue les voir aussi, le reflet parfait de Nora, une de ses amies des temps révolus. D’abord, Karel est légèrement indigné: il ne conçoit pas du tout une ressemblance quelconque entre Eva et sa ‘tante Nora’, qu’il avait vue toute nue, à ses 4 ans, dans le vestiaire d’une ville d’eaux. Mais après quelques instants d’observation intense, Karel est frappé lui aussi de la ressemblance et cette expérience puérile, jamais oubliée complètement, l’envahit à nouveau et tout à coup, il ressent dans la présence d’Eva tout à fait la même chose que devant Nora il y a tellement d’années:

«Jamais l’image de ce corps nu, dressé, vu de dos, ne s’était effacée de sa mémoire. Il était tout petit, il voyait ce corps d’en bas, avec une perspective de fourmi, comme il regarderait aujourd’hui, levant la tête, une statue de cinq mètres de haut. Il en était tout près, pourtant il en était infiniment éloigné. Doublement éloigné. Dans l’espace et dans le temps. Ce corps, au-dessus de lui, montait très haut et il était séparé de lui par un nombre incalculable d’années. Cette double distance donnait le vertige au petit garçon de quatre ans. En ce moment, il ressentait à nouveau le même vertige, avec une immense intensité.» (LRO, p. 83)

La partie de débauche qui s’ensuit peut s’interpréter comme une parodie sur Freud et sur toutes ses théories sur l’influence des expériences puériles sur le développement du caractère d’un homme adulte:

«Il s’accroupit devant Eva et de nouveau il la fit pivoter pour la voir de dos et suivre des yeux les traces du regard de l’enfant d’autrefois.

La fatigue fut balayée d’un seul coup. Il la jeta à terre. Elle était couchée sur le ventre, il s’accroupit à ses pieds, il laissa son regard glisser le long des jambes vers la croupe, puis il se jeta sur elle et la prit.

Il avait l’impression que ce saut sur son corps était un saut à travers un temps immense, le bond du petit garçon qui s’élance de l’âge de l’enfance dans l’âge d’homme. Et ensuite, tandis qu’il se mouvait sur elle, en avant puis en arrière, il lui semblait décrire sans cesse le même mouvement, de l’enfance à l’âge adulte puis en sens inverse, et encore une fois du petit garçon qui regardait misérablement un gigantesque corps de femme à l’homme qui étreint ce corps et le dompte. Ce mouvement, qui mesure habituellement quinze centimètres à peine, était long comme trois décennies.» (LRO, p. 83-84)

 

Les misogynes au pouvoir

 

Dans La valse aux adieux, un roman dans lequel les enfants et la notion de procréation sont vraiment omniprésents, Klima, un trompettiste célèbre, pâlit à la nouvelle de la grossesse de l’infirmière Ruzena, avec qui il avait partagé le lit pendant une seule nuit, après un concert avec sa formation dans une ville d’eaux. Sa terreur, non seulement pour cet enfant, mais aussi pour son mariage menacé par cette nouvelle, l’amène à se hâter à la ville d’eaux, où Ruzena s’occupe de femmes stériles.

Dans ce récit, l’ironie, voire le sadisme de Kundera sont mis en jeu: à Ruzena, une des seules femmes fertiles dans ce lieu, survient, et de la première fois, ce que les autres femmes désirent tellement et ce qui n’est pas possible pour elles.

Klima représente le premier exemple dans l’oeuvre romanesque de Kundera (avec le quadragénaire, personnage de la sixième partie de La vie est ailleurs) de ce qu’il définit dans L’art du roman comme un misogyne:

«MACHO (et misogyne). Le macho adore la féminité et désire dominer ce qu’il adore. En exaltant la féminité archétypale de la femme dominée (sa maternité, sa fécondité, sa faiblesse, son caractère casanier, sa sentimentalité, etc.), il exalte sa propre virilité. En revanche, le misogyne a horreur de la féminité, il fuit les femmes trop femmes. L’idéal du macho: la famille. L’idéal du misogyne: célibataire avec beaucoup de maîtresses; ou: marié avec une femme aimée sans enfants.» (L’art du roman, p.166)

Dans La valse aux adieux, ce sont surtout Klima et Skreta, un docteur de la ville d’eaux, qui font cas d’opinions assez misogynes et, par conséquent selon la logique kundérienne, négatives envers la grossesse d’une femme aimée (bien que le docteur Skreta ait comme devoir de rendre des femmes infertiles leur fécondité, et qu’il triche en leur injectant son propre sperme).[68] Klima, d’abord, qui considère la grossesse de Ruzena comme un coup:

«Il savait, depuis, que la grossesse est un coup qui peut surgir de partout et n’importe quand, un coup contre lequel il n’est point de paratonnerre et qui s’annonce par une voix pathétique dans un téléphone.» (VAA, p. 19)

Ensuite commence un dialogue entre Klima et Bertlef (un Américain résidant pleinement dans la ville d’eaux, à cause de sa santé délicate), et qui est une démonstration quasi parfaite de la définition de la misogynie fournie par Kundera dans son essai:

            «- Dites-moi, s’étonna Bertlef, seriez-vous misogyne?

                -C’est ce qu’on dit de moi.

                -Mais comment est-ce possible? Vous n’avez l’air ni d’un impuissant, ni d’un homosexuel.

-Il est vrai que je ne suis ni l’un ni l’autre. C’est quelque chose de bien pire, avoua mélancoliquement le trompettiste. J’aime ma femme. C’est mon secret érotique que la plupart des gens trouvent tout à fait incompréhensible.» (VAA, p. 45)

Ceci nous dévoile que Klima est du type du misogyne qui aime sa femme, et qui donc, selon Kundera, refuse des enfants dans sa vie[69]. Il est bien curieux que Klima répète à peu près la même chose quelques pages plus loin, ne parlant plus désormais de sa femme, mais à la fille qu’il a rendue enceinte:

«Ma chérie, ce que je veux, ce n’est pas une famille, c’est l’amour. Tu es pour moi l’amour, et avec un enfant l’amour cède la place à la famille. A l’ennui. Aux soucis. A la grisaille. Et l’amante cède la place à la mère. Pour moi, tu n’es pas une mère mais une amante et je ne veux te partager avec personne. Même pas avec un enfant.» (VAA, p. 82-83)

Klima et Skreta ne sont pourtant pas les seuls qui ont des opinions non conformistes vis-à-vis de la procréation: au petit matin de la troisième journée, il arrive un troisième personnage masculin dans la ville d’eaux, qui s’entend fort bien avec le docteur Skreta: c’est Jakub, un homme politique et un ancien ami du docteur, qu’il connaît de l’université. Il a reçu l’autorisation d’émigrer, et de se rendre en occident. Avant de partir, il veut prendre congé de Skreta et d’Olga, une fille qu’il a prise sous sa protection, vu que le père d’Olga a été exécuté par le régime communiste et que ceci était plus ou moins de sa faute.

Jakub est célibataire, « et cette sorte de paternité sans contrainte le séduisait» (VAA, p.108).[70] Un jour, dans sa jeunesse, il avait pris la décision de ne jamais avoir d’enfants, tout en laissant les autres libres de le faire. Dans une conversation avec le docteur Skreta et Bertlef, l’Américain, il présente amplement les raisons pour lesquelles il éprouve de la répugnance à se procréer. Il en a six.

«D’abord, je n’aime pas la maternité, dit Jakub, et il s’interrompit, songeur. L’ère moderne a déjà démasqué tous les mythes. […] La maternité est l’ultime et le plus grand tabou, celui qui recèle la plus grave malédiction. Il n’y a pas de lien plus fort que celui qui enchaîne la mère à son enfant. Ce lien mutile à jamais l’âme de l’enfant et prépare à la mère, quand son fils a grandi, les plus cruelles de toutes les douleurs de l’amour. Je dis que la maternité est une malédiction et je refuse d’y contribuer.

[…]

Une autre raison, qui fait que je ne veux pas accroître le nombre des mères, dit Jakub avec un certain embarras, c’est que j’aime le corps féminin et que je ne peux penser sans dégoût que le sein de ma bien-aimée va devenir un sac à lait.

[…]

Guidée par le seul désir de perpétuer l’espèce, l’humanité finira par s’étouffer sur sa petite terre. Mais la propagande nataliste continue de faire tourner son moulin et le public verse des larmes d’émotion quand il voit l’image d’une mère allaitant ou d’un nourrisson grimaçant. Ça me dégoûte. Quand je pense que je pourrais, avec des millions d’autres enthousiastes, me pencher sur un berceau avec un sourire niais, ça me donne froid dans le dos.

[…]

Et évidemment je dois aussi me demander dans quel monde j’enverrais mon enfant. L’école ne tarderait pas à me l’enlever pour lui bourrer le crâne de contrevérités que j’ai moi-même vainement combattues pendant toute ma vie. Faudrait-il que je voie mon fils devenir sous mes yeux un crétin conformiste? Ou bien, devrais-je lui inculquer mes propres idées et le voir souffrir parce qu’il serait entraîné dans les mêmes conflits que moi?

[…]

Et évidemment, il faut aussi que je pense à moi. Dans ce pays, les enfants payent pour la désobéissance des parents et les parents pour la désobéissance des enfants. Combien de jeunes gens se sont vu interdire de faire des études parce que leurs parents étaient tombés en disgrâce! Et combien de parents ont définitivement accepté la lâcheté à seule fin de ne pas nuire à leurs enfants? Ici, qui veut conserver au moins une certaine liberté ne doit pas avoir d’enfants, dit Jakub, et il se tut.

[…]

La dernière raison est d’un tel poids qu’elle en vaut cinq à elle seule, dit Jakub. Avoir un enfant, c’est manifester un accord absolu avec l’homme. Si j’ai un enfant, c’est comme si je disais: je suis né, j’ai goûté à la vie et j’ai constaté qu’elle est si bonne qu’elle mérite d’être répétée.

[…]

Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne pourrai jamais dire avec une totale conviction: l’homme est un être merveilleux et je veux le reproduire.» (VAA, p. 144-147)

Dans la même veine, Jakub n’interprète pas comme un crime le geste du roi Hérode faisant assassiner tous les enfants lorsqu’il apprend que le futur roi des Juifs vient de naître. Pour lui, c’est l’expression d’un désaccord total avec l’humanité telle que créée par le Seigneur, voire un geste de générosité qui veut délivrer «le monde des griffes de l’homme».

Il faut toutefois remarquer que ni le refus de Jakub d’être père, ni le refus de Klima d’accepter l’enfant dans l’estomac de sa conquête, n’ont quelque chose à voir avec la haine pour les enfants. Ceci est illustré par un passage bien clair, quand Jakub se trouve dans une auberge pour y ramener un chien vagabondant, et qu’il accueille avec bienveillance les remerciements d’un petit de la maison:

«[…] la femme s’éloigna pour revenir avec un bambin de deux ans: «Remercie le monsieur, dit-elle, il t’a ramené Bob.» Le bambin grommela quelques mots incompréhensibles et sourit à Jakub. […] Tout en refusant de procréer, Jakub aimait les enfants: «Vous avez un joli petit garçon, dit-il.» (VAA, p. 185)

Tout en refusant d’accepter la paternité, comme Klima, et d’ailleurs aussi comme Tomas (de L’insoutenable légèreté de l’être), Jakub pourrait être rapproché d’un autre personnage:  le quadragénaire, qui apparaît dans la sixième partie de La vie est ailleurs. Cet homme est un célibataire lui aussi, qui s’est retiré de la vie publique et jouit de ce qui lui plaît, sans se préoccuper du destin du monde. Malgré ce refus catégorique de se mêler dans quoi que ce soit, les deux personnages auront un impact important sur le déroulement de l’intrigue des deux romans: le quadragénaire était l’amant de la rousse – la fille plutôt vulgaire qui avait dépucelé Jaromil (l’antihéros du roman). Quand la rousse arrivait trop tard à un rendez-vous avec ce dernier, lui, jaloux, voulait connaître la raison de son retard. Elle voulait lui masquer la vérité, parce qu’elle venait tout justement de mettre fin à son affaire avec le quadragénaire, et inventa de toutes pièces une histoire sur l’émigration de son frère. Jaromil, ne pouvant se taire, a fini par dénoncer sa petite amie à la police. De cette façon, et sans le savoir, le quadragénaire a bouleversé toute l’intrigue.

Jakub, de sa part, n’a pas vraiment décidé de se retirer du monde, mais, par son émigration, il disparaîtra entièrement du monde où il était bien connu, pour se rendre en occident, ce qui revient donc au même: «il vit en dehors de son destin». Etant venu uniquement pour dire adieu à Skreta et à Olga, il est parvenu à faire la connaissance de la plupart des personnages et à leur imposer son empreinte. Il a pu ‘guérir’ Kamila de sa jalousie tout simplement en lui faisant un ou deux compliments, ce qu’il ne fait pas normalement. Mais vu qu’il est sur le point de quitter le pays, il se sent pour ainsi dire délivré de tout scrupule[71]; et, ce qui est encore plus important, il a mis à mort Ruzena, involontairement, il est vrai, mais néanmoins il reste le coupable. Lui aussi joue donc un rôle capital dans le récit.   

Il y a toutefois aussi d’autres formes de misogynie, notamment celle qui règne parmi les femmes mêmes. Elle nous est expliquée par le docteur Skreta, lorsque celui-ci informe Klima de la présence de deux femmes - d’une laideur repoussante - dans la commission responsable des avortements, sur laquelle Klima veut faire appel, vu sa mésaventure avec l’infirmière Ruzena. Le passage suivant n’est pas dépourvu d’une note ironique[72]: Skreta aspire sans doute à élaborer sa thèse de la misogynie et se sert à ce propos de tout ce qui lui passe par l’esprit:

«Savez-vous qui sont les plus virulents misogynes ici-bas? Les femmes. Messieurs, pas un seul homme, même M. Klima à qui deux femmes ont déjà tenté de faire endosser leur grossesse, n’a jamais éprouvé envers les femmes autant de haine que les femmes elles-mêmes à l’égard de leur propre sexe. Pourquoi pensez-vous qu’elles s’efforcent de nous séduire? Uniquement pour pouvoir défier et humilier leurs consoeurs. Dieu a inculqué dans le coeur des femmes la haine des autres femmes parce qu’il voulait que le genre humain se multiplie.» (VAA, p. 59)

Ainsi, la misogynie des femmes serait donc responsable de la procréation de l’humanité, et aura de cette façon de toutes autres conséquences que celle des hommes: celle des femmes est bien favorable à la réception d’enfants. 

Pour le docteur Skreta, le problème de la procréation n’est pas lié uniquement à la misogynie; pour lui, il y a encore un autre aspect problématique: la distinction entre amour et procréation, distinction qui constituera, à son avis, une amélioration énorme pour l’humanité. Pensons aussi à l’exergue de ce chapitre, la citation de Nietzsche, qui vise en fait la même chose (du point de vue de l’humanité entière et non, comme prétendent quelques ignorants, du point de vue de la ‘race arienne’, malentendu crée par la soeur de Nietzsche, qui a tenté de concrétiser la philosophie de son frère en fondant une colonie ‘arienne’ en Paraguay, dans l’intention de ‘germaniser’ l’Amérique du Sud tout entière). Skreta, de sa part, l’énonce ainsi:

«Evidemment, reprit Skreta, il est très difficile de contraindre les gens à s’unir sexuellement pour le bien des générations futures. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. En notre siècle, il doit quand même y avoir d’autres moyens de résoudre le problème de la procréation rationnelle des enfants. On ne peut pas confondre éternellement amour et procréation.» (VAA, p.167)

Ainsi, Jakub veut débarrasser l’amour de la procréation, alors que le docteur Skreta veut débarrasser la procréation de l’amour. Le docteur finit par avouer à Jakub et à Bertlef qu’il a mis sa propre semence dans l’éprouvette servant à injecter aux patientes. De cette façon, il a résolu le problème de grand nombre de couples faisant appel sur lui. Ce ne sont donc pas toujours les femmes qui constituent le problème: souvent, la difficulté se trouve dans la stérilité de leur mari.

L’opinion de Skreta est liée à un débat fort délicat, qui, à l’heure actuelle, a connu un rebondissement à cause de la possibilité théorique du clonage de l’homme. Il s’agit bien sûr d’un débat ancien; pensons au Brave new world d’Aldous Huxley et au torrent de films SF traitant de ce sujet. Skreta représente ici le point de vue éternel de la science: ce qui peut contribuer à la perpétuation de l’humanité, doit avoir raison de tout sentiment. 

 

Dans les autres romans pris en considération, nous retrouverons encore plusieurs hommes incarnant le prototype de Klima. Il est assez intéressant d’approfondir davantage cette récurrence; il semble bien que la majorité des protagonistes masculins répondent à la définition fournie par Kundera, qui distingue d’ailleurs deux manifestations différentes de la misogynie (célibataire avec beaucoup de maîtresses ou marié avec une femme aimée sans enfants). Certains personnages, Tomas par exemple, connaissent les deux manifestations, pensons aux ‘amitiés érotiques’ de Tomas, qu’il essaie de délaisser plus tard afin de se concentrer uniquement sur Tereza, ce qui lui cause assez de difficultés. Tomas se trouve entre deux extrémités qui ne cessent de le déchirer: sa nature le pousse vers la multitude de maîtresses, mais son amour pour Tereza et son désir de la ménager le tirent à la monogamie. Entre ces deux extrémités, il y a toutefois une constante: l’absence d’enfants.

Il est vrai que Tomas a un fils, le fruit d’un mariage depuis longtemps oublié, et qu’il évite le mieux possible, en fuyant tout ce qui pourrait, de l’une ou de l’autre façon, ressembler à une ‘famille’ (notion chère à cet autre type, le ‘macho’).

L’autre personnage masculin de L’insoutenable légèreté de l’être, Franz, vivait bien, au début de son apparition, dans une famille (il est marié avec Marie-Claude, et il a une fille, Marie-Anne, qu’il ne considérait toutefois pas tellement comme sa fille, mais plutôt comme une deuxième Marie-Claude). Lui aussi prend son recours auprès d’une maîtresse, Sabina (ce qui le lie secrètement à Tomas), mais il finira par quitter sa femme et sa maîtresse pour une de ses étudiantes (il est professeur à l’université de Genève). De là un second lien avec Tomas, vu que les deux hommes se trouvent dès lors dans la même situation: tous les deux ont quitté leur ménage et se retrouvent, après une ‘quête’ plus ou moins longue, auprès d’une maîtresse élue. Les deux hommes se trouvent donc à cheval entre le ‘macho’ et le ‘misogyne’, compte tenu du fait que le ménage de Tomas ne joue qu’un rôle tout à fait accessoire dans l’évolution de l’intrigue, alors que celui de Franz lui causera encore quelques moments pénibles, non seulement à lui d’ailleurs, mais surtout à son étudiante chérie.

Dans Le livre du rire et de l’oubli, le personnage de Karel pourrait être interprété comme un prédécesseur de Tomas. Lui aussi vit avec une femme, Marketa, et ne réussit pas à lui rester fidèle.

 

            Du reste, il est relativement peu question d’enfants dans L’insoutenable légèreté de l’être, comme dans L’immortalité et dans La lenteur. Il semble que l’intérêt de Kundera pour les enfants a diminué au cours de sa carrière comme romancier. Après La valse aux adieux et Le livre du rire et de l’oubli, il se concentrera encore plus sur la problématique de la distinction entre amour et sexualité. En outre, il continue à explorer les espaces en dehors de son pays natal et se sert de ces expériences pour le décor de ses romans ultérieurs, notamment L’immortalité, le premier roman kundérien qui se joue entièrement en France, La lenteur et L’identité.

 

 

2.2 La mort

 

            Dans le petit manifeste contre le kitsch que constitue la sixième partie de L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera précise le statut problématique de la mort dans une société idyllique. Eva      Le Grand affirme qu’il se sert même de la toute première idylle:

«Au fond de toutes les fois kitsch, Kundera place ‘le premier chapitre de la Genèse’, l’Eden où l’homme et la femme vivent nus, heureux et innocents, en accord absolu avec l’être. Au paradis, l’homme ne connaît ni la mort, ni la merde, ni le désir [ILE, p. 354, citation plus ou moins correcte]. En le chassant du paradis, Dieu lui a révélé son immonde nature. Cachant désormais ce qui lui fait honte et désirant le voir, l’homme découvre du même coup l’excitation.»[73]

L’idylle exclut donc par définition une coexistence entre le rire et la mort[74], comme elle exclut l’embarras pour son propre corps et le libertinage, trois éléments omniprésents dans l’oeuvre de Kundera. Eva Le Grand attribue à peu près le même sens à l’idylle:

«Pour nous offrir une représentation ahistorique et utopique du monde, une idylle en somme d’où l’on évacue tout ce qui ternit ses couleurs célestes, le kitsch aime se nourrir d’idéaux abstraits et de sentiments qu’il érige en valeur absolue. Dans cette logique, il ne peut montrer la maladie, le désir, le corps ou la mort que sous le ‘masque de beauté’ pour reprendre l’un des termes par lesquels L’insoutenable légèreté de l’être désigne le kitsch.»[75]

            Un exemple éclairant d’une confrontation fatale avec la réalité du corps humain est la mort du fils de Staline, qui est décrite dans la sixième partie de L’insoutenable légèreté de l’être. Le fils de Staline a été élevé dans des palais baignant dans le luxe, où les côtés moins ‘acceptables’ de la nature humaine étaient adroitement masqués. Lors de sa séquestration dans un camp de prisonniers, il avait la coutume de toujours laisser les latrines sales. Après une remarque de quelques officiers à ce propos, Iakov (c’est le nom du fils de Staline) devait nettoyer ses propres déchets. D’un coup, tous les rideaux sont levés et Iakov découvre le monde et la vie réels. Il ne supporte pas la réalité et préfère se suicider plutôt que de nettoyer les latrines dans le camp des prisonniers: il se jette sur les barbelés électriques qui entourent le camp. Kundera affirme que «la mort du fils de Staline a été la seule mort métaphysique au milieu de l’universelle idiotie de la guerre». Pour lui, une mort pour de la merde n’est pas une mort dénuée de sens:

«Le désaccord avec la merde est métaphysique. L’instant de la défécation est la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la Création. De deux choses l’une: ou bien la merde est acceptable (alors ne vous enfermez pas à clé dans les waters!), ou bien la manière dont on nous a créés est inadmissible.

Il s’ensuit que l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch.» (ILE, pp. 356-357)

Un exemple qui porte sur la combinaison entre le rire et la mort sera fourni ci-dessous, dans la partie traitant de l’approche ludique de la mort.

 

Traitement ludique de la mort

 

La mort peut être perçue de deux façons, qui sont analogues à ce que Kundera nomme les deux types de rire, dans une interview avec Philip Roth pour le New York Times Book Review:

«Man uses the same physiologic manifestations – laughter – to express two different metaphysical attitudes. (1) Someone’s hat drops on a coffin in a freshly dug grave, the funeral loses its meaning and laughter is born. (2) Two lovers race through the meadow, holding hands, laughing. Their laughter has nothing to do with jokes or humor, it is the serious laughter of angels expressing their joy of being. Both kinds of laughter belong amongst life’s pleasures, but when it also denotes a dual apocalypse: the enthusiastic laughter of angel-fanatics, who are so convinced of their world’s significance that they are ready to hang anyone not sharing their joy. And the other laughter, sounding from the opposite side, which proclaims that everything has become meaningless, that even funerals are ridiculous and group sex a mere comical pantomime.»[76].

Kundera en conclut qu’il existe deux attitudes extrêmes dans la vie humaine: le fanatisme d’un côté, et le scepticisme absolu de l’autre. Dans ses romans, il se trouve clairement plus proche du côté du scepticisme: «Unir l’extrême gravité de la question et l’extrême légèreté de la forme, c’est mon ambition depuis toujours.», affirme-t-il dans L’art du roman (116). Ou comme l’a formulé Bernard Lafargue: «Saisir la complexité de l’existence en des rêveries ludiques». En témoigne la scène décrite ci-dessous, extraite de son roman Le livre du rire et de l’oubli.

François Ricard, un des critiques incontournables, et qui se charge des postfaces des romans de ce dernier aux éditions Folio, a baptisé le scepticisme kundérien «le point de vue de Satan» dans sa postface au roman La vie est ailleurs. Une citation tirée de cette postface nous informe parfaitement de ce qu’il entend par cela:

«Satan,  le double de Dieu, mais (comme dans un miroir) un double inversé, dégradé, faux, ironique, absurde. […] Lire Kundera, c’est donc adopter ce point de vue de Satan, sur la politique et l’histoire, sur la poésie, sur l’amour et, de façon générale, sur toute connaissance. Et c’est justement par là que cette oeuvre est non seulement pure subversion, mais aussi pure littérature. Car elle n’offre aucune connaissance, si ce n’est celle de la relativité, je dirais presque de la théâtralité de toute connaissance (même poétique, même onirique); elle n’affirme rien, si ce n’est l’insuffisance et donc l’impertinence de toute affirmation; elle ne démontre rien, si ce n’est l’empire éternel et dérisoire du hasard et de l’erreur.»[77]

C’est à la lumière de ce scepticisme qu’il faut considérer l’attitude de Kundera vis-à-vis de la mort. Certes, la mort est un élément incontournable dans toute fiction, mais elle ne constitue pas pour autant un monument intouchable et sacré qui exclut le rire. Cette association entre la mort et le rire n’est pas fortuite: elle est clairement présente dans l’oeuvre entière de l’auteur.

Pour Kundera, la mort n’est que l’aboutissement logique de toute vie humaine, et il n’y a pour lui aucune raison de créer des tabous autour de ce phénomène. Une telle conception de la mort est tout à fait impensable dans le roman réaliste du 19e siècle. Dans l’alternative que propose Kundera, on pourrait entrevoir l’influence de ce qu’il appelle lui-même «le premier mi-temps de l’histoire du roman», concept déjà expliqué ci-dessus, et corroboré par une définition bien claire dans son essai Les testaments trahis[78]. Le caractère solennel généralement adopté par les romanciers réalistes est tout à fait absent chez Kundera. L’exemple qu’il a fourni dans l’interview avec Philip Roth était d’ailleurs très bien choisi. Il s’agissait de la mort de Passer dans Le livre du rire et de l’oubli (7e partie, chapitre 12): la description de ses funérailles est encadrée d’un chapitre sur le rire et d’un autre relatant une orgie. Le moment suprême de cette description est en effet le chapeau qui s’envole: il faut s’imaginer le cortège funèbre en demi-cercle autour de la tombe ouverte, et un personnage nerveux qui s’approche de la tombe et commence à lire à haute voix alors que les fossoyeurs font descendre lentement le cercueil dans la fosse. A un moment fatidique, une rafale de vent arrache le chapeau du crâne d’un des assistants et le dépose à côté de la tombe ouverte, tout près de la famille du défunt. L’homme hésite, se décide ensuite à ramasser son chapeau, mais celui-ci se dérobe, et se dérobe toujours, jusqu’à ce qu’il glisse le long du bord et tombe dans la fosse.

 

La valse aux adieux: épilogue

 

Toute cette histoire burlesque tourne autour d’un dilemme: mort ou vie, avorter ou non. Par extrapolation, il s’agit de ‘la mort’ du pays de l’auteur, la Tchécoslovaquie, et de la culture morave: l’histoire se déroule en automne, dans une ville d’eaux (qui devrait normalement guérir les malades ou bien traiter les maladifs, mais qui est ici clairement imbibée de la mort, paradoxe assez amusant) pleine de femmes stériles où il y a même une infirmière qui finit par mourir: Eva Le Grand fait remarquer que «la vie et la mort se rejoignent dans le ‘ventre de Ruzena’ dont la grossesse, son ‘unique billet d’entrée dans la vie’ n’est en fait qu’une ‘mort masquée’»[79]. En effet, parce que sa grossesse est la cause indirecte de sa mort. Ruzena s’était laissé convaincre par Klima d’avorter le fruit dans son ventre. Quelques instants après avoir obtenu l’autorisation d’effectuer l’avortement, Ruzena meurt elle-même pour avoir avalé un comprimé qui contient du poison. Elle le prenait pour un calmant. La cause de sa mort doit être cherchée auprès de Jakub: celui-ci avait trouvé un tube de comprimés bleu pâle ressemblant parfaitement au comprimé de poison qu’il portait toujours auprès de lui, en cas d’urgence. Il avait comparé les comprimés au sien en le mettant dans le tube, mais juste à ce moment-là Ruzena était venue prendre le tube oublié, sans donner l’occasion à Jakub d’enlever son comprimé. Ainsi, la mort menaçait Ruzena à travers toute l’histoire. Le hasard la fera avaler le comprimé de poison lors d’une querelle avec Frantisek, un jeune mécanicien qui prétendait être le père de l’embryon. Frantisek n’avait cessé pendant toute l’histoire de menacer Ruzena qu’il allait se suicider si elle avortait l’enfant. À une nouvelle menace de suicide, Frantisek voit Ruzena qui s’écroule devant ses yeux stupéfiés. Ils sont entourés de plusieurs femmes nues, qui venaient de sortir de la piscine de la ville d’eaux. Maintenant, Frantisek prétend avoir tué Ruzena et exige d’être arrêté. Le vrai responsable, Jakub, n’aura jamais de certitude à propos du destin de l’infirmière: il part pour l’étranger, quittant à jamais sa patrie, dont il abhorre le nouveau régime communiste.

En outre, il y a la menace constante d’une autre mort: celle de Bertlef, un riche Américain retiré, qui est gravement malade.

Entre-temps, le docteur Skreta s’occupe à remplir la ville, voire le pays entier, de ses petits fruits (voir le chapitre précédent), qui vont donner à ce pays une image encore plus monotone. Jakub pressent le désastre imminent et quitte sa patrie.

            Bien que Kundera refuse de reconnaître l’existence de rapports entre sa vie et sa fiction, il semble que cette omniprésence de la mort traduise le manque d’avenir pour un écrivain autonome dans son pays. La vie en Tchécoslovaquie est un chapitre terminé. Le titre originel du roman était d’ailleurs Epilogue, ce qui en dit long. Pour lui, il était clair que sa carrière en tant qu’auteur touchait à sa fin.

            Dans la postface à La valse aux adieux, François Ricard remarque: «Comme Ludvik à la fin de La plaisanterie, comme le quadragénaire de La vie est ailleurs, Jakub n’a plus de destin ni de patrie, plus d’ambition ni de ‘grandeur d’âme’.» (p. 350)

En marge, il pourrait s’avérer utile de remarquer l’importance des personnages qui fonctionnent ‘en dehors’ de l’intrigue comme Jakub de La valse aux adieux, Rubens de L’immortalité ou le quadragénaire de La vie est ailleurs. Bien que leur rôle dans le récit soit souvent minimal, il est frappant que l’impact de leur rôle soit souvent décisif dans le déroulement de l’action. Jakub provoque – involontairement, il est vrai – la mort de l’infirmière Ruzena, un des personnages principaux du roman; à son insu, le quadragénaire est responsable de l’incarcération de ‘la rousse’, la première maîtresse de Jaromil, et Rubens était l’amant d’Agnès, qu’il surnommait ‘la luthiste’. Rubens et le quadragénaire font leur apparition de l’histoire dans la sixième partie du roman – une partie où s’arrête souvent le fil de l’intrigue et qui constitue une histoire parallèle. La sixième partie jette presque toujours une lumière nouvelle sur le déroulement de l’histoire: ceci est surtout le cas dans La vie est ailleurs et dans L’immortalité: dans ces deux romans, la sixième partie constitue vraiment un roman dans le roman. Nous n’entrerons pas dans les détails pour ce qui concerne La vie est ailleurs, étant donné que ce roman-ci n’est pas traité dans cette étude. A part le lien qu’il existe entre Rubens et Agnès, les événements qui ont lieu au cours de la sixième  partie de L’immortalité ne présentent aucun rapport avec ceux décrits dans les autres parties. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, la sixième partie est un long essai sur le kitsch, et constitue au fond le nœud du roman. Il est donc bien légitime d’affirmer que la sixième partie est la partie cruciale dans la structure du roman kundérien.

 

Deux sociétés disparues

 

Dans La valse aux adieux, comme dans L’immortalité, nous sommes témoins de la disparition d’une société. D’abord celle de la Tchécoslovaquie indépendante, joyeuse; puis celle de l’Ouest qui n’était pas encore dominée par l’image ni imprégnée par l’imagologie. Celle, en d’autres termes, où le contenu, le mot étaient encore prépondérants. Compte tenu du titre du roman vaudevillesque, La valse aux adieux, l’idée que l’infertilité des patientes de la ville d’eaux et la mort de Ruzena à la fin du roman symbolisent la fin et la disparition d’une société (en l’occurrence celle de l’Europe centrale, très riche en esprits indépendants et originaux) n’est pas tellement absurde. A peine Kundera s’était-il habitué à la vie en France, le pays qui l’a adopté volontiers en lui proposant un poste universitaire, qu’il a dû digérer une volte-face qui a abouti à la société imagologique qu’il a analysé méticuleusement dans le dernier roman de sa partition placée sous le chiffre sept, c’est-à-dire L’immortalité.

Dans la troisième partie de ce dernier roman, Kundera consacre un chapitre au phénomène de l’imagologie, qu’il rapproche de la propagande communiste et, donc, nécessairement, du kitsch totalitaire. En l’occurrence, ce n’est pas un régime totalitaire qui tient le pouvoir, ce sont au contraire les agences de publicité qui contrôlent le pouvoir des médias et, par conséquent, les points de vue du peuple. Kundera insiste sur ce bouleversement et ses conséquences, qu’il décrit comme une «transformation progressive, générale et planétaire de l’idéologie en imagologie». Les cabinets de propagande ont été remplacés par des agences publicitaires privées, qui, elles, n’ont pas moins de pouvoir que leurs prédécesseurs. Bien au contraire, si nous observons l’osmose qui s’effectue entre la politique et la publicité. Avec l’instauration de l’imagologie, la forme a gagné en importance: l’apparence physique, les gestes, le sourire, ils prévalent tous au message ventilé.

            Le pourquoi de cette tournure doit être cherché dans le dogmatisme des idéologies, qui dépendent entièrement de leurs préceptes fixes et qui seront, à la longue, toujours infirmés par la réalité. Le pouvoir imagologique est nettement plus flexible, vu qu’il se base sur la réalité même, par le biais de sondages d’opinion. A l’aide des résultats de ces sondages, l’image, le message qui sera ventilé, sont adaptés. De cette façon, et paradoxalement, la réalité a perdu son pouvoir démystificateur. Ce qui atteint le public, ce sont les images épurées, qui constituent ensemble une réalité déformée. Dans les termes de Kundera: «Comme la réalité, aujourd’hui, est un continent qu’on visite peu et qu’à juste titre d’ailleurs on n’aime guère, le sondage est devenu une sorte de réalité supérieure; ou pour le dire autrement, il est devenu la vérité.». (IMM, p. 175)

Dans une telle société, comme l’affirme Eva Le Grand, «Le voir sous toutes ses formes (regard, œil, caméra, photo, image et ainsi de suite) se substitue à tout désir, sans que personne ne s’aperçoive du danger qu’un tel rapt de la réalité représente.»[80]. La même critique nous a fait cadeau d’une définition élaborée et fort à propos du monde imagologique:

«Dans L’immortalité, le kitsch est examiné à l’époque imagologique, ce royaume qui évacue toute réalité  conflictuelle au profit de belles images auxquelles tous adhèrent pour échapper au temps qui passe, et peu leur importe qu’il ne s’agisse que d’images compensatoires. Dans ce monde imagologique, il est même interdit d’être en désaccord avec les autres, interdiction qui semble d’ailleurs superflue puisque presque tous n’aspirent qu’à être conformes à la dernière image fabriquée par les imagologues, de sorte que le kitsch cesse d’être menaçant car en accord avec le ‘plaisir’ du plus grand nombre…

Le monde imagologique et narcissique par excellence de ce roman devient en même temps celui du voyeurisme légalisé: les caméras omniprésentes réduisent la mémoire, même la plus intime, à quelques images jetées en pâture au public. […]

Même la mort devient médiatique, donnée en pâture aux caméras qui traquent l’homme jusqu’à son agonie devant les yeux de tous, transformant le monde en un inimaginable panopticon version imagologique. Tous veillent à ce que le moindre recoin de vie privée et intime soit publicisé et immortalisé. […]

Mais le plus important, du point de vue formel du roman, c’est que cette société imagologique transforme toute communication ‘interrogative’ qui caractérise notre ‘société du roman’ en  une communication imagologique. […]

Tout cela n’est pas sans conséquences, on pouvait s’y attendre, pour la structure d’un roman qui persiste à poursuivre son interrogation de l’existence dans un monde de réponses préfabriquées. […]

D’où, précisément, la nouvelle nécessité d’une composition romanesque qui ne soit pas racontable et adaptable, dessein esthétique et éthique que Kundera explicite clairement.[81]

Elle ajoute encore que, dans un désir de chercher le silence pour la mort (qui est cachée par le vacarme omniprésent du kitsch), Kundera a inséré ‘l’insoutenable nostalgie’ d’un poème sur la mort  écrit par Goethe et qu’Agnès a appris à aimer grâce à son père:

                               Über allen Gipfeln

                               Ist Ruh,

                               In allen Wipfeln

                               Spürest du

                               Kaum einen Hauch;

                               Die Vögelein schweigen im Walde.

                               Warte nur, balde

                               Ruhest du auch.

 

Comme dans La valse aux adieux le personnage de Jakub avait exprimé sa répugnance du régime en voie d’instauration en s’éclipsant vers l’Ouest libre, le personnage d’Agnès pourrait être considéré comme le porte-parole du narrateur. Elle incarne l’ancienne société qui n’était pas encore si fixé sur l’importance de l’image, et tourne consciemment le dos vers cette nouvelle société imagologique dans laquelle elle ne se sent plus chez elle. Nous trouvons les premiers signes de l’aversion d’Agnès pour la société moderne à partir du cinquième chapitre de la première partie: Kundera nous y relate de manière assez sensorielle les embarras qu’éprouve notre héroïne à cacher sa nausée pour un établissement où l’on sert du fast food. Quelques instants plus tard, devant la laideur de ses environs, elle se fait la réflexion suivante:

«Elle se dit: un jour, quand l’assaut de la laideur sera devenu tout à fait insupportable, elle  achètera chez une fleuriste un brin de myosotis, un seul brin de myosotis, mince tige surmontée d’une fleur miniature, elle sortira avec lui dans la rue en le tenant devant son visage, le regard rivé sur lui afin de ne rien voir d’autre que ce beau point bleu, ultime image qu’elle veut conserver d’un monde qu’elle a cessé d’aimer. Elle ira ainsi par les rues de Paris, les gens sauront bientôt la reconnaître, les enfants courront à ses trousses, se moqueront d’elle, lui lanceront des projectiles, et tout Paris l’appellera: la folle au myosotis» (IMM, p. 39)

Du moment qu’Agnès tente de se fermer pour le tapage dans la rue en se bouchant les oreilles, elle est rappelée à l’ordre par un passant, qui lui indique qu’elle agit en folle. D’abord furieuse, elle finit par se calmer en se disant: «Je ne peux pas les haïr, parce que rien ne m’unit à eux; nous n’avons rien en commun.». (IMM, p. 45)

Dans une discussion avec son mari Paul, Agnès se plaint de façon quelque peu mélodramatique:

«Il est clair que l’individu ne s’appartient plus, qu’il est entièrement la propriété des autres. Je me souviens que dans mon enfance, quand on voulait photographier quelqu’un, on lui demandait toujours la permission. Même à moi, les adultes posaient la question: dis, petite, on peut te prendre en photo? Et puis, un jour, personne n’a plus rien demandé. Le droit de la caméra a été élevé au-dessus de tous les droits, et de ce jour tout a changé, absolument tout.» (IMM, p. 57)

D’après elle, ce changement a poussé à son apogée l’importance du visage humain, qui est devenu l’unique standard de reconnaissance. Elle reproche à Paul:

Tu me connais par mon visage, tu me connais en tant que visage, et jamais tu ne m’as connue autrement. Aussi l’idée n’a pu te venir que mon visage ne soit pas moi.» (IMM, p. 57)

           

Agnès n’appartient pas uniquement à l’ancienne société par le fait qu’elle regrette la perte de la vie privée et l’omniprésence de la bêtise de la publicité, mais également par sa prédilection pour les petits chemins, plutôt que pour les grandes autoroutes modernes. Comme enfant, elle avait la coutume de faire des balades dans les bois, accompagnant son père. C’est alors qu’elle avait appris à apprécier la beauté de la nature non souillée par le trafic mécanisé. C’est dans cette perspective qu’elle apprécie l’oeuvre de Rimbaud: elle éprouve de la nostalgie de ses aventures passées et de la nature qu’elle préfère infiniment plus à la civilisation humaine. A ce point, Agnès diffère radicalement de son époux, qui conçoit la nature comme une force hostile. Il ne doit donc pas nous étonner que nous retrouvons Agnès en Suisse après qu’elle a quitté son ménage: elle veut réfléchir dans un environnement qui la fait se sentir chez elle, et qui évoque en elle les souvenirs à son père. Pourtant, tout en ayant horreur de la vie hyperactive à Paris, Agnès n’est pas dénudée de sentiments idylliques qui frôlent le kitsch et qui reflètent les rêves romantiques d’une adolescente:

«La Suisse: le chant des oiseaux sur la cime des arbres. Agnès rêvait d’y rester un jour et de n’en plus revenir. Elle allait jusqu’à visiter les appartements à vendre ou à louer; elle avait même ébauché une lettre annonçant à sa fille et à son mari que sans avoir cessé de les aimer, elle entendait désormais vivre seule.» (IMM, p. 51)

            Les deux natures opposées qui caractérisent les adhérents de la société imagologique et ceux de l’«ancienne» société sont illustrées par Kundera dans ce que Banerjee décrit comme «une digression sur le contraste sémantique qui existe entre le chemin, une invite à rendre hommage à la nature, et la route, une ligne de force qui coupe droit un espace abstrait, mène rapidement au but fixé, dans un mépris arrogant pour le paysage environnant»[82].

Kundera réussit même à tirer une parallèle avec sa conception de l’art du roman: il compare des romans fondés sur un seul enchaînement causal d’actions et d’événements à une «rue étroite, le long de laquelle on pourchasse les personnages à coups de fouets». Il ajoute:

«La tension dramatique, c’est la véritable malédiction du roman parce qu’elle transforme tout, même les plus belles pages, même les scènes et les observations les plus surprenantes, en une simple étape menant au dénouement final, où se concentre tout ce qui précède.». (IMM., p. 352)

A ce type de roman, Kundera oppose ce que François Ricard – dans sa postface à L’immortalité – appelle le ‘roman-chemin’ : dans un tel roman, les diverses lignes du récit s’entrecroisent sans répit, font des excursions à première vue inexplicables. Néanmoins, ces lignes sauvegardent leur autonomie durant l’entier du roman. Pour Ricard, une des caractéristiques du roman-chemin est l’égalité des personnages et des diverses lignes de l’action. Il n’est en effet pas aisé de déterminer un seul protagoniste dans des romans comme L’immortalité, L’insoutenable légèreté de l’être et, notamment, Le livre du rire et de l’oubli. En même temps, il n’est pas possible de trouver une ligne prépondérante: ainsi, dans L’immortalité, la sixième partie – Le cadran – parle presque uniquement de Rubens et de ses conquêtes. Qualifier ce récit d’action secondaire ferait toutefois injustice à la complexité de l’entier.  Dans le même esprit, il interrompt fréquemment le train de l’histoire en insérant des digressions théoriques, ‘philosophiques’, comme le faisaient déjà ses ‘exemples’ Musil et Broch. En d’autres termes, il adore se faufiler à travers les ruelles de sa Venise fictive. Ce faisant, Kundera aspire à éradiquer les adaptations, cinématographiques ou autres, du roman contemporain. D’après lui,

«Quiconque est assez fou pour écrire encore des romans aujourd’hui doit, s’il veut assurer leur protection, les écrire de telle manière qu’on ne puisse pas les adapter, autrement dit qu’on ne puisse pas les raconter.». (IMM., p. 351)

Dans les termes de Guy Scarpetta:

«Le triomphe actuel de l’image affecte non seulement le reflet de nos vies, mais leur sens. Or, le plus intéressant, ici, est qu’un tel thème implique certaines conséquences quant au genre romanesque lui-même. Le roman, si l’on veut, n’a de sens qu’à résister, par tous les moyens, à cette «imagologie» généralisée. […]

Autrement dit: le refus de l’image n’est pas seulement un thème (sociologique ou idéologique), - c’est aussi, délibérément, un parti pris d’écriture.»[83]

Dans L’immortalité, nous avons trouvé nombre d’allusions à la perte de la vie privée et à l’horreur qu’elle provoque. Lors d’une des rencontres de Goethe et de Hemingway dans l’au-delà, Goethe raconte un rêve. Dans ce rêve, il dirige une représentation de Faust dans un théâtre de marionnettes. Tout à coup, il se rend compte que la salle est vide. Au lieu de regarder la représentation, les spectateurs se trouvent derrière lui et suivent attentivement tous ses gestes. Le public ne s’intéresse pas à son Faust, mais à lui. La découverte a un impact terrassant sur le poète: saisi d’horreur, il s’enfuit se cacher sous un drap de lit, se rendant compte que jamais plus il ne pourra se débarrasser de la curiosité du public.

Un autre passage concerne Agnès. Quand, à la radio, elle apprend qu’à la suite d’un accident chirurgical, une organisation propose qu’à l’avenir toutes les opérations soient filmées, elle s’imagine du coup la perte totale de la vie privée:

«Un millier de regards nous transpercent chaque jour, mais cela ne suffit pas: il faut, de surcroît, un regard institutionnel, qui ne nous quittera pas une seconde, qui nous observera chez le médecin, dans la rue, sur la table d’opération, en forêt, au fond du lit; l’image de notre vie sera intégralement conservée dans les archives pour être utilisée à tout moment en cas de litige, ou quand la curiosité publique l’exigera.» (IMM, p. 50-51)

Immédiatement, elle éprouve de la nostalgie de la Suisse, pays qui représente pour elle sa jeunesse et la nature.

La perte de la vie privée revient également dans Le livre du rire et de l’oubli: au moment de sa mort, Tamina est observée par les enfants dans l’embarquement. Les enfants suivaient des yeux les derniers mouvements de Tamina avant qu’elle ne se noie, comme les téléspectateurs regarderaient une telle scène, sans que l’idée de venir en aide n’émerge dans leur tête.

 

La mort n’est pas un voyage

 

Au milieu de l’épisode où Tamina se trouve sur l’île des enfants,le narrateur a intercalé une pause méditative, dans laquelle Tamina, non loin de sa propre mort, reflète sur la mort de son mari, et sur les changements que celle-ci a provoqués sur ses points de vue personnels. En tant qu’enfant, elle craignait surtout l’aspect du non-être qui joint la mort. A la mort de son mari, cette crainte est remplacée par l’aspect matériel de la mort: celui de devenir un cadavre. La pensée qu’elle n’aura plus de contrôle sur sa propre nudité la remplit d’horreur. Elle aurait préféré que, à l’instant même de sa mort, son corps s’envole sans laisser de trace aucune. Elle se rend compte que la mort n’est pas, comme l’affichait Thomas Mann, d’un bleu tendre, mais c’est plutôt un labeur épouvantable. La mort n’est pas non plus un voyage, comme il est représenté dans nombre de poèmes, et comme Tamina aimerait se la représenter. Elle ne sera plus à même de cacher son corps: «Ce voyage est vain. On galope sur un cheval, mais on se retrouve dans un lit et on vous cogne la tête sur le seuil d’une porte.». (LRO, p. 280) La mort de Tamina a été décrite de manière plus élaborée dans le chapitre précédent.

 

La mort d’Agnès est sans doute un des événements principaux dans un roman qui ne dépend pas vraiment de tension dramatique: les multiples petits essais portant sur des sujets assez divers évitent habilement cette ‘malédiction’. Bien que le drame semble se produire de façon assez imprévue, elle est en fait déjà préfigurée par le geste qui se trouve au début du personnage d’Agnès: un geste d’adieu d’une femme de soixante ans. C’est à la base de ce geste d’adieu, que le narrateur a vu pour la première fois dans une piscine, qu’est provenu le personnage entier d’Agnès. Il serait même légitime de poser qu’Agnès n’a existé que pour mourir: son essence même symbolise déjà un adieu.

Une autre préfiguration de sa mort est le poème de Rimbaud intitulé Sensation qui se situe au début de la cinquième partie du roman:

                               Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,

                               Picoté par les blés, fouler l’herbe menue;

                               Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

                               Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

 

                               Je ne parlerai pas, je ne penserai rien:

                               Mais l’amour infini me montera dans l’âme,

                               Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

                               Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

Avec un peu de volonté, et si nous prenons le premier mot des vers se trouvant au début et à la fin de chaque strophe, nous obtenons: «Par(s) Je…Je Par(s)», ce qui pourrait indiquer que la vie d’Agnès touche à sa fin. Bien entendue, ce poème indique en même temps le goût d’Agnès pour la nature, qu’elle a apprise à apprécier grâce à son père, et pour la lenteur des sentiers, les petits chemins, qu’elle préfère à la vitesse des grandes autoroutes.

En outre, le narrateur mentionne déjà très tôt dans le roman un message à la radio qui annonce un grave accident. Plus tard, nous saurons qu’il s’agit de l’accident fatidique d’Agnès. Le déroulement de cet accident est assez curieux: une jeune fille, dans l’intention de mettre un terme à sa vie, s’était assise au milieu de l’autoroute, dans l’espoir d’être écrasée par une voiture. Au lieu de mourir elle-même, elle a fini par provoquer la mort de plusieurs automobilistes, qui avaient pu l’éviter de justesse. Se réalisant le drame qu’elle a causé, elle renonce à sa tentative et s’en va. Agnès a eu la malchance d’être parmi les automobilistes malheureux.

            Kundera se sert de sa technique coutumière pour décrire l’accident et ses conséquences: au lieu de s’en prendre de une façon dramatique, il a opté pour une approche fragmentée: il change constamment de point de vue et nous ne saurons tout qu’après avoir lu les témoignages de tous les intéressés: la version d’Agnès elle-même, celle de Paul et Brigitte (la fille d’Agnès), celle d’Avenarius et celle de la jeune fille responsable. Pour Agnès, les instants qui précèdent sa mort se déroulent dans une étonnante lucidité: elle est parfaitement consciente de sa mort imminente. En quelques mots, ses sensations sont décrites: «  Elle réussit même à s’étonner vaguement de n’éprouver aucune nostalgie, aucun regret, aucun sentiment d’horreur, rien de ce qu’elle avait jusqu’à ce jour associé à l’idée de la mort.» (IMM, p. 394). En apprenant que Paul arrivera bientôt pour la voir une dernière fois, elle se réalise qu’elle ne veut pas qu’il la voie mourir: elle sera plus vite que lui. Ici, le professeur Avenarius et le narrateur entrent pour de bon dans le cours des événements: Avenarius se délecte à crever les pneus de voitures pendant la nuit, dans une intention de révolte. Ayant crevé les pneus de la voiture de Paul, celui-ci arrive trop tard dans l’hôpital où l’on avait transporté sa femme après son accident: à son arrivée, elle est déjà décédée.

A la mort d’Agnès, Kundera joint une réflexion portant sur la disparition des chemins (qui symbolisent la lenteur), qui sont remplacés par des autoroutes rapides. En quittant son ménage, Agnès décide également d’aller explorer les petits chemins de travers qu’elle avait si longtemps négligés pendant sa vie conjugale avec Paul. Le narrateur explique:

«Avant même de disparaître du paysage, les chemins ont disparu de l’âme humaine: l’homme n’a plus le désir de cheminer et d’en tirer une jouissance. Sa vie non plus, il ne la voit pas comme  un chemin, mais comme une route: comme une ligne menant d’un point à un autre, du grade de capitaine au grade de général, du statut d’épouse au statut de veuve. Le temps de vivre s’est réduit à un simple obstacle qu’il faut surmonter à une vitesse toujours croissante.» (IMM, p. 330)

Son appartenance fondamentale au monde ancien devient claire par l’affirmation suivante:

«Le monde des chemins était le monde du père. Le monde des routes était le monde du mari. Et l’histoire d’Agnès s’achève en boucle: du monde des chemins au monde des routes, et maintenant à nouveau au point de départ. Car Agnès s’installe en Suisse. Sa décision est désormais prise, et c’est pourquoi depuis deux semaines elle se sent si continûment, si follement heureuse.» (IMM, p. 331)

En Suisse, elle se met à réfléchir paisiblement avant de trouver sa mort. Ce dernier séjour d’Agnès en Suisse est rapproché de la phrase finale du roman de Stendhal: «Il se retira à la chartreuse de Parme.». C’est la preuve ultime de l’aversion d’Agnès de la société imagologique: «La chartreuse: le lieu détourné du monde et des hommes.» (IMM, p. 380).

 

Dans la septième et dernière partie de L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera esquisse un portrait presque idyllique de la dernière phase dans la relation de Tomas et Tereza. Ce bout de texte se démarque singulièrement de tout ce que Kundera avait écrit auparavant et de tout ce qui a suivi plus tard. A-t-il voulu illustrer l’accord catégorique avec l’être que notre couple a adopté vers la fin de leur vie? Il semble bel et bien que, dans le roman jugé souvent comme le chef-d’œuvre kundérien, il règne à la fin une atmosphère qui n’est pas du tout caractéristique et ne se laisse comparer presque en rien avec celle, moqueuse et caustique, de L’immortalité ou du Livre du rire et de l’oubli. Où le début du roman semble s’insérer sans peine dans le sillon kundérien, la suite ne fait qu’augmenter l’aliénation. Mais chez Kundera, là où émerge la nostalgie, l’ironie n’est jamais loin: Kundera conclut que l’idylle et le bonheur qui s’ensuit, ne sont accessibles qu’au chien Karénine. «Aucun être humain ne peut faire à un autre l’offrande de l’idylle. Seul l’animal le peut parce qu’il n’a pas été chassé du Paradis.» L’homme est obligé à se limiter au désir d’un retour vers la nature, vers le Paradis perdu.

            Il se produit deux décès dans la dernière partie: celui de Karénine, le chien de Tomas et de Tereza, et leur propre décès, quelques semaines plus tard. Ces deux événements sont également traités de façon atypique. Nulle part le sérieux, la sérénité ne sont mis en question. Bien au contraire, le récit de la mort de Karénine semble être un passage apte à être frappé de sa propre malédiction, un passage débordant de sentiments doucereux. Le lecteur reçoit l’impression que Tomas et Tereza viennent de perdre un enfant, et que cette petite tragédie les unit davantage dans leur amour désormais exclusif. Ils s’étaient depuis longtemps retirés de la vie publique pour mener une vie paisible dans un petit village. Les multiples ‘amitiés érotiques’ de Tomas semblent tout à fait oubliées, jetées dans le puits qui rassemble tous les souvenirs de sa vie active. Ces souvenirs pâlissent de plus en plus devant sa nouvelle vie campagnarde, comme pâlit le souvenir de Sabina, la maîtresse qui l’avait toujours sauvegardé d’une vie idyllique en l’encourageant de perpétuer sa vie libertine.

            En portant leur chien à sa tombe improvisée, les deux semblent enterrer toutes les vicissitudes qui les avaient portées de Prague à Genève et de Genève de retour à Prague, toutes les tentatives que le nouveau régime communiste avait faites de corrompre Tomas, de le mettre en discrédit auprès de ses collègues. Il paraît, en bref, qu’avec l’adieu porté à leur chien, ils saluent leur propre histoire, leur propre vie, afin de s’éteindre lentement et de disparaître de la scène façon quasi inaperçue. Inaperçu, car l’accident dans lequel nous perdons les deux protagonistes n’est pas du tout mis en relief comme climax dramatique de l’histoire. Il est plutôt mentionné de passage en relation avec Sabina, comme un événement sans trop d’importance.

Pourtant, dans cette septième partie, il se trouve également une étrange séquence onirique dans laquelle Tereza rêve une mort bizarre de Tomas: ayant été convoqué à l’aéroport, le couple s’y rend et entre dans un avion qui déterre aussitôt pour ce qui semble être un enlèvement. Après l’atterrissage, ils sortent de l’avion et Tomas est liquidé sur-le-champ par un homme avec un fusil. Alors il se produit quelque chose de curieux: le cadavre de Tomas commence à rapetisser très vite et se met à courir sur le terrain d’aviation. Immédiatement, l’homme qui avait tiré se lance à la poursuite et se jette sur la chose: c’est un lièvre, qu’il tend à Tereza. Elle s’émeut et sert l’animal contre son corps. Ensuite, elle traverse les rues de Prague, arrive à la maison de ses arrière-grands-parents, qui étaient depuis longtemps décédés, et elle s’y installe dans une chambre, heureuse comme jamais auparavant. Le sens de cette séquence est parfaitement énigmatique, mais il est clair qu’il s’insère plus aisément dans le style kundérien que le récit de la mort réelle de Tomas et Tereza.

Dans la quatrième partie, une autre séquence onirique de Tereza relatait un épisode au Mont-de-Pierre, une «colline verdoyante qui se dresse au centre de Prague».  Tomas l’y avait conduite pour l’aider. Mais aider à quoi?  A se débarrasser de sa jalousie? A se renforcer? Une fois y arrivée, seule, elle y découvre six hommes, un d’eux avec un fusil à la main. Trois des hommes s’y trouvaient pour la même raison qu’elle: d’une exécution réglée, de propre volonté. Les trois hommes sont fusillés sans délai, Tereza finit par refuser et se rend compte qu’elle a besoin de quelqu’un qui l’aide. Fin de la séquence, sans le moindre éclaircissement.

 

 

2.3 Libertinage et amour romantique

 

Les points de vue que Kundera occupe concernant l’amour constituent sans doute la partie la mieux connue de son oeuvre. Quiconque a lu un de ses romans retient surtout cet aspect-ci. Quand la thématique de l’amour peut soutenir en outre nos hypothèses, ce ne sera pas à contrecœur que nous l’avons insérée dans ce travail. L’importance en est d’ailleurs confirmée par Eva Le Grand, qui prétend: «De toute évidence, le territoire existentiel dans lequel le kitsch exerce sa séduction de la façon la plus troublante est bien celui de l’amour.».[84]

Une excellente illustration de cette thèse est l’amour de Tereza et de Tomas dans L’insoutenable légèreté de l’être. Kundera nous y présente deux personnages qui incarnent les deux pôles de l’attitude humaine vis-à-vis du kitsch: pour Tereza, l’amour ne signifie rien d’autre que le désir du Bonheur, d’illusions et de répétition. Ce désir de répétition mimétique[85] est bien différent de la répétition variationnelle qui constitue l’essence même de l’esthétique romanesque kundérienne, fondamentalement antikitsch, antilyrique et antiromantique. C’est Tomas, le mari de Tereza, qui incarne cette répétition variationnelle, si loin du kitsch. C’est également ce qui attire Sabina, une des maîtresses de Tomas, et qui joue un rôle plus important que les autres dans l’intrigue; elle dit de lui:

«Je t’aime bien, parce que tu es tout le contraire du kitsch. Au royaume du kitsch, tu serais un monstre. Il n’existe aucun scénario de film américain ou de film russe où tu pourrais être autre chose qu’un cas répugnant.» (ILE, p. 26)

Tereza, toutefois, ne cesse d’attirer Tomas vers l’abîme que constitue l’idylle, et auquel il cédera vers la fin de sa vie, renonçant à son rythme quotidien comme laveur de vitres et coureur de jupons. Ainsi, Tomas est déchiré entre ces deux pôles: d’une part l’amour idyllique avec Tereza, de l’autre sa propre nature, qui préfère les multiples ‘amitiés érotiques’. Et, comme Eva Le Grand remarque à ce propos, «jouer l’attitude épique contre l’attitude lyrique à travers deux types de désir et de coureurs de femmes, cela signifie aussi, chez Kundera, jouer le donjuanisme contre le kitsch.»[86].

Tereza finira par introduire l’idylle et le kitsch dans la vie de Tomas. (Le personnage de Tomas ressemble d’ailleurs beaucoup à celui de Klima, protagoniste de La vie est ailleurs et qui suit plus ou moins le même parcours érotique que celui de Tomas. Klima aussi met un terme à ses conquêtes amoureuses et retourne pour de bon auprès de sa femme à la fin du roman.)

L’importance capitale des dits et faits concernant la chair est confirmée par Eva Le Grand:

«Les innombrables situations de l’amour et du désir constituent chez Kundera, pratiquement sans exception, l’histoire existentielle fondamentale des personnages.»[87]

Dans son analyse du personnage de Tomas, Maria Nemcová Banerjee attribue un rôle assez important à sa maîtresse préférée, Sabina; selon Banerjee:

«Sabina, artiste hautement intellectuelle, douée d’une vision double et contradictoire, voit en Tomas l’incarnation de son paradigme esthétique. ‘La rencontre de deux mondes. Une double exposition. Derrière la silhouette de Tomas le libertin transparaît l’incroyable visage de l’amoureux romantique. Ou bien c’est le contraire: à travers la silhouette du Tristan qui ne pense qu’à sa Tereza, on aperçoit le bel univers trahi du libertin.’ Cette définition brillante révèle un Tomas conditionné par la mentalité de Sabina. Elle est exacte mais à titre provisoire. A la poursuite de Tereza, Tomas finira par disparaître du champ de vision de Sabina.»[88]

Banerjee lance ainsi l’hypothèse très intéressante que Tomas n’était un libertin que sous l’influence de Sabina et que, dès qu’il a choisi définitivement Tereza, sa mentalité de rebelle l’a quitté et a été remplacée par l’idylle.  

 

L’érection et la distinction entre amour et sexualité

 

            Dans Le livre du rire et de l’oubli, Kundera parle plusieurs fois de l’importance du regard en ce qui concerne les rapports entre les hommes. Il donne l’exemple de l’homme qui observe quelqu’un (souvent une femme) et qui le transforme ainsi en chose. Notamment le pouvoir intimidant de ce regard provoque des troubles dans les relations humaines. Dans le roman, un exemple rend clair sa théorie que ces ‘choses’ ont elles aussi le pouvoir de renverser la situation et de gâcher le jeu. Il compare ce changement dans les rapports au marteau qui a soudain des yeux et observe le maçon qui s’en sert pour enfoncer un clou. Le maçon voit le mauvais regard du marteau, il perd son assurance et se donne un coup sur le pouce. Kundera donne deux exemples: d’abord un de deux hommes qui ‘violent’ une femme, puis un autre où deux femmes castrent un homme. Le premier exemple est décrit ainsi:

«La fille venait, elle voulait faire l’amour, et ils la déshabillaient et l’attachaient sur le divan. La fille s’en fichait d’être attachée, ça faisait partie du jeu. Ce qu’il y a de scandaleux, c’est qu’ils ne lui faisaient rien, qu’ils ne la touchaient même pas, qu’ils se contentaient de l’examiner sur toutes les coutures.» (LRO, p. 337)

Le deuxième exemple porte sur un certain Pascal qui était invité par Barbara. Chez Barbara, il y avait deux autres filles que Pascal ne connaissait pas. Les trois filles ont commencé à se déshabiller et ont commandé Pascal d’en faire autant. Puis, elles ont pris l’initiative par la contrainte de leurs regards:

«Quand il avait été tout nu, Barbara lui avait montré le réveil: «Regarde bien la trotteuse. Si tu ne bande pas dans une minute, tu prends la porte!»

«Elles ne quittaient pas des yeux mon entrejambe et, comme les secondes commençaient à filer, elles ont éclaté de rire! Après cela elles m’ont flanqué dehors!»

Voilà un cas où le marteau a décidé de castrer le maçon.» (LRO, pp. 336-337)

Ces deux anecdotes sont discutées pendant une soirée, et un personnage nommé Jan affirme que pour lui «quand un homme et une femme font la même chose, ce n’est pas la même chose. L’homme viole, la femme castre.» Et il ajoute que «le viol fait partie de l’érotisme, mais que la castration en est la négation». (LRO, pp. 337-338) Il tente de corroborer  sa théorie en argumentant que le mot qui revient le plus souvent pendant l’amour est celui de la maîtresse qui dit: «Non!», répété plusieurs fois de suite. Edwige, la femme de Jan, profère que cet aphorisme des mâles «Quand une femme dit non, elle veut dire oui» l’a toujours révoltée et que c’est une phrase aussi bête que l’histoire humaine. La discussion se poursuit et se termine en faveur d’Edwige, qui déclare que pour elle faire l’amour ne compte pas tellement.

Le problème de l’érection au moment correct est d’ailleurs un motif récurrent dans les romans de Kundera. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Tomas se demande s’il n’était pas plus utile si un homme pouvait bander quand il le voudrait, sans être l’esclave de son corps. Il se réveille après avoir eu des rêves érotiques et se demande comment il est possible d’être excité quand on a des crampes d’estomac. Et en outre, il était excité par une femme qui devrait lui inspirer du dégoût (une géante). Il se décrit la mécanique du corps humain de la façon suivante:

«Il y a deux roues dentées qui tournent en sens inverse dans le mécanisme d’horlogerie du cerveau. Sur l’une, il y a les visions, sur l’autre, les réactions du corps. La dent sur laquelle est gravée la vision d’une femme nue s’imbrique dans la dent opposée, sur laquelle est inscrit l’impératif de l’érection. Qu’une roue saute d’un cran, pour une raison ou pour une autre, et que la dent de l’excitation entre en contact avec la dent sur laquelle est peinte l’image d’une hirondelle en plein vol, notre sexe se dressera à la vue de l’hirondelle.» (ILE, p. 340)

Tomas y ajoute qu’un homme qui rêve est toujours en érection, quel que soit son rêve. Par conséquent «l’association de l’érection et d’une femme nue n’était qu’un mode de réglage choisi entre mille possibilités par le Créateur pour ajuster le mécanisme d’horlogerie dans la tête de l’homme.». Il en découle deux conclusions, qui caractérisent immédiatement le point de vue de Tomas vis-à-vis de la sexualité:

«Et qu’y a-t-il de commun entre tout cela et l’amour? Rien. Si une roue saute d’un cran dans la tête de Tomas, et s’il n’est plus excité qu’à la vue d’une hirondelle, cela ne changera rien à son amour pour Tereza.  Si l’excitation est un mécanisme dont se divertit le Créateur, l’amour est au contraire ce qui n’appartient qu’à nous et par quoi nous échappons au Créateur. »

«Le seul moyen de sauver l’amour de la bêtise de la sexualité ce serait de régler autrement l’horloge dans notre tête et d’être excité à la vue d’une hirondelle.» (ILE, p. 341)

Ainsi, l’excitation sexuelle n’est plus qu’un réflexe mécanique du corps contemplé de loin par l’esprit. Remarquons que cette dernière conclusion est assez parallèle à celle que se fait Tamina lors de son isolation sur l’île des enfants: elle se disait que «la sexualité libérée du lien diabolique avec l’amour est devenue une joie d’une angélique simplicité». (LRO, p. 294)

            Tomas savait depuis longtemps ce que Tamina n’a su découvrir que sur l’île des enfants: le lien qui existe entre l’amour et la sexualité n’est qu’une des inventions humaines. Il avait décidé de ne pas tenir compte de cette invention et c’est pourquoi ‘l’agressivité de l’amour’ était exclue de sa vie jusqu’au moment où il avait rencontré Tereza. La preuve de cet amour, c’est le sommeil partagé entre ces deux, car Tomas s’était toujours dit que «le sommeil partagé était le corps du délit de l’amour». (ILE, p. 27) A son réveil après la première nuit avec Tereza dans le même lit, il croit toutefois «y respirer le parfum d’un bonheur inconnu». La distinction entre amour et sexualité constitue sans doute un des thèmes principaux dans l’oeuvre de Kundera: il en est question dans tout ce qu’il a écrit. Un des passages les plus explicites à ce propos reflète une pensée de Tomas:

«Tomas se disait: coucher avec une femme et dormir avec elle, voilà deux passions non seulement différentes mais presque contradictoires. L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme).» (ILE, p. 29)

 

Don Juan et Tristan

 

Les deux protagonistes masculins de L’insoutenable légèreté de l’être illustrent chacun une attitude spécifique vis-à-vis de l’amour qui peut servir de modèle pour les autres protagonistes masculins dans les romans et les nouvelles de Kundera. Ces deux attitudes seraient, selon Bernard Lafargue[89], analogues à celles décrites dans Le Banquet de Platon:

1)   D’une part, il y a ce que Kundera nomme les coureurs lyriques, comme Franz. Ceux-ci suivent la voie d’Aristophane: pour lui, Eros est le seul dieu qui puisse nous permettre de réaliser ce à quoi tend tout être humain: la réunion avec la moitié de lui-même dont il a été séparé par Zeus. En d’autres termes, il n’existerait qu’un seul amant idéal, à la recherche duquel toute une série d’autres passent la revue, qui ne satisfont jamais entièrement.

2)  De l’autre côté se trouvent les coureurs épiques, dont Tomas constitue l’incarnation par excellence: ce type d’homme suit la voie de Socrate, qui rapporte les paroles de Diotime, une étrangère de Mantinée, et qui affirme que «celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but (c’est-à-dire la révélation suprême et la contemplation) commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps […], il n’aimera qu’un seul corps et alors il enfantera de beaux discours; puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et que, si on s’en tient à la beauté qui réside dans une Forme, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose.»[90]

 

Bernard Lafargue précise lui-même la différence entre les deux points de vue et fournit ainsi une définition parallèle à la précédente:

«À condition toutefois de bien distinguer le morne goût du don Juan romantique et machiste, Tristan larvé qui bégaie compulsivement sa quête de La Femme, son paradigme de La Même dans les autres de celui du don Juan libertin, esprit-libre, misogyne amoureux, philosophe-découvreur d’énigmes qui cherche à connaître ‘ce millionième de  dissemblable qui distingue une femme d’une autre’.»[91]

Après un rêve dans lequel il avait rencontré la femme qu’il avait toujours désirée, Tomas a réfléchi sur la possibilité d’Aristophane et il l’a rejetée fermement. D’abord, personne ne trouverait l’autre moitié de soi-même. Et puis, que faut-il faire si «on lui envoie une Tereza au fil de l’eau dans une corbeille»? Il se dit à lui-même qu’il ne pourrait résister aux regards tristes de Tereza et qu’il trahirait la femme qui lui serait destinée «pour partir avec Tereza, cette femme née de six hasards grotesques».

Les coureurs épiques, comme Tomas et Rubens, «finissent immanquablement en collectionneurs de curiosités», remarque le narrateur dans L’insoutenable légèreté de l’être.[92] En guise d’exemple de cette recherche sempiternelle de Tomas, nous pouvons relater sa rencontre avec une femme dont il a fait la connaissance pendant son travail comme laveur de vitres. Il s’agit d’une femme «extraordinairement grande, au nez délicat et très long, étrange synthèse d’un gamin gracile, d’une girafe et d’une cigogne» (ILE, p.290). A la recherche de l’essence de cette femme, il la baptise ‘la femme girafe-cigogne’ et résume son millionième de dissemblable en trois points:

                        « 1. la maladresse jointe à la ferveur;

   2. le visage effrayé de quelqu’un qui perd l’équilibre et qui tombe;

   3. les jambes levées comme les bras d’un soldat qui se rend devant une arme brandie.» (ILE, pp. 296-297)

C’est donc grâce à ses goûts multiples que le libertin s’écarte du romantique, ce dernier cherchant infantilement l’accord catégorique avec l’être dans le même type de femme, à tel point que ses amis ne remarquent même pas qu’il a changé de maîtresse. À propos du don Juan, Lafargue remarque:

«Comble du kitsch, don Juan ne le serait donc que pour une classe sociale qui ‘adhère absolument à l’être’, ce qui est, on le sait, la définition kundérienne du kitsch. Dans une autre perspective, plus proche sans doute de la pensée de Kundera, ce sont les mille goûts de don Juan qui le sauvent de toute adhésion prolongée, de tout accord catégorique avec l’être, de toute forme de kitsch.»[93]

Par cette remarque, Lafargue affirme en même temps que Tereza – qui ne désire que la répétition éternelle et sans variations de ses jours à côté de Tomas – se trouve empêtrée dans le kitsch, vu son accord catégorique avec l’être. De l’autre côté, il parle même de Sabina comme une don Juane, en tant que maîtresse de Tomas, qu’elle désigne comme le contraire même du kitsch.

Il est possible d’établir un lien entre le deuxième type, les coureurs épiques, et ce que Kundera définit comme un misogyne. Partons d’une citation tirée du Livre du rire et de l’oubli. Dans la cinquième partie du roman, intitulée Litost, un groupe d’auteurs plus ou moins célèbres dans leur pays est rassemblé. Kundera a pourvu les auteurs de surnoms tirés de l’histoire littéraire et l’un d’eux, Boccace, nourrit des idées ‘misogynes’, qu’il défend hardiment. Il prétend que les hommes comme lui font les meilleurs amants parce qu’ils traitent chaque femme comme un être unique et non comme la représentante d’un paradigme établi. Ce paradigme établi, c’est précisément ce que créent les ‘coureurs lyriques’ en chassant leur femme idéale. De là qu’ils sont toujours déçus en découvrant que leur amante ne correspond pas tout à fait à leur image. Le coureur épique, comme le misogyne, n’entretient pas des idéaux inébranlables, mais tente plutôt de découvrir en chaque maîtresse l’essence de ce qui définit son identité. C’est pourquoi, plaide Boccace, une femme ne peut être heureuse qu’avec un misogyne. Remarquons que les idées de Boccace correspondent à cent pour cent à celles de Jakub, le célibataire de La valse aux adieux. D’un autre point de vue, il se pourrait très bien que Boccace se trompe et qu’une femme pardonne plus facilement la polygamie d’un coureur lyrique, pris en considération son idéal romantique. Dans un tel raisonnement, les opinions d’un coureur épique seraient plus difficiles à digérer, vu leur absence de romantisme.

Tomas incarne pleinement le deuxième type, en témoignant sa préférence pour les ‘amitiés érotiques’. De cette façon, il se garde aussi  loin que possible de tout amour:

«Pour avoir la certitude que l’amitié érotique ne cède jamais à l’agressivité de l’amour, il ne voyait chacune de ses maîtresses permanentes qu’à de très longs intervalles. Il tenait cette méthode pour parfait et en faisait l’éloge à ses amis: «Il faut observer la règle de trois. On peut voir la même femme à des intervalles très rapprochés, mais alors jamais plus de trois fois. Ou bien on peut la fréquenter pendant de longues années, mais à condition seulement de laisser passer au moins trois semaines entre chaque rendez-vous.»» (ILE, p. 25)

Nous avons rencontré deux raisonnements analogues dans Le livre du rire et de l’oubli, où Tamina, lors de sa séquestration sur l’île des enfants, reflète sur son passé, sur son mari décédé, et sur sa vie conjugale, qu’elle avait presque oublié. Le narrateur donne le commentaire suivant:

«Jusqu’ici, sa sexualité avait été occupée par l’amour (je dis occupée parce que le sexe n’est pas l’amour, ce n’est qu’un territoire que l’amour s’approprie), elle participait donc à quelque chose de dramatique, de responsable, de grave. Ici, parmi les enfants, au royaume de l’insignifiance, l’activité sexuelle est enfin redevenue ce qu’elle était à l’origine: un petit joujou à produire une jouissance physique. Ou bien, pour m’exprimer autrement: la sexualité libérée du lien diabolique avec l’amour est devenue une joie d’une angélique simplicité.» (LRO, p. 293-294)

L’autre ressemblance est fournie par Eva, la femme de Karel dans la deuxième partie du Livre du rire et de l’oubli. Elle possède des opinions encore plus proches de celles de Tomas:

«Eva est un joyeux chasseur d’hommes. Mais elle ne les chasse pas pour le mariage. Elle les chasse comme les hommes chassent les femmes. L’amour n’existe pas pour elle, seulement l’amitié et la sensualité.» (LRO, pp. 57-58)

Par ces idées-ci, Tomas incarne le parfait opposé de Franz, qui est incliné vers l’amour («Il se trouvait indigne d’un aussi grand amour et croyait devoir s’incliner très bas devant lui.» ILE p. 134). Il est quasi intimidé par l’amour de sa femme pour lui, alors qu’elle ne lui plaît pas tellement. Les points de vue de Franz en ce qui concernent la fidélité et l’amour lui ont  toutefois été inspirés par sa peur de blesser sa femme, en qui il voit un être faible, comme l’avait été sa mère. A sa rentrée de chez Sabina, la femme de Franz – Marie-Claude – se révèle une femme bien plus forte que Franz ne l’avait conçu. C’est le déclic pour Franz:

«Toute sa vie, il avait eu peur de la blesser et c’était uniquement pour cela qu’il s’était imposé la discipline volontaire d’une abêtissante monogamie.Voilà qu’il constatait au bout de vingt ans que ses égards avaient été tout à fait inutiles et qu’il s’était privé de femmes à cause d’un malentendu! » (ILE, pp. 172-173) 

Sans plus hésiter, il décide de quitter son épouse et d’aller vivre chez Sabina. Elle, toutefois, venait de prendre la décision qu’elle ne voulait plus voir Franz: elle refuse de se lier. Pour elle, l’attraction de la trahison est irrésistible[94]. Aussi quitte-t-elle la Suisse en quête de nouvelles amitiés érotiques. Ainsi, et à l’instant même de sa libération de sous le joug de l’amour monogame, Franz est déçu. Il en résultera un nouvel amour quasi conjugal à côté d’une de ses étudiantes: une fois de plus, Franz s’est laissé piéger par l’amour d’une femme pour lui, alors que de sa part il se sent plutôt père qu’amant. La quête de Franz continue: sans répit, il va à la recherche d’une femme qui ressemble à sa mère, un être qu’il croit faible, et à laquelle il veut offrir sa protection. Il ne se libérera jamais de ce cercle vicieux. L’unique changement dans l’univers intime de Franz, c’est qu’après son divorce il commence à cultiver son amour pour son ancienne maîtresse Sabina, qu’il vénère comme une déesse:

«Il était plus heureux avec Sabina métamorphosée en déesse invisible qu’il ne l’était avec Sabina quand il parcourait le monde avec elle et qu’il tremblait à chaque pas pour son amour.» (ILE, p. 176)

Dans sa tête, Franz lui restera fidèle et la consultera à chaque fois afin d’obtenir son approbation virtuelle:

«Quand il publie une étude dans une revue scientifique, son étudiante est sa première lectrice et veut en discuter avec lui. Mais lui, il pense à ce que dirait Sabina de ce texte. Tout ce qu’il fait, il le fait pour Sabina et d’une façon qui plairait à Sabina.» (ILE, p. 183)

Tomas de sa part, vit au début selon sa nature, avec une multitude de maîtresses, comme un homme tout à fait libre et autonome. «Il n’est pas obsédé par les femmes, il est obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres.» (ILE, p. 287) Contre sa nature, il finira par accepter l’amour inconditionnel de Tereza, qui sèmera dans son esprit l’idylle et le kitsch. Lui aussi sera donc piégé par l’amour:

«Tereza était heureuse d’avoir quitté la ville et d’être loin du bar aux clients soûls, loin des femmes inconnues qui laissaient l’odeur de leur sexe dans les cheveux de Tomas.» (ILE, p. 409)

Les côtés moins agréables d’un tel amour conjugal sont décrits magistralement dans une scène où Agnès et Paul, de L’immortalité, se couchent:

«Il est une heure du matin, Agnès et Paul se déshabillent. S’il leur fallait décrire le déshabillage de l’autre et les gestes qu’il adopte, ils seraient bien embarrassés. Voilà longtemps déjà qu’ils ne se regardent plus. L’appareil de la mémoire est débranché, il n’enregistre plus rien de ce qui précède leur coucher dans le lit commun.

Le lit commun: l’autel du mariage; et qui dit autel dit aussi sacrifice. C’est là qu’ils se sacrifient mutuellement: tous deux ont du mal à s’endormir et le souffle de l’un réveille l’autre; chacun se pousse vers le bord du lit, laissant au milieu un large vide; l’un simule le sommeil, dans l’espoir de permettre à l’autre de s’endormir en se tournant et se retournant sans crainte de le déranger. Hélas, l’autre n’en profitera guère, étant occupé lui aussi (pour des raisons identiques) à simuler le sommeil en évitant de bouger.

Ne pouvoir s’endormir et s’interdire de bouger: le lit matrimonial.» (IMM, p. 69)

Cette indifférence mutuelle, la flamme morte, reçoit sa confirmation ultime à la fin de la première partie du roman: un visiteur mystérieux et extraterrestre, qui sait tout d’Agnès et son mari, la visite dans un des ses rêves et leur y pose la question s’ils veulent rester ensemble dans une prochaine vie. Devant son mari, Agnès se sait incapable de dire la vérité. Lorsqu’elle entend à côté d’elle la profonde respiration de son époux, elle ose avouer qu’elle ne veut plus le rencontrer dans une autre vie. Le narrateur ajoute: «Et c’est comme si elle claquait la porte devant l’illusion de l’amour.» (IMM, p. 72).

La fidélité est un mot qui porte un sens assez flou dans l’univers kundérien. Il est souvent d’un mari qui trompe sa femme ‘parce qu’il l’aime tellement’ (Klima) ou d’une femme qui trompe son mari pour voir de quelle façon y réagit son corps[95] et son ‘âme’(un mot qui est ici quasi-pseudonyme avec le cerveau) (ce qui est le cas pour Tereza). Comme le dit Bernard Lafargue, les don Juans de Kundera sont en fait des maris heureux en même temps que des amants volages. De cette façon, il confirme que des libertins comme Tomas font un mouvement de va-et-vient entre don Juan et Tristan:

«Le bon amant sera donc celui qui, aimant tristanniennement sa femme et butant, philtre d’oubli oblige, sur ‘le continent noir’, cherchera à connaître ce que veut son Yseult, dans la multiplicité variée des jouissances féminines. Loin donc de la sensualité démoniaque, aveugle et pressée, bête et bestiale de Don Giovanni, le don Juan kundérien est fondamentalement philosophe.»[96]

Eva Le Grand parle même de don Juans de la connaissance pour qualifier Tomas ou Rubens. Elle aboutit toutefois à la même constatation: pour elle

«le désir, et les don Juans modernes de Kundera en témoignent, se débat dans l’espace paradoxal d’une frontière où l’amour du désir côtoie le désir de l’amour, où le désir de l’illusion laisse entrevoir, comme dans une double exposition, les illusions de la permanence du désir: au-delà de don Juan apparaît ainsi toujours la figure de Tristan dont la nostalgie atteint le don Juan.».[97]

Ce qui intéresse Kundera, c’est en effet la zone frontalière, l’interchangeabilité de ces deux incarnations type de l’homme. La ‘frontière’ est d’ailleurs un concept qui semble l’avoir occupé depuis plusieurs romans, pris en considération la dernière partie du Livre du rire et de l’oubli, qui a reçu comme titre ‘La frontière’ et où Kundera utilise tout son talent pour analyser ce phénomène.

En manière d’illustration de l’ambiguïté qui existe entre don Juan et Tristan, nous pouvons mentionner Klima – le protagoniste de La valse aux adieux. Celui-ci avait rendu enceinte Ruzena, l’infirmière à la ville d’eaux alors que, quelque semaines plus tard, il confesse au vieil Américain Bertlef (le seul chrétien des don Juans kundériens) qu’il aime son épouse, Kamila, plus que n’importe quelle autre femme au monde:

«Elle s’imagine qu’un grand amour nous fait renoncer aux aventures. Mais c’est une erreur. Quelque chose me pousse à tout moment vers une autre femme, pourtant dès que je l’ai possédée j’en suis arraché par un puissant ressort qui me catapulte auprès de Kamila. J’ai quelquefois l’impression que si je recherche d’autres femmes c’est uniquement à cause de ce ressort, de cet élan et de ce vol splendide (plein de tendresse, de désir et d’humilité) qui me ramène à ma propre femme que chaque nouvelle infidélité me fait aimer encore davantage.» (VAA, p. 45)

Ce passage résume parfaitement le dilemme de chaque don Juan kundérien. Même Rubens, ce libertin de la sixième partie de L’immortalité, qui cherche à concilier l’amour et la lubricité, finit – comme le formule Guy Scarpetta dans son Age d’or du roman – «toujours par retomber dans la tendresse, la jalousie, le sentiment».[98] Il est déçu de sa vie libertine, non pas à cause de ses expériences, mais à cause du manque de souvenirs qui lui en restent. Tout ce qu’il a su conserver peut être résumé en quelques images. Aussi ressent-il une grande envie de Casanova, pas pour le nombre de ses conquêtes, mais pour sa mémoire infaillible de celles-ci. Tomas rencontre le même problème lorsqu’il constate que des deux cents femmes qu’il a eues, il se souvient à peine de quelques brèves formules langagières: sa ‘mémoire poétique’ est occupée entièrement par Tereza.[99]

 

L’idylle

 

            Un passage dans La lenteur décrit ce qu’il faut pour créer une idylle: ce sont l’intimité et l’absence d’intrus. Vincent s’est occupé à séduire Julie pendant une soirée entière, et avec succès. Tant qu’ils se trouvent dans l’intimité du couple, tout va bien. Hormis ses remarques incongrues sur le rapport entre le trou du cul et la lune, Vincent s’y prend de façon perspicace. Lorsqu’il entend s’approcher des inconnus de la piscine où ils se trouvent, il reçoit un élan de témérité qui le fait crier sans gêne: «Je vais te sodomiser!» Du coup, les rapports entre Julie et Vincent perdent tout leur sérieux. D’après le narrateur «le mot prononcé dans un petit espace clos signifie autre chose que le même mot résonnant dans un amphithéâtre. Ce n’est plus un mot dont il serait entièrement responsable et qui serait destiné exclusivement à la partenaire.» (LL, p. 140) En d’autres termes, Vincent n’aurait jamais prononcé cette phrase fatidique s’ils étaient restés seuls. C’est pourquoi une idylle ne pourra jamais inclure trois personnes: sur-le-champ, l’atmosphère se modifie, comme nous pouvons observer également dans la Genèse (qui prouve encore une fois son utilité quant à l’analyse de la prose kundérienne) et dans tous les romans de Kundera. Les paroles reçoivent une autre pesanteur. Tomas et Tereza, Agnès et son père sont autant d’exemples d’idylles qui ne tolèrent pas la présence d’un tiers. Il n’est donc pas étonnant que les propos de Vincent perdent leur pesanteur et leur sérieux lorsqu’ils sont prononcés devant un public qui surmonte l’intimité du couple. Ceci s’observe clairement dans l’interview que le narrateur prend du membre de Vincent, qui est resté «petit  comme une fraise des bois fanée, comme le dé à coudre d’une arrière-grand-mère»: il n’est plus du tout question d’intimité.

            Le personnage que nous lions immédiatement à l’idylle est Tereza. Le mot ‘répétition’ joue un rôle important dans sa vie comme il le fait dans le concept de l’idylle. Il semble que Tereza ne soit pas faite pour la vie en ville. Elle se sent clairement plus chez elle à la campagne, où Tomas est toujours chez elle, et où le rythme de la vie s’apparente plus à celui de la nature. Contrairement à Tomas, elle préfère la routine à l’inconnu. Kundera précise:

«Nous pourrions dire que l’idylle est l’image qui est restée en nous comme un souvenir du Paradis: la vie au Paradis ne ressemblait pas à la course en ligne droite qui nous mène dans l’inconnu, ce n’était pas une aventure. Elle se déplaçait en cercle entre des choses connues. Sa monotonie n’était pas ennui mais bonheur.  […]

Au Paradis l’homme n’était pas encore homme. Plus exactement: l’homme n’était pas encore lancé sur la trajectoire de l’homme. Nous autres, nous y sommes lancés depuis longtemps et nous volons dans le vide du temps qui s’accomplit en ligne droite. Mais il existe encore en nous un mince cordon qui nous rattache au lointain Paradis brumeux. […] La nostalgie du Paradis, c’est le désir de l’homme de ne pas être homme. » (ILE, p. 430-431)

Ce désir de regagner l’état de l’homme au Paradis se retrouve également à la fin du roman Le livre du rire et de l’oubli. Jan, l’homme d’Edwige, se promène avec elle à la plage, contemplant toute une foule de corps nus. Sans leurs vêtements, les corps semblent dépourvus de leur composante sexuelle et leur (à Jan et Edwige) paraissent tous ‘beaux comme la nature’. Jan est assailli par une tristesse et – dans sa tête l’histoire idyllique de Daphnis et Chloé – éprouve un désir aigu d’être comme Daphnis.

«Jan se souvint de Daphnis. Il est couché, envoûté par la nudité du corps de Chloé, il est excité mais il ne sait pas vers quoi cette excitation l’appelle, c’est une excitation sans fin ni apaisement, qui s’étend sans limites, à perte de vue. Une immense nostalgie étreignait le coeur de Jan et il avait envie de revenir en arrière. En arrière, à ce jeune garçon. En arrière, aux commencements de l’homme, à ses propres commencements, aux commencements de l’amour. Il désirait le désir. Il désirait le martèlement du coeur. Il désirait être couché près de Chloé et ne pas savoir ce qu’est l’amour charnel. Ne pas savoir ce qu’est la volupté.» (LRO, p. 364)

Comme le kitsch, ou mieux, l’accord catégorique avec l’être, l’idylle trouve donc son origine au Paradis. D’après Kundera, il est impossible qu’un être humain peut faire à un autre l’offrande de l’idylle. S’il est donc question d’un brin d’idylle dans la relation de Tomas et de Tereza, c’est Karénine qui en est responsable:

«Autour de Tereza et de Tomas, Karénine traçait le cercle de sa vie fondée sur la répétition et il attendait d’eux la même chose.»  (ILE, p. 434)

Un des constituants principaux de l’idylle est la répétition. La répétition, dit Kundera, est une condition pour le bonheur, et le bonheur est désir de répétition. Vu que la vie humaine ne tourne pas en cercle mais en ligne droite, l’homme ne peut être heureux. A ce propos, Terry Eagleton prétend:

«Happiness is the yearning for repetition, but repetition is what erodes it; the male sexual drive, rather like the authoritarian state, is crippingly divided between a romantic idealism of the particular (the wife, the permanent mistress) and a promiscuous exchangeability of bodies.»[100]

            Dans L’art du roman, Kundera établit un lien entre l’idylle et l’hédonisme:

«Le désir de concilier l’aventure érotique avec l’idylle, c’est l’essence même de l’hédonisme – et la raison pour laquelle l’idéal hédoniste est inaccessible à l’homme.»  (L’art du roman, p. 157)

L’idéal hédoniste est inaccessible à l’homme vu l’impossibilité d’une vie idyllique humaine: l’idylle est réservée aux animaux. C’est pourquoi aucun couple d’amants dans la prose kundérienne ne s’entend parfaitement: il subsiste toujours des malentendus, des décalages de sens entre les discours. C’est le cas pour Jan et Edwige, à la fin du Livre du rire et de l’oubli, c’est le cas pour Franz et Sabina (voyez la troisième partie de L’insoutenable légèreté de l’être, intitulée Les mots incompris) et il y a tant d’autres exemples. En guise d’illustration de l’abîme qui sépare Franz et Sabina, Kundera a inséré dans cette troisième partie plusieurs sections d’un ‘petit lexique de mots incompris’. Cet abîme qui caractérise presque tous les couples trouve son origine dans la longue période qu’ils ont passée séparément. Plus vieux les amants à l’instant de leur rencontre, plus grand le fossé qui évitera leur unification: le fardeau de toutes les expériences vécues pèsera trop lourd. Pour Kvetoslav Chvatik, cette fausse communication se trouve même à la base des romans de Kundera:

«Le point de départ des romans de Kundera n’est pas fourni par les traditionnels conflits psychologiques déterminants, mais par des conflits résultant de codes et de discours symboliques différents, de systèmes signifiants différents.»[101]

 

L’homo sentimentalis

 

Dans L’immortalité, Kundera semble avoir voulu faire la synthèse de ce qu’il avait écrit jusqu’alors: là où dans L’insoutenable légèreté de l’être Tomas oscille comme un pendule de Don Juan à Tristan et vice versa, et où Tereza et Sabina occupent des points de vue parfaitement inconciliables, les personnages kundériens aboutissent dans L’immortalité à ce que l’auteur baptise l’homo sentimentalis. Kundera affirme lui-même – dans sa définition de l’homo sentimentalis – que «le 20e siècle, qui se vante d’avoir libéré la sexualité et qui aime se moquer des sentiments romantiques, n’a su donner à la notion d’amour aucun sens nouveau (c’est un des naufrages de ce siècle)».(IMM. p. 294-295). Le seul résultat de cette scission entre l’amour et l’érotisme, c’est que l’amour romantique ne sort plus de la tête de l’amoureux, qu’il préfère nourrir intérieurement le culte de sa bien-aimée plutôt que de le transmettre en actes hardis. L’homo sentimentalis a «érigé ses sentiments en valeurs» dans l’intention de leur fournir une échappatoire. Pour Eva Le Grand, c’est Tristan le prototype de l’homo sentimentalis. Ce ‘nouveau’ type d’homme n’est donc pas du tout une invention récente: Kundera attribue à Cervantès l’honneur d’avoir pénétré de la façon la plus perspicace l’homme sentimental:

«Don Quichotte décide d’aimer une certaine dame, Dulcinée, bien qu’il la connaisse à peine (il n’y a rien là qui doive nous surprendre: quand il s’agit de la ‘wahre Liebe’, de l’amour véritable, nous savons déjà que l’aimé n’importe guère). Au chapitre vingt-cinq de la première partie, il se retire en compagnie de Sancho dans les montagnes désertes, là où il veut lui montrer la grandeur de sa passion. Mais comment prouver qu’une flamme brûle dans mon âme? Et comment le prouver, de surcroît, à un être aussi naïf et fruste que Sancho? Alors, sur  le sentier escarpé, Don Quichotte se déshabille, ne garde que sa chemise et, pour exhiber à son valet l’immensité de son sentiment, il se met à faire devant lui des sauts en l’air avec culbutes. […]

Le sentiment, par définition, surgit en nous à notre insu et souvent à notre corps défendant. Dès que nous voulons l’éprouver (dès que nous décidons de l’éprouver, comme Don Quichotte a décidé d’aimer Dulcinée), le sentiment n’est plus sentiment mais imitation de sentiment, son exhibition. Ce qu’on appelle couramment hystérie. C’est pourquoi l’homo sentimentalis (autrement dit, celui qui a érigé le sentiment en valeur) est en réalité identique à l’homo hystericus.» (IMM, p. 289-291)

Le mot apte à qualifier le comportement de don Quichote, c’est l’extase: il est tellement aveuglé par son amour pour Dulcinée, qu’il éprouve cet «ersatz de l’éternité», cet accord catégorique avec le temps dont les don Juans kundériens ont tellement horreur.

Il est clair désormais que dans L’immortalité, ce sont surtout Laura et Bettina qui érigent leurs sentiments en valeurs et qui incarnent pleinement le concept de l’homo sentimentalis. Eva Le Grand rapproche le sentiment contrefait du kitsch:

«La connaissance même du monde devient contaminée et cela d’autant plus qu’elle ne repose pas sur un sentiment vécu, mais sur une imitation du sentiment. Le texte de L’immortalité abonde en exemples de telles imitations ou attitudes sentimentalistes; Laura et Bettina en sont sans aucun doute des représentantes les plus achevées. Vivant les sentiments ‘par procuration’, si j’ose dire, leur émotion repose sur une représentation à l’énième puissance, sur une émotion de l’émotion ou encore sur l’émotion devant l’image de l’émotion. Or, c’est précisément ce que Kundera exprime par sa métaphore de la seconde larme dans L’insoutenable légèreté de l’être: «Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit: Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse! La deuxième larme dit: Comme c’est beau, d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch.»»[102]

Ainsi Laura – la soeur d’Agnès – a pris l’habitude de mettre des lunettes noires après sa fausse couche, pour montrer qu’elle était en deuil. De cette façon, elle veut «faire savoir qu’elle pleure», même si elle ne pleure pas en réalité.

«Les lunettes devinrent un succédané des larmes, en offrant sur les larmes réelles l’avantage de ne pas abîmer les paupières, de ne pas les faire rougir ni gonfler, et d’être beaucoup plus seyantes.» (IMM, p. 142)

Bettina, de son côté, se distingue comme homo sentimentalis par le fait qu’elle nourrit pour Goethe ce qu’elle appelle un ‘amour-sentiment’, pour elle l’amour véritable, qu’elle oppose à l’amour-relation (qui est un amour inimitable, non interchangeable). L’amour-sentiment est une sorte d’amour chaste, où l’infidélité est impossible, étant donné que même si l’objet de l’amour change, la flamme reste intacte. Bettina écrit des lettres à Goethe où elle écrit:  «J’ai la ferme et solide volonté de t’aimer éternellement.» (IMM, p. 98). Ce qui compte pour elle, ce n’est pas l’amour mais l’immortalité. Elle aime Goethe de la même flamme qui brûle à l’intérieur de don Quichote.

 

Kundera le classificateur

 

            Nous savons déjà que le style kundérien est facile à reconnaître: un récit souvent interrompu par des digressions, une structure polyphonique etc. Une caractéristique qui est moins souvent mentionnée, c’est la tendance de l’auteur à classifier. Pourtant, les exemples se rencontrent en abondance. Martin Rizek, dans sa vaste étude sur Kundera, propose un exemple issu de L’immortalité, où l’auteur distingue cinq périodes de la vie sexuelle: période du mutisme athlétique, période des métaphores, période de la vérité obscène, période du téléphone arabe, période mystique». 

Dans L’insoutenable légèreté de l’être, il divise les hommes en deux groupes, analogues aux deux points de vue défendus par Socrate/Diotime et par Aristophane dans Le Banquet de Platon (voir ci-dessus). Dans le même roman, notre auteur distingue quatre catégories d’hommes, «selon le type de regard sous lequel nous voulons vivre». Dans Le livre du rire et de l’oubli, Kundera déploie sa théorie sur les trois biographies érotiques de l’homme et il reste des dizaines d’autres exemples.

 

 

2.4 Le corps humain

 

            Comme l’amour, le corps humain est souvent sujet à des éloges romantiques qui ne craignent parfois pas l’emploi de mots comme ‘divin’, ‘pur’. Nous avons déjà démontré le côté fâcheux d’un tel point de vue pour ce qui est de l’amour. Dans ce chapitre-ci, nous tenterons d’en faire autant du corps. A nouveau, Kundera nous aide à lier la problématique au kitsch, et Eva Le Grand le confirme:

«En joyeux mystificateur et en bon avocat du diable, il interroge la devise-cliché selon laquelle Dieu créa l’homme à son image, de sorte que l’homme devrait se reconnaître dans l’image de la création divine avec une satisfaction infaillible. Or, il y a, comme qui dirait, un petit problème: ou bien l’homme fut crée à l’image de Dieu qui possède donc également des intestins, ou bien Dieu n’en a pas et, dans ce cas, il devient responsable de l’ignominie défécatoire de l’homme. Aussi, la métaphore par excellence du kitsch devient la ‘négation absolue de la merde’ puisque le kitsch évacue tout ce qui fait l’homme dissemblable de l’image d’un Dieu auréolé de pureté. Loin d’être un enjolivement provocateur ou une simple complaisance du romancier, l’élément scatologique devient chez Kundera l’un des principaux facteurs d’ironie et de rire et, par là même, un contrepoint structurellement nécessaire à la représentation idyllique de tous les accords (idéologiques comme imagologiques) avec l’être.»[103]

Dans l’oeuvre romanesque de Kundera, le point de vue qu’adoptent les personnages vis-à-vis de leur corps constitue un thème quintessentiel. Il y a une distinction assez claire entre les personnages qui acceptent entièrement la nature du corps humain et entre ceux qui ont plus de difficultés à assumer leur être. Il deviendra clair dans le cours de ce chapitre que les derniers sont également les adeptes du kitsch, en ce qu’ils affirment leur accord catégorique avec l’être.

Eva Le Grand va jusqu’à suggérer que «la part de kitsch dans tel ou tel personnage de Kundera se mesure en fonction de son acceptation ou de son refus de la merde et de l’excitation. Ainsi, comme le suggère Scarpetta à propos  de L’insoutenable légèreté de l’être, il y a ceux qui refusent la merde en s’empêtrant dans leurs propres illusions lyriques (tel est le cas pour Tereza), ceux qui l’acceptent en niant toute idée du péché (la mère de Tereza) et, finalement, ceux dont l’attitude intermédiaire et libertine accepte tout à la fois la merde, le péché et l’excitation, dont l’érotisme entre Sabina et Tomas devient l’exemple explicite»[104].

 

Les borborygmes de Tereza

 

            Un des personnages les plus intéressants et révélateurs quant à son corps est sans aucun doute Tereza. A l’origine serveuse, comme Tamina du Livre du rire et de l’oubli, elle tombe amoureuse d’un client, Tomas, et quitte sa place derrière le comptoir.

            Tereza méprise son corps, mépris causé essentiellement par l’impudeur de sa mère, l’incarnation d’une beauté fanée que la pudeur a déjà longtemps abandonnée. Son propre corps la rappelle celui de sa mère, alors que son âme est liée inextricablement à son amour pour Tomas.[105] De là son embarras causé par les borborygmes quand elle embrasse Tomas pour la première fois: son âme aspire à s’envoler avec son amour, le corps la retient cruellement, comme c’est également le cas avec Agnès, le personnage de L’immortalité. La honte et le mépris de son propre corps est selon Kundera un réflexe typique de l’homme. Pour lui, la honte fait partie de la condition humaine:

«Quand l’homme découvre pour la première fois son moi physique, ce n’est ni l’indifférence ni la colère qu’il ressent d’abord et surtout, mais la honte: une honte fondamentale qui avec des hauts et des bas, même émoussée par le temps, l’accompagnera toute sa vie.» (IMM., p. 365)

Cette honte serait causée par la compréhension que nul n’est responsable pour sa propre apparence physique, qui est plutôt le résultat du hasard:

«Imaginons qu’on ait mis dans l’ordinateur les dimensions minimale et maximale de toutes les parties du corps: entre trois et sept centimètres pour la longueur du nez, entre trois et huit pour la hauteur du front, et ainsi de suite. Est laid l’homme dont le front mesure six centimètres et le nez trois seulement. Laideur: poésie capricieuse du hasard. Chez un bel homme, le jeu des hasards a choisi une moyenne de toutes les mesures. Beauté: prosaïsme du juste milieu. Dans la beauté, plus encore que dans la laideur, se manifeste le caractère non individuel, non personnel du visage. Sur son visage, le bel homme voit le projet technique originel, tel sue l’a dessiné l’auteur du prototype, et il a peine à croire que ce qu’il voit soit un moi inimitable. De sorte qu’il a honte, tout comme le bonhomme au long nez vert.» (IMM, p. 366)

Il y a encore une autre ressemblance entre Tereza et Agnès: nous connaissons de tous les deux la situation qui se trouve à la base de leur existence. Pour Agnès, c’est le geste d’adieu, pour Tereza, ce sont les borborygmes. Le corps qui lui fait obstacle constitue en d’autres termes l’essence même de Tereza. Kundera se sert de l’occasion pour s’arrêter sur l’ancien préjugé de la dualité entre corps et âme. Il n’accepte pas entièrement les affirmations de la science, qui a ridiculisé l’ancienne dualité: pour Kundera, «il suffit d’aimer à la folie et d’entendre gargouiller ses intestins pour que l’unité de l’âme et du corps, illusion lyrique de l’ère scientifique, se dissipe aussitôt». (ILE, p. 65)

            Tereza tombe malade le lendemain de son premier contact sexuel avec Tomas. Mais cette fois-ci, l’inconvénient corporel signifie son salut: Tomas se voit obligé de la tolérer dans son lit pendant toute une semaine, ce qui ne correspond pas du tout à ses points de vue. Pour lui, le sommeil partagé est une preuve d’amour et c’est ce qu’il voulait éviter à tout prix jusqu’alors. La faiblesse du corps de Tereza se trouve donc à la base de leur relation amoureuse.

            Plus tard, elle fera tout à fait le contraire: elle ira jusqu’à exclure son corps de son amour pour Tomas, le punissant ainsi parce qu’il «n’a pas eu la force de devenir pour Tomas le corps unique de sa vie». (Comme nous savons déjà, la relation avec Tereza n’avait pas empêché Tomas de poursuivre sa vie comme coureur de jupons.) Ainsi, son âme finit donc par s’envoler avec son amour, loin du corps «pour qu’il se comporte comme les autres corps féminins se comportent avec les corps mâles!». Elle exécutera cette dernière idée en cédant aux avances d’un client (entre-temps elle avait repris son travail comme serveuse) et trahit Tomas par pur amour. Dans cette aventure sexuelle avec le client, son corps trahira une seconde fois l’âme de Tereza, en ressentant la jouissance la submerger involontairement. 

 

            Comme il était possible d’opposer les points de vue de Tomas à ceux de Franz, il est possible de contraster les visions de Tereza et de Sabina vis-à-vis de leur corps: Tereza le hait mortellement, alors que Sabina exploite son corps et n’en ressent à peine le poids. Pensons à  une scène dans laquelle elle reçoit Tomas chez elle, se déshabille et met ensuite un vieux chapeau, tout en se regardant dans le miroir. C’est ce que Abraham Moles nommerait ‘le mode surréaliste’, c’est-à-dire une combinaison d’éléments qui, normalement, ne se voient jamais ensemble. Le facteur d’étrangeté joue un rôle important ici.

Les points de vue opposés de ces deux femmes peuvent être extrapolés à leur vision du monde: Tereza tient dans sa tête une vision idyllique de l’amour, un monde qui tourne et ne cesse de se répéter. Sabina, de son côté, a pris une position violemment anti-kitsch: elle ne s’est jamais sentie chez elle dans quelconque grande idéologie: ni le communisme, ni le capitalisme, ni la démocratie peuvent la passionner. Elle est immune aux sensations de fraternité entre les hommes, préfère créer sa propre idéologie.

«L’ennemi de Sabina, ce n’est ni le capitalisme, ni le communisme, mais le kitsch.» (ILE, p. 369) Elle est la maîtresse de plusieurs hommes à la fois, et elle se sent bien dans cette situation. En cela, elle constitue l’opposée de Laura de  L’immortalité, qui, elle aussi, a eu beaucoup d’hommes. La différence, c’est que Laura le déclare d’un ton grave et mélancolique, comme pour se plaindre du destin. (Après l’avoir confessé, elle chausse ses lunettes noires.) Le personnage de Sabina ne peut être compris sans la notion de trahison, un mot-clé de sa personnalité.

Parmi les personnages féminins opposés au kitsch, nous pouvons compter également Edwige, la femme de Jan dans Le livre du rire et de l’oubli. Le narrateur remarque à propos d’elle:

«Edwige n’acceptait pas les traditions qui pèsent sur l’homme comme un fardeau. Elle refusait d’admettre qu’un visage nu est chaste, mais qu’un derrière nu est impudique. Elle ne savait pas pourquoi le liquide salé qui nous goutte des yeux devrait être d’une sublime poésie tandis que le liquide que nous émettons par le ventre devrait susciter le dégoût. Tout cela lui paraissait stupide, artificiel, déraisonnable, et elle traitait ces conventions comme une gamine révoltée traite le règlement intérieur d’un pensionnat catholique.» (LRO, pp. 361-362)

Le remarque d’Eva Le Grand que le degré de kitsch dans un personnage se mesure par son acceptation de la merde, rend superflu toute autre explication.

Il en est de même pour Eva, la femme de Karel dans la deuxième partie du Livre du rire et de l’oubli. Comme Sabina elle peut être classifiée parmi les ‘don Juanes’: elle chasse les hommes comme normalement ceux-ci le font avec les femmes. En outre, elle partage avec Tomas son goût pour les amitiés érotiques:

«Eva est un joyeux chasseur d’hommes. Mais elle ne les chasse pas pour le mariage. Elle les chasse comme les hommes chassent les femmes. L’amour n’existe pas pour elle, seulement l’amitié et la sensualité. Aussi a-t-elle beaucoup d’amis: les hommes ne craignent pas qu’elle veuille les épouser et les femmes n’ont pas peur qu’elle cherche à les priver d’un mari. D’ailleurs, si jamais elle se mariait, son mari serait un ami auquel elle permettrait tout et dont elle n’exigerait rien.» (LRO, pp. 57-58)

Il est frappant que Le livre du rire et de l’oubli abonde de personnages féminins avec un caractère fort: Eva, Tamina, Edwige, elles ont toutes des opinions qui vont à l’encontre du kitsch et des lieux communs concernant l’amour. Notamment Eva et Tamina ont des points communs avec Tomas et Sabina, la dernière pouvant être considérée comme le résumé de ces trois femmes.

 

Le problème de l’identité

 

            Une problématique qui n’a rien en commun avec celle de l’accord catégorique avec l’être, mais qui est également omniprésente dans l’oeuvre kundérienne, c’est la dissociation entre le moi et l’image du moi. Plusieurs personnages n’arrivent pas à se définir eux-mêmes en tant que personnalité cohérente, à coïncider avec leur propre image. En se regardant dans le miroir, Tereza pousse un soupir et constate: «Notre corps détermine notre identité.». Kundera effleure le sujet dans L’art du roman

«Dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, Tereza se regarde dans le miroir. Elle se demande ce qui arriverait si son nez s'allongeait d’un millimètre par jour. Au bout de combien de temps son visage serait-il méconnaissable. Et si son visage ne ressemblait plus à Tereza, est-ce que Tereza serait encore Tereza? Où commence et où finit le moi?» (L’art du roman, p. 41)

            Agnès, l’héroïne de L’immortalité, se plaint également du fait que le visage est devenu le standard le plus important de reconnaissance: elle reproche à son mari qu’il ne la connaît que par son visage et qu’il ne l’a jamais connue autrement. Pour Agnès, le visage ne définit pas son moi. Celui-là doit être cherché dans ses souvenirs, et dans ce qu’elle dit, dans ses opinions. Le narrateur de son côté affirme plus loin dans le roman:

«Tout au fond de chacun de nous est inscrit un Grund qui est la cause permanente de nos actes, qui est le sol sur lequel croît notre destin. J’essaye de saisir chez chacun de mes personnages son Grund et je suis de plus en plus convaincu qu’il a le caractère d’une métaphore.» (IMM, p. 351)

Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera parle à propos du visage comme «le tableau de bord des mécanismes corporels». Tereza croit y voir son âme qui se révèle à elle sous les traits de son visage. Pour elle, son moi commence là où finit celui de sa mère. Vu la ressemblance physique frappante avec sa mère, elle ne considère pas son corps en tant que partie de son moi unique, de sa propre identité. Au contraire, elle a horreur de son corps, comme elle avait horreur de sa mère quand celle-ci se promenait toute nue à travers la maison. Sa mère en faisait une remarque à l’occasion de la visite de quelques-unes de ses amies:

«Tereza ne veut pas admettre qu’un corps humain ça pisse et ça pète. […] Qu’y a-t-il de mal à ça?» (ILE, p. 72)

Souvenons-nous de l’affirmation d’Eva Le Grand, et il devient clair que dès son enfance, Tereza portait un degré de kitsch en elle. Elle refuse d’accepter les défauts qui caractérisent le corps d’un être humain.

Le narrateur explique les regards de Tereza dans le miroir comme un combat avec sa mère: «C’était le désir de ne pas être un corps comme les autres corps, mais de voir sur la surface de son visage l’équipage de l’âme surgir du ventre du navire.» (ILE, p. 74)

            Comme Tereza, il y a assez d’autres personnages féminins qui se posent des questions à propos de leur identité: parmi eux peuvent être mentionnées Olga (la fille protégée par Jakub dans La valse aux adieux), et Laura et Agnès de L’immortalité. Olga ressemble à Tereza en ce qu’elle ne peut s’identifier à son corps: elle est une petite et maigrelette alors qu’elle voudrait être une femme provocatrice et séductrice. Elle voudrait oublier son apparence et séduire Jakub, son protecteur. Olga ressent le même décalage entre son corps et son âme, qui ne sont en aucune façon complémentaires.

Le narrateur décrit la construction des identités des deux soeurs, Agnès et Laura, qu’il oppose diamétralementl’une à l’autre: il affirme que les deux femmes se créent une identité par moyen de soustraction (ce qui vaut pour Agnès) et d’addition (pour ce qui est de Laura):

«Il y a deux méthodes pour cultiver l’unicité du moi: la méthode additive et la méthode soustractive. Agnès soustrait de son moi tout ce qui est extérieur et emprunté, pour se rapprocher ainsi de sa pure essence (en courant le risque d’aboutir à zéro, par ces soustractions successives). La méthode de Laura est exactement inverse: pour rendre son moi plus visible, plus facile à saisir, pour lui donner plus d’épaisseur, elle lui ajoute sans cesse de nouveaux attributs, auxquels elle tâche de s’identifier (en courant le risque de perdre l’essence du moi, sous ces attributs additionnés).» (IMM, p. 151)

Cette recherche parfois désespérée d’une identité et, par extrapolation, l’écart entre le corps et l’âme, a été ridiculisée par le docteur Skreta dans La valse aux adieux. Ce personnage, déjà connu pour ses raisonnements singuliers (souvenons-nous de sa thèse que les femmes seraient les plus grands misogynes) se moque de ce décalage entre corps et âme en prononçant une théorie sur l’influence qu’aurait la couleur des cheveux sur le caractère. Pour lui

«Les cheveux blonds et les cheveux noirs, ce sont les deux pôles de la nature humaine. Les cheveux noirs signifient la virilité, le courage, la franchise, l’action tandis que les cheveux blonds symbolisent la féminité, la tendresse, la faiblesse et la passivité. Donc une blonde est en réalité doublement femme. Une princesse ne peut être que blonde. C’est aussi pour cette raison que les femmes, pour être aussi féminines que possible, se teignent en jaune et jamais en noir.» (VAA, p. 58)

Skreta ne prétend pas que la couleur impose à un être humain une personnalité déterminée, mais qu’une femme s’adapte inconsciemment à ses cheveux:

«Elle veut être fidèle à sa couleur et se comporte comme un être fragile, une poupée frivole, elle exige de la tendresse et des services, de la galanterie et une pension alimentaire, elle est incapable de rien faire par elle-même, toute délicatesse au-dehors et au-dedans toute grossièreté. Si les cheveux noirs devenaient une mode universelle, on vivrait nettement mieux en ce monde. Ce serait la réforme sociale la plus utile que l’on ait jamais accomplie.» (VAA, p. 58)

            S’il y a un personnage kundérien qui devrait être spécialisé dans la problématique de l’identité, c’est bien Tomas, comme nous apprenons:

«Tomas, qui pendant les dix dernières années de son activité médicale s’était occupé exclusivement du cerveau humain, savait qu’il n’est rien de plus difficile à saisir que le ‘moi’. Entre Hitler et Einstein, entre Brejnev et Soljenitsyne, il y a beaucoup plus de ressemblances que de différences. Si on pouvait l’exprimer arithmétiquement, il y a entre eux un millionième de dissemblable et neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millionièmes de semblable.» (ILE, p. 286)

Tomas a bien des difficultés à séparer sa vie professionnelle de sa vie privée, compte tenu du fait que même dans ses maîtresses, il va à la recherche de ce qui les distingue l’une de l’autre. Même auprès des femmes, il ne lâche jamais son scalpel imaginaire.

 

Kundera le phénoménologue

 

            Comme Rizek l’affirme à plusieurs reprises, les phénoménologues ont eu clairement de l’influence sur l’oeuvre kundérienne. Non seulement Kundera a-t-il témoigné de son intérêt pour les idées de Husserl (le maître principal de Husserl s’appelait d’ailleurs Franz Brentano, et appartenait donc à la même famille que Bettina Brentano, qui occupe un rôle assez important dans L’immortalité, en tant que maîtresse de Goethe), il effectue également des analyses qui s’approchent de celles des phénoménologues. Martin Rizek parle de la «phénoménologie kundérienne du quotidien», et mentionne entre autres les analyses portant sur le rire et la litost (LRO), l’imagologie, l’homo sentimentalis et l’hypertrophie de l’âme (IMM), l’Actualité Historique Planétaire Sublime et le danseur (LL) et bien sûr la réflexion portant sur le kitsch dans ILE. En effet, Kundera fait de son mieux pour fournir une explication à tous ces phénomènes, à leur sens, et à leur origine. Ces analyses prennent la forme de l’essai romanesque et sont des fois de caractère parabolique ou anecdotique, bien que Kundera utilise le plus souvent un de ses personnages pour illustrer sa théorie[106].

            Ainsi, dans Le livre du rire et de l’oubli, Kundera s’arrête sur le phénomène du rire. Il y parle de deux jeunes filles qui «firent entendre des sons aigus, brefs, saccadés, qu’il est très difficile de décrire avec des mots» (LRO, p. 99). Dans un petit ‘essai romanesque’, il relate l’origine du rire qui tiendrait du diable. D’après lui, le pouvoir des anges réside en ce qu’ils donnent du sens rationnel au monde; le diable serait alors celui qui refuse au monde divin un sens rationnel. «Les choses soudain privées de leur sens supposé, de la place qui leur est assignée dans l’ordre prétendu des choses, provoquent chez nous le rire.A l’origine, le rire est donc du domaine du diable. » (LRO, pp. 107-108).  Pour lui toutefois, il existe deux types de rires, et chacun d’eux incarne une attitude différente. Le rire originel, celui du diable, nous laisse vivre plus librement en faisant les choses plus légères: «Elles cessent de nous oppresser sous leur austère sérieux.» De l’autre côté, il y a le rire omniprésent dans les messages publicitaires à la télévisionet – comme le prétend Kundera – dans les mauvais films:

«un garçon et une fille se tiennent par la main et courent dans un beau paysage printanier (ou estival). Ils courent, ils courent, ils courent et ils rient. Le rire des deux coureurs doit proclamer au monde entier et aux spectateurs de tous les cinémas: nous sommes heureux, nous sommes contents d’être au monde, nous sommes d’accord avec l’être! C’est une scène stupide, un cliché, mais elle exprime une attitude humaine fondamentale: le rire sérieux, le rire au-delà de la plaisanterie.» (LRO, pp. 101-102)

Ce type de rire tient de l’ange, qui a voulu ‘singer son adversaire’ parce que le rire du diable était selon lui blasphématoire. Il a attribué à ce rire un sens opposé:

«Tandis que le rire du diable désignait l’absurdité des choses, l’ange voulait au contraire se réjouir que tout fût ici-bas bien ordonné, sagement conçu, bon et plein de sens.» (LRO, p. 108)

Pour Kundera, les anges nous ont leurrés avec «une imposture sémantique», par le fait qu’il n’y a qu’un seul mot «qui recouvre deux attitudes intérieures absolument opposées».

L’autre phénomène qui occupe Kundera dans ce roman est un mot intraduisible en d’autres langues que celle du peuple tchèque: il s’agit de la litost. «La litost est un état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte.» (LRO, p. 200) Un des remèdes contre la litost est l’amour:

«Celui qui est absolument aimé ne peut être misérable. Toutes ces défaillances sont rachetées par le regard magique de l’amour.» […]

«L’absolu de l’amour est en réalité un désir d’identité absolue: il faut que la femme que nous aimons nage aussi lentement que nous, il faut qu’elle n’ait pas de passé qui lui appartienne en propre et dont elle pourrait se souvenir avec bonheur. Mais dès que l’illusion de l’identité absolue est brisée […] , l’amour devient une source permanente du grand tourment que nous appelons litost. » (LRO, pp. 200-201)

Dans un passage suivant, Kundera s’en prend à nouveau à la jeunesse et ses défauts:

«Qui possède une profonde expérience de la commune imperfection de l’homme est relativement à l’abri des chocs de la  litost. Le spectacle de sa propre misère lui est une chose banale et sans intérêt. La litost est  donc propre à l’âge de l’inexpérience. C’est l’un des ornements de la jeunesse.» (LRO, p. 201)

Ce qui est intéressant à l’analyse de tels phénomènes, c’est que Kundera nous donne toujours une vue multiple sur les caractéristiques. Il effectue une approche multilatérale, le plus souvent en insérant plusieurs exemples dans le récit. Il poursuit son analyse en décrivant la réaction que provoque la litost:

«La litost fonctionne comme un moteur à deux temps. Au tourment succède le désir de vengeance. Le but de la vengeance est d’obtenir que le partenaire se montre pareillement misérable. L’homme ne sait pas nager, mais la femme giflée pleure. Ils peuvent donc se sentir égaux et persévérer dans leur amour.» (LRO, p. 201)

 

Nous avons déjà introduit le concept de ‘roman-chemin’ dans le chapitre portant sur la mort: un roman qui préfère la lenteur et les détours essayistiques à l’unité de l’action. Ces digressions, souvent de nature philosophique, phénoménologique, constituent, d’après Eva Le Grand, l’essence de l’esthétique romanesque de Kundera. Pour elle, «ces métaphores invitent le lecteur à devenir à son tour «explorateur de l’existence» et à participer à l’aventure à la fois cognitive et ludique des variations»[107].

            Ainsi, comme il avait déjà analysé l’homme kitsch dans L’insoutenable légèreté de l’être et l’homo sentimentalis dans L’immortalité, Kundera nous dévoile un nouveau type d’homme: le danseur. Là où l’homo sentimentalis érigeait ses sentiments en valeurs, le danseur – pourrions-nous poser – érige ses gestes en valeurs: dans La Lenteur, Duberques, un député, et Berck, un intellectuel, ne se lassent jamais de leurs gestes pour la bonne cause, à seule fin de damer le pion à l’autre et de séduire les médias pour atteindre à la gloire. Cette fois, Pontevin est le personnage qui proclame les théories de l’auteur: à travers la théorie de Pontevin, Kundera définit le danseur:

«Tous les hommes politiques d’aujourd’hui, selon Pontevin, sont un peu danseurs, et tous les danseurs se mêlent de politique, ce qui, toutefois, ne devrait pas nous amener à les confondre. Le danseur se distingue de l’homme politique ordinaire en ceci qu’il ne désire pas le pouvoir mais la gloire; il ne désire pas imposer au monde telle ou telle organisation sociale (il s’en soucie comme d’une guigne) mais occuper la scène pour faire rayonner son moi.» (LL, p. 20)

Comme Pontevin l’affirme, il n’est pas facile de reprocher quelque chose aux danseurs, vu leur honnêteté. Il est toutefois assez clair que le danseur partage avec l’homme-kitsch son but ultime: il veut faire de sa vie une œuvre d’art: «Il veut émouvoir et éblouir le monde par la beauté de sa vie.»

            Après l’homo sentimentalis de L’immortalité, Kundera décrit ici une nouvelle incarnation de l’homme-kitsch. Là où l’homo sentimentalis érigeait ses sentiments en valeur, nous pourrions dire que le danseur fait la même chose avec ses gestes. Pontevin lui-même est à peu près l’antagoniste parfait du danseur: il refuse même à rendre publique ses idées, ne voulant en aucun cas appartenir à ceux qui aspirent à changer le monde. Il préfère garder ses idées dans l’intimité du cercle de ses amis, analogue – comme le remarque le narrateur – à ce que faisait Epicure.

            Même le savant tchèque – un entomologiste nommé Xechoripsky, peut être rangé parmi les danseurs, étant donné la fierté qu’il éprouve pour avoir été licencié autrefois pour des raisons politiques (il avait admis des réunions clandestines pendant le régime communiste dans son pays). De ce fait, il se sent élu parmi les autres participants à un grand colloque sur l’entomologie, même si, sur le plan scientifique, il a un retard de vingt ans. A son grand plaisir, il a joué un rôle dans l’Actualité Historique Planétaire Sublime. En outre, il vit son moment de gloire lors de ce colloque où il oublie de prononcer son discours, ému par son retour parmi ses collègues après toutes ces années de disgrâce, et ému également par les applaudissements.

            Le colloque terminé, deux danseurs se rencontrent dans la salle contiguë, sous l’œil désapprobateur de Vincent, l’adepte de Pontevin: le savant tchèque et Berck – les deux danseurs dont il est question – ne s’entendent pas du tout. Par surcroît de malheur, Vincent saisit sa chance de prononcer sa condamnation des danseurs. Il reçoit toutefois une réplique inattendue d’un assistent qui prétend que «nous vivons tous sous le regard des caméras, et que cela fait désormais partie de la condition humaine». Il conclut que «quand nous voulons protester contre quoi que ce soit, nous ne réussissons pas à nous faire entendre sans caméras. Nous sommes tous des danseurs, comme vous dites. Je dirais même: ou bien nous sommes danseurs, ou bien nous sommes déserteurs.» (LL, p. 102) Il finit par traiter Vincent en passéiste. Une meilleure infirmation de la thèse des danseurs est à peine imaginable.

            Ayant perdu la dispute à propos des danseurs, Vincent se console en séduisant une fille – Julie – qui doit lui faire oublier ses incompétences sur le plan oratoire. Bien que soutenu par ses guides du 18e siècle[108] (et notamment par ceux de la nouvelle de Vivant Denon), il ne réussit pas à mener à bien sa conquête de Julie. Il finira au contraire par se montrer aussi maladroit en amour qu’il ne l’est comme orateur.

            Au même instant que Vincent, le savant tchèque est occupé lui-même à digérer une désillusion: après l’applaudissement qu’il avait reçu de ses collègues entomologistes, il a dû subir leurs moqueries à cause de son oubli (il avait oublié de lire son discours). Il se demande désespérément si on peut passer si légèrement de l’admiration au mépris. Le narrateur précise:

«Voilà en quoi les courtisans de l’Actualité se trompent. Ils ne savent pas que les situations que l’Histoire met en scène ne sont éclairées que pendant les toutes premières minutes. Aucun événement n’est actuel dans toute sa durée, mais seulement pendant un laps de temps très bref, au tout début.» (LL, p. 112)

En guise de consolation, il se vante de son excellente musculature, qu’il a gardé de son travail dans le bâtiment. Au moins une chose qui le distingue de tous les savants rassemblés ici. Sa fierté recevra un coup pendant son combat avec le cameraman d’Immaculata qui lui veut empêcher à tirer sa maîtresse de l’eau: le cameraman ruine le dentier du savant par un seul coup de poing.

 

 

Conclusion

 

Nous croyons être parvenu dans cette étude à démontrer le lien qui existe entre le kitsch d’une part et les enfants, la mort, l’amour et le corps humain de l’autre. De plus, nous avons tenté d’inscrire Kundera au firmament des auteurs refusant de se résigner à l’attraction de la banalité des lieux communs. Il échappe à cet abîme de plusieurs façons: d’abord en adoptant plusieurs points de vue pour expliquer des phénomènes inhérents à la vie humaine, ne se limitant pas à une approche partielle et, donc, partiale; puis en posant à chaque oeuvre de fiction en forme de prose des critères qui devraient la défendre contre l’imprégnation du kitsch dans son univers.

Comme l’affirme déjà Bernard Lafargue[109], sous la lumière kundérienne, le kitsch apparaît surtout comme une catégorie métaphysique et esthétique. L’insoutenable légèreté de l’être étant la base de la théorie kundérienne du kitsch, son analyse sera approfondie et reprise sous d’autres approches – entre autres celles de l’imagologie et celle des danseurs – dans L’immortalité, La lenteur, L’art du roman et Les Testaments trahis. Il est possible de résumer la thèse de Kundera en cinq points:

1) La source du kitsch est l’accord catégorique avec l’être;

2) Le kitsch est un idéal esthétique où la mort et la merde sont niées, où celles-ci sont cachées derrière un décor d’allégresse;

3) Le kitsch est totalitaire: il aspire à la fraternité de coeur de tous les hommes;

4) Le kitsch a partie liée avec l’idylle;

5) Personne n’est entièrement dépourvu de kitsch.

Bien sûr, toute l’oeuvre de Kundera n’est pas exempte de l’empreinte du kitsch. Le kitsch y est même assez présent, en guise d’illustration des diverses attitudes possibles vis-à-vis de certaines issues capitales dans la vie humaine. Pourtant, nulle part il ne domine le récit sans que l’auteur précise son statut d’illustration.

 

 

Bibliographie

                 

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Dans: G. Scarpetta, L’âge d’or du roman; Paris: Grasset; 77-93

*SCARPETTA, Guy: Divertimento à la française: à propos de La lenteur

dans: G. Scarpetta, L’âge d’or du roman; Paris: Grasset; 253-270

*Questions et réponses échangées par écrit entre André-Alain Morello et Milan Kundera

dans: Dix-neuf/Vingt 1 (mars ’96); Paris; 145-149

*LAFARGUE, Bernard: Les «mille e tre» connaissances des don Juans de Kundera

dans: Dix-neuf/Vingt 1 (mars ’96); Paris; 151-186

*LAFARGUE, Bernard: Sagesse du roman et critères de critique littéraire selon Kundera

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            1995

*CHVATIK, Kvetoslav: Le monde romanesque de Milan Kundera; monographie complétée par quelques textes inédits de Milan Kundera (traduit de l’allemand) Paris, Gallimard;  259 p.

*LE GRAND, Eva: Kundera ou la mémoire du désir; Montréal XYZ; Paris L’Harmattan  237 p.

 

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*PROGUIDIS, Lakis: Milan Kundera: L’immortalité (Signes de liberté dans le brouillard)

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*FOREST, Philippe: Kundera et la question de l’ironie romanesque

dans: L’infini 44 (hiver ’93); Paris; 98-105

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*CHVATIK, Kvetoslav: Milan Kundera and the crisis of language

dans: The review of Contemporary Fiction, vol. IX, n°2, été 1989; 27-36

*CALVINO, Italo: On Kundera

dans: The review of Contemporary Fiction, vol. IX, n°2, été 1989; 53-57

*VERY, Bertrand: Milan Kundera or the hazards of subjectivity

dans: The review of Contemporary Fiction, vol. IX, n°2, été 1989; 79-87

*STAVANS, Ilan: Jacques and his master: Kundera and his precursors

dans: The review of Contemporary Fiction, vol. IX, n°2, été 1989; 88-96

*RICARD, François: L’Idylle et l’idylle

postface de L’insoutenable légèreté de l’être; Folio, Paris; 457-476

 

 

 

            1987

*ELGRABLY, Jordan: Conversations with Milan Kundera

dans: Salmagundi 73; Saratoga springs, N.Y.; 3-24

*EAGLETON, Terry: Estrangement and irony

dans: Salmagundi 73; Saratoga springs, N.Y.; 25-32

*BEDIENT, Calvin: On Milan Kundera

dans: Salmagundi 73; Saratoga springs, N.Y.; 93-108

 

1985

*SCARPETTA, Guy: Le quatuor de Kundera: à propos de L’insoutenable légèreté de l’être

dans: L’impureté; Paris, Grasset; 274-283

*CARLISLE, Olga: A talk with Milan Kundera

dans: New York Times Book Review, le 19 mai 1985

*BRODSKY, Joseph: Why Milan Kundera is wrong about Dostoyevski

dans: New York Times Book Review, le 17 février 1985 (7p.)

 

1984

*KRAMER, Jane: When there is no word for ‘home’

dans: New York Times Book Review, le 29 avril 1984 (7p.)

*HERSANT, Yves: Milan Kundera: la légère pesanteur du kitsch

dans: Critique. Revue générale des publications françaises et étrangères; Paris; n°450

 

            1980

*ROTH, Philip: The most original book of the season

dans: New York Times Book Review, le 30 novembre 1980 (7p.)

 

 

2. Kitsch

 

*BROCH, Hermann: Quelques remarques à propos du kitsch

Paris, Editions Allia; 2001 (texte en allemand paru en 1955); 40 p.

*LE GRAND, Eva: Séductions du kitsch. Roman, art et culture

Montréal, XYZ;1996; 184 p.

*CALINESCU, Matei: Faces of modernity: Avant garde, decadence, kitsch

Bloomington; Indiana university press; 1977; 223-262

*MOLES, Abraham: Psychologie du kitsch: l’art du bonheur

Paris, Denoël et Gonthier; 1977; 232 p.

*DORFLES, Gillo: Kitsch, an anthology of bad taste; Studio Vista Limited; London; 1969; 305 p. (cet ouvrage-ci contient également deux essais de la main de Hermann Broch: le premier est identique à celui mentionné ci-dessus, le deuxième a paru plus tôt, en 1933. Par défaut du texte originel, et d’une traduction française, nous nous sommes vu obligé de référer à cette version-ci, en anglais)

*NABOKOV, Vladimir: «Philistins and philistinism» in: Lectures on Russian literature; Harcourt Brace & Company; London; 1981; pp. 309-314

 

 

3. Lecture générale

 

*RICHARD, J.P.: Microlectures

Paris, Seuil; 1979; 283 p.

*POULET, George: Les chemins actuels de la critique

Paris, Plon; 1967

*PLATON: Le banquet

Paris, GF Flammarion;  1998

*BROCH, Hermann: Les somnambules

Gallimard L’imaginaire; 1990

 

home liste des thèses Table des matières  

 

[1] Matei Calinescu: Faces of modernity: avant-garde, décadence, kitsch; Indiana University Press, 1977; p. 234

[2] Abraham Moles: Psychologie du kitsch; l’art du bonheur; Denoël/Gonthier (bibliothèque médiations); 1971; p. 5

[3] Calinescu, op. cit., p. 233

[4] Nabokov, in: Calinescu, op. cit.,  p. 233

[5] Moles, op. cit., p. 5

[6] ibid., p. 23-24

[7] ibid., p. 25

[8] ibid., p. 30

[9] cité librement d’après Abraham Moles; op. cit.; p. 60-66

[10] ibid., p. 99

[11] Calinescu, op. cit., p. 225

[12] ibid., p. 238

[13] ibid., p. 242

[14] Comparez à Moles, qui a observé lui aussi cette récupération du kitsch dans l’histoire de l’art: «Depuis l’époque du pop-art, dit-il, la mise entre parenthèses de l’aliénation du Kitsch permet à des artistes de le reprendre en charge au titre d’une distraction esthétique: le Kitsch, c’est amusant.» (p. 18).

[15] Calinescu, op. cit., p. 230

[16] ibid., p. 230

[17] Moles, op. cit., p. 214-215

[18] ibid., p. 215

[19] ibid., p. 67

[20] ibid., p. 215

[21] ibid., p. 216

[22] Calinescu, op. cit., p. 258

[23] ibid., p. 236

[24] ibid., p. 262

[25] Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch; Editions Allia, Paris; 2001; p. 16 et p. 30 (Remarquez que nous avons opté de nous baser sur la traduction française du texte originel allemand.)

[26] ibid, p. 12

[27] Calinescu, dans ses Faces of modernity, a écrit quelques phrases très élucidantes sur ce sujet, quand il parle de l’influence des idées d’Alexis de Toqueville: «From Toqueville on, many social and cultural critics, conservatives and revolutionaries alike, agreed that artistic standards were rapidly deteriorating and attributed the main cause of the wide-spread corruption of taste to status-seeking and display. First the plutocrats and the nouveaux riches, then the petty bourgeois and certain segments of the populace were seen as trying to imitate the old aristocracy and its patterns of consumption, including the consumption of beauty. The art they liked, created and bought mainly as a sign of social status, no longer had to perform its difficult aesthetic function, and genuine artists were forced to turn their backs on an audience that applied exclusively pecuniary criteria in the matter of aesthetics.» (p. 227)

[28] Hermann Broch, op. cit., p. 15

[29] Nabokov, Vladimir: Lectures on Russian literature; Harcourt Brace & Company; London; 1981

[30] Nabokov nous fournit sa propre définition du kitsch, qui, nous l’avons déjà mentionné brièvement, s’appelle poshlust en russe. La voici: «Russian have, or had, a special name for smug philistinism – poshlust. Poshlism is not only the obviously trashy but mainly the falsely important, the falsely beautiful, the falsely clever, the falsely attractive. To apply the deadly label of poshlism to something is not only an esthetic judgment but also a moral indictment. The genuine, the guileless, the good is never poshlust. It is possible to maintain that a simple, uncivilized man is seldom if ever a poshlust since poshlism presupposes the veneer of civilization. A peasant has to become a townsman in order to become vulgar. A painted necktie has to hide the honest Adam’s apple in order to produce poshlism.» (p. 313)

[31] ibid., p. 309

[32] ibid., pp. 309-310

[33] Comparez  à:  «All periods in which values decline are kitsch periods. The last days of the Roman empire produced kitsch and the present period cannot but be represented by aesthetic ‘evil’. Ages which are hallmarked by a definite loss of values are in fact based on ‘evil’ and the fear of evil, and any art which is intended to express such an age adequately must also be an expression of the ‘evil’ at work in it.» (Hermann Broch in: Gillo Dorfles, Kitsch. An anthology of bad taste, Studio Vista Limited, Londres 1969., p. 76). Remarquez que cette partie de l’essai de Broch n’a pas été inséré dans le volume français susmentionné. De là que nous référons au texte en anglais comme il a paru dans l’ouvrage de Gillo Dorfles.

[34] Matei Calinescu, op. cit., p. 259

[35] cf. «The kitsch-man […] whose attitude towards works of art is definitely and hopelessly wrong. […] It is a problem of individuals who believe that art should only produce pleasant, sugary feelings.» (Hermann Broch in Dorfles, op. cit., p. 15)

[36] Nabokov, op. cit., p. 311

[37] Hermann Broch, op. cit., p. 29

[38] Hermann Broch in Dorfles, op. cit., p. 71

[39] Hermann Broch, op. cit., p. 34

[40] ibid., pp. 35-36

[41] ibid., p. 36

[42] Eva Le Grand, Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan 1995, pp. 38-39

[43] Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être; p. 466 (postface)

[44] ibid., p. 458

[45] C’est précisément ce que prétend Gillo Dorfles dans son anthologie du kitsch: «The element of falseness appears everywhere in such cases of hyper-kitsch: love, grief, birth and death are transformed into superficial emotions or hedonistic witticisms.» ,  p. 35

[46] Calvin Bedient, On Milan Kundera; dans: Salmagundi 73 (1987); New York; p.96

[47] ibid., p. 165

[48] Ici, nous pouvons remarquer avec Rizek que l’attitude kundérienne vis-à-vis du kitsch diffère légèrement de celle de Hermann Broch., à savoir que le dernier a posé un verdict moral extrêmement sévère sur le phénomène, là où Kundera s’oppose à tout jugement éthique. (Martin Rizek, Comment devient-on Kundera, L’Harmattan, Paris, 2001; p. 210)

[49] ibid., p. 210

[50] ibid., p. 85

[51] A propos de l’adaptation d’œuvres littéraires, le narrateur de L’immortalité affirme: «De nos jours, on se jette sur tout ce qui a pu être écrit pour le transformer en film, en dramatique de télévision ou en bande dessinée. Puisque l’essentiel, dans un roman, est ce qu’on ne peut dire que par un roman, dans toute adaptation ne reste que l’inessentiel. Quiconque est assez fou pour écrire encore des romans aujourd’hui doit, s’il veut assurer leur protection, les écrire de telle manière qu’on ne puisse pas les adapter, autrement dit qu’on ne puisse pas les raconter.» (p. 351)

[52] Malgré l’aversion de Kundera pour les adaptations d’œuvres littéraires (qui les tronquent nécessairement, selon lui), il ne s’oppose pas tout à fait à la répétition ou la reproduction d’une histoire dans une autre forme. Il préfère toutefois le nom variation pour qualifier cette sorte de réécriture. Eva Le Grand, dans son  analyse des romans de Kundera, fait remarquer que «cette liberté formelle permet aussi à Kundera de traverser cette frontière entre le roman et d’autres genres littéraires en sens inverse: si La valse aux adieux, l’unique roman composé en cinq et non en sept parties, se lit comme une variation romanesque sur le vaudeville, la pièce Jacques et son maître est, au contraire, une variation théâtrale du genre romanesque. S’ajoute à cela, comme je l’ai déjà montré en parlant de L’art du roman, la proximité entre la sémantique romanesque et celle des écrits critiques de Kundera, proximité dont L’immortalité et Les testaments trahis  témoignent admirablement. Tout cela me permet de lire l’ensemble de l’oeuvre de Kundera comme un grand «hommage à la variation» en tant que mode d’exploration phénoménologique de l’existence le plus poétique qui soit, le plus apte aussi à saisir l’être dans toute sa complexité et son ambiguïté intrinsèques.» Eva Le Grand, Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan 1995; pp. 146-147

[53] Kvetoslav Chvatik, Le monde romanesque de Milan Kundera, Paris Gallimard, 1995;  p. 9

[54] ibid., p. 14

[55] André-Alain Morello, Questions et réponses échangées par écrit entre André-Alain Morello et  Milan Kundera, dans: Dix-neuf/Vingt, mars ’96, p. 147

[56] Notre époque se caractériserait par quelques paradoxes grotesques; Kundera fournit entre autres l’exemple suivant: «Pendant l’époque des Temps modernes, la raison cartésienne corrodait l’une après l’autre toutes les valeurs héritées du Moyen Age. Mais, au moment de la victoire totale de la raison, c’est l’irrationnel pur (la force ne voulant que son vouloir) qui s’emparera de la scène du monde parce qu’il n’y aura  plus aucun système de valeurs communément admis qui pourra lui faire obstacle» (L’art du roman, p. 21)

[57] Philip Roth, The most original book of the season, New York Times Book Review, le 30 novembre 1980

[58] Eva Le Grand, op. cit. p. 30

[59] Yves Hersant, Milan Kundera: La légère pesanteur du kitsch, dans: Critique n°450; 1984, Paris

[60] «The bloody smile of innocence», ainsi Kundera caractérise-t-il la prétendue innocence de la jeunesse et des enfants dans une interview avec Olga Carlisle, parue le 19 mai 1985 dans le New York Times.

[61] A ce propos, Kundera affirme lui-même: «Ma propre jeunesse (l’âge lyrique), mon activité lyrique et l’intérêt que j’ai porté à la poésie se fondent pour moi avec les pires années du stalinisme. D’où certainement cet éclairage méchant dans lequel je vois l’âge de jeunesse et le lyrisme.» Milan Kundera dans: Kvetoslav Chvatik, Le monde romanesque de Milan Kundera,  Paris, Gallimard 1995; p. 107

[62] Dans le même entretien avec Olga Carlisle, Kundera affirme: «Not that I have anything against children. But the kitsch of childhood annoys me.»

[63] Yves Hersant, Milan Kundera: la légère pesanteur du kitsch; dans: Critique n°450; 1984; Paris

[64] Martin Rizek, dans son ouvrage sur Kundera, confirme notre hypothèseen affirmant que «l’une des valeurs clés du kitsch [est] l’enfance». (p. 344)

[65] Mentionnons la définition que Kundera a formulé dans une interview avec Jordan Elgrably pour la revue Salmagundi (n° 73) et qui a été publiée en 1987: «This is what I consider the knowledge of the novel. The author unveils a realm of reality that has not yet been revealed. This unveiling causes surprise and the surprise aesthetic pleasure or, in other words, a sensation of beauty. On the other hand, there exists yet another beauty: beauty outside knowledge. One describes what has already been described a thousand times over in a light and lovely manner. The beauty of ‘a thousand times already told’ is what I deem ‘kitsch’. And this form of description is one which the true artist should deeply abhor.»

[66] Cf. «Les enfants ne faisaient pas un geste, personne ne lui tendait une rame ou la main, personne ne voulait la sauver. Ils ne faisaient que la regarder de leurs yeux écarquillés et avides, ils l’observaient. Un gamin, avec une rame pour gouvernail, maintenait la barque au plus près.» (LRO, p. 306)

[67] Dans la sixième partie de L’art du roman, Kundera compose son propre dictionnaire, qui contient ses «mots-clés, ses mots-problèmes et ses mots-amours». Parmi ceux-ci, les mots imagination et infantocratie traitent d’un sujet proche du nôtre:

«IMAGINATION. Qu’avez-vous voulu dire par l’histoire de Tamina sur l’île des enfants? me demande-t-on. Cette histoire a d’abord été un rêve qui m’a fasciné, que j’ai rêvé ensuite en état de veille, et que j’ai élargi et approfondi en l’écrivant. Son sens? Si vous voulez: une image onirique d’un avenir infantocratique. […]» (p.157)

«INFANTOCRATIE. […] Le sérieux d’un enfant: le visage de l’Âge technique. L’infantocratie: l’idéal de l’enfance imposé à l’humanité.» (p. 158)

[68] Eva Le Grand affirme qu’il existe une «fêlure du temps entre l’érotisme et la procréation, frontière que les Don Juan kundériens surveillent avec crainte. Car la procréation relève pour eux également du premier accord catégorique avec l’être qui, on le sait, constitue chez Kundera la base même du kitsch». Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan; 1995; p. 200

[69] Il faut remarquer que dans Le livre du rire et de l’oubli, le personnage de Boccace est un misogyne lui aussi, et qu’il fournit une définition de la misogynie qui ressemble fort à celle que nous fournit Kundera dans L’art du roman. Boccace ajoute à sa définition que«une femme ne peut être vraiment heureuse qu’avec un misogyne».  (cf. Le livre du rire et de l’oubli, p. 216-217)

[70] A propos du penchant de Jakub pour une ‘paternité sans contrainte’, nous pourrions mentionner une remarque élucidante d’Eva Le Grand: «Pour les libertins kundériens, l’amour entre enfants et parents est l’expression par excellence d’un ‘amour obligé’ et même totalitaire. A un tel amour obligé, le narrateur oppose l’amour désintéressé et volontaire dont rêve Tereza à la mort de son chien».  Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan 1995, p. 203

[71] Remarquons que cette scène, qui se déroule vers la fin du roman (p.270-275), montre beaucoup de ressemblances avec un dialogue dans Les somnambules de Hermann Broch: à la fin du deuxième chapitre de la première partie du livre (Pasenow ou le romantisme), Bernard Bertrand se trouve sur le point de se diriger à Berlin, mais avant de partir, il déclare son amour à Elisabeth, en  invoquant l’excuse qu’il n’a rien à craindre, puisqu’il partira le jour d’après. (Les somnambules, Gallimard, L’imaginaire 1990, p.104-109) 

[72] Dans son essai Les testaments trahis, Kundera fournit la définition suivante de l’ironie: «L’ironie veut dire: aucune des affirmations qu’on trouve dans un roman ne peut être prise isolément, chacune d’elles se trouve dans une confrontation complexe et contradictoire avec d’autres affirmations, d’autres situations, d’autres gestes, d’autres idées, d’autres événements. Seule une lecture lente, deux fois, plusieurs fois répétée, fera ressortir tous les rapports ironiques à l’intérieur du roman sans lesquels le roman restera incompris.» (p. 243)

[73] Bernard Lafargue, Les Mille et Tre connaissances des don Juans de Kundera, dans: Dix-neuf/Vingt, mars ’96, p. 161

[74] Kvetoslav Chvatik confirme cette thèse quand il prétend que «For Kundera kitsch is a kind of screen, designed to conceal from people the existence of death. The opposite of kitsch is the person who doubts, who asks questions, who does not close his mind to the fact of death.». (Milan Kundera and the crisis of language dans: The Review of Contemporary Fiction; été 1989; p. 35)

[75] Eva Le Grand, Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan 1995, p. 58

[76] Philip Roth, The most original book of the season, New York Times Book Review, le 30 novembre 1980

[77] François Ricard, postface de La vie est ailleurs, p. 472-473

[78] «Mais les choses changent perpétuellement leur sens: aujourd’hui je dirais que Diderot incarnait pour moi le premier temps de l’histoire du roman et que ma pièce était l’exaltation de quelques principes familiers aux anciens romanciers, et qui, en même temps, m’étaient chers: 1) la liberté euphorique de la composition; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques; 3) le caractère non-sérieux, ironique, parodique, choquant, de ces mêmes réflexions.» Les testament trahis, pp. 97-98

[79] Eva Le Grand, op. cit., p. 152

[80] ibid., p. 74

[81] ibid., pp. 164-165

[82] Maria Nemcová Banerjee, Paradoxes terminaux, Paris, Gallimard 1993; p. 325

[83] Guy Scarpetta, L’âge d’or du roman; Paris Grasset 1996, pp. 88-89

[84] Eva Le Grand, Séductions du kitsch; XYZ, Montréal, 1996; p. 50

[85] ibid., p. 48

[86] Eva Le Grand, Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan 1995, p. 189

[87] ibid., p. 31

[88] Maria Nemcová Banerjee, op. cit., p. 227

[89] Bernard Lafargue, Les mille e tre connaissances des don Juans de Milan Kundera, dans: Dix-neuf/Vingt (mars ’96); p. 177

[90] Platon, Le Banquet, GF Flammarion 1998, pp. 155-156

[91] Bernard Lafargue, op. cit., p. 152

[92] Ce mode de vie libertin sera déjà défendu par Bertlef, le riche Américain catholique, dans La valse aux adieux. Il va même jusqu’à condamner l’amour de son ami, le trompettiste Klima, pour son épouse: «L’amour excessif que vous portez à votre femme n’est pas le pôle opposé et compensateur de votre insensibilité, il en est la source. Du fait que votre femme est tout pour vous, toutes les autres femmes ne sont rien pour vous, autrement dit, ce sont pour vous des putains. Mais c’est un grand blasphème et un grand mépris envers des créatures qui ont été faites par Dieu. Mon cher ami, cette sorte d’amour-là est une hérésie.» (VAA, p. 46)

[93] Bernard Lafargue, op cit., p.152

[94] Kvetoslav Chvatik résume élégamment les opinions de Sabina vis-à-vis de l’amour: «Pour Sabina, l’amour a été l’échappatoire hors d’un monde de devoirs, où les individus se voyaient imposer même leurs goûts, leurs joies et leur bonheur; l’amour est pour elle à la fois liberté et trahison.» (Le monde romanesque de Milan Kundera, Gallimard Arcades, 1995, p. 159)

[95] Tereza voudrait «renvoyer ce corps comme une bonne. Ne plus être avec Tomas qu’une âme et chasser ce corps au loin pour qu’il se comporte comme les autres corps féminins se comportent avec les  corps mâles.»

[96] Bernard Lafargue, op. cit., p.180

[97] Eva Le Grand, Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan 1995, pp. 119-120

[98] p. 90

[99] Le narrateur dans L’insoutenable légèreté de l’être insiste sur l’importance des métaphores: «l’amour peut naître d’une seule métaphore, dit-il. Au moment où la mémoire poétique est touchée, l’amour s’installe».

[100] Terry Eagleton, Estrangement and Irony, Salmagundi n°73, 1987, p. 30

[101] Kvetoslav Chvatik, Le monde romanesque de Milan Kundera, Paris Gallimard 1995, pp. 206-207

[102] Eva Le Grand, Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan 1995, p. 40

[103] Eva Le Grand, op. cit., p. 45

[104] ibid., p. 47

[105] Maria Nemcová Banerjee remarque que «Kundera utilise toujours ce mot âme pour marquer l’aspect spirituel de l’amour, qu’il oppose au concept de corps.». (Paradoxes terminaux, Paris Gallimard 1993, p. 48)

[106] Dans une interview avec Jane Kramer pour le New York Times Book Review, parue le 29 avril 1984, Kundera confirme que dans ses romans les thèmes prévalent aux personnages: «A character exists for me to explore a certain theme, a certain idea.» Il donne l’exemple de Tereza et de Tomas: «Tereza, for example, is a woman who feels awkward about her body. Elle n’est pas bien dans sa peau. She is my way of asking, what is a body? Why do we have the bodies we have? In a way, having a body is the first real violence against us. For people like Tereza, this violence is at the center of life. Curiously, it is the details with which you usually describe a person that often seem superficial when you try to create a character. Take Tomas: the character Tomas has nothing to do with physical details. Tomas is only the details, the characteristics, which relate to his – call it his principal existential theme.»

[107] Eva Le Grand, Kundera ou la mémoire du désir, XYZ L’Harmattan 1995, p. 126

[108] En effet, La lenteur baigne dans l’esprit du 18e siècle. Non seulement une partie du roman fournit-il une analyse des mœurs d’une nouvelle écrite à cette époque (il s’agit de Point de lendemain du baron Dominique Vivant Denon), l’autre ligne du récit se déroule dans la même atmosphère, sans doute en hommage à la période préférée de Kundera. Avec La lenteur, plus qu’avec les autres, il a pu écrire son roman-jeu, comme un de ses grands exemples, Diderot, l’avait fait avec son Jacques le fataliste. Le narrateur, qui, comme dans L’immortalité, occupe un rôle dans le récit, reçoit même un avertissement à ce propos: sa femme lui chuchote, de nuit: «Tu m’as souvent dit vouloir écrire un jour un roman où aucun mot ne serait sérieux. Une Grande Bêtise Pour Ton Plaisir. J’ai peur que le moment ne soit venu. Je veux seulement te prévenir: fais attention.» (LL, p. 110). Cet élément de jeu culminera à la fin du roman dans une rencontre des deux héros de différentes époques: Vincent et le chevalier ont un bref entretien en quittant le château. 

[109] Notamment dans son article Les mille e tre connaissances des don Juans de Milan Kundera