Critique des conditions de la durabilité: application aux indices de développement durable. (Bruno Kestemont)

 

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DEUXIEME PARTIE: ELARGIR LES HORIZONS

 

INTRODUCTION

 

De toute évidence, il n’existe aucune théorie à ce jour qui puisse dessiner une voie complète pour le développement durable .

 

Partant du postulat que pour trouver une solution au développement durable , il faut élargir les horizons de réflexion, nous allons commencer par «faire appel au reste de l’humanité» en réfléchissant sur la méthode de recherche appropriée pour «trouver» les voies du développement durable. La première manière d’élargir l’horizon est de prendre de la hauteur pour au moins essayer de voir ce que l’autre ou l’ailleurs peuvent nous apporter à nous, chercheurs, théoriciens ou «décideurs» enfermés dans notre tour d’ivoire. La deuxième est de laisser l’autre ou le lointain porter un regard sur nous même, et participer à la définition de ce grand projet qu’est le développement durable.

 

Ce premier essai sur la méthode nous fera découvrir l’importance de la réciprocité dans les relations économiques et même dans les relations à l’environnement. Une fois (re)découverte, la réciprocité, essence de l’être social que nous sommes, s’imposera comme faisant partie, comme l’environnement, de l’horizon plus large à prendre en compte pour le développement durable . Cette vision élargie ne s’arrête pas là. Il faut aussi voir «loin» dans le temps (les générations futures ) et dans l’espace (le reste du monde ) pour retrouver la cohérence même du projet de survie non seulement de l’espèce humaine, mais de l’Humanité. Nous (re)découvrirons que l’horizon élargi n’est pas seulementle but, mais aussi le chemin le plus efficace. La soi-disant «victoire du libéralisme» ne tient que sur l’apport discret de la réciprocité, de l’environnement, du «reste du monde» et des générations futures.

 

Il reste donc à trouver le moyen de faire en sorte que l’horizon élargi ne serve pas seulement de support à un projet conjoncturel, limité à un horizon restreint (le développement «durable» des plus riches des pays les plus riches pendant un siècle ou deux), mais qu’il soit en tant que tel l’objet du développement durable .

 

Pour ce faire, il faut arriver à intégrer les horizons élargis en tant que bénéficiaires, non plus seulement comme producteurs ou esclaves du développement durable de quelques uns. Cette question cruciale de l’intégration , de la prise en compte du «reste du monde » au sens large, càd de toutes les externalités de quelque point de vue qu’on se situe, fera l’objet d’un chapitre entier. Elle pose en effet des problèmes théoriques et méthodologiques importants.

 

Nous verrons ensuite s’il est possible d’élaborer une théorie générale des externalités . Cette approche théorique suggérera que toute tentative d’intégration a un coût non négligeable, ce qui pourrait bien expliquer que l’intégration ne soit pas apparue spontanément dans les théories du développement : il est plus facile de poursuivre des objectifs simplistes que de penser à tout. Le développement durable n’est pas une mince affaire pour les théoriciens. Mais heureusement, la difficulté est surtout de mettre en équation ce que les sociétés humaines font spontanément: penser à tout.

 

 

CHAPITRE I. MÉTHODE DE RECHERCHE POUR LE DÉVELOPPEMENT DURABLE

 

Introduction

 

Nous avons formulé, au début de ce travail, l’hypothèse que le développement durable exige la participation la plus large possible, càd multiculturelle.

 

Dans les chapitres qui suivent, nous essayerons de démontrer que la recherche sur le développement durable doit alors également être participative. Comme en pratique, dans le cadre de ce mémoire, cet idéal n’est pas possible à réaliser, il faudra alors proposer une méthode ad hoc qui puisse «mimer» la participation . Le principe sera de se projeter dans le «regard de l’autre», l’autre en question étant aussi différent culturellement que possible du chercheur. Nous avons choisi de faire appel à l’anthropologie et à l’Esprit de Womba, un agriculteur balante traditionnel de Guinée-Bissau . Une méthode somme toute subjective mais qui est assumée et qui permet, par effet miroir, une distanciation par rapport au sujet de la recherche.

 

Nous survolerons successivement l’importance de la participation , quelques modes de participation dans la prise de décision , et la nécessité d’ouvrir le débat scientifique à des profanes, pour conclure sur les avantages de la recherche participative.

 

Nous serons alors prêts pour présenter la méthode de travail de la suite de ce mémoire.

 

Le processus politique : l’indispensable participation

 

Bauler (2003) défend l’idée que la participation est un élément essentiel du développement durable . Le processus, donc la méthode, aurait autant d’importance que les objectifs. «La fin est dans les moyens» pourrait-on dire. Toute recherche d’indicateurs de développement durables devrait donc également se faire dans un processus participatif (Boulanger et al, 2003). C’est par exemple ce qui se passe pour la matrice d’indicateurs de la Commission du Développement durable des Nations unies (United Nations, 2003), ou pour la sélection d’Indicateurs structurels de l’Union européenne (CEC, 2003). Eurostat, pour la sélection de ses indicateurs d’environnement, a consulté des milliers d’experts (Jesinghaus, 1995). Le jeu d’indicateurs de développement durable construit par la France (ifen, 2001) a lui été soumis à consultation du grand public.

 

La plupart des formes de participation impliquent une délégation. Un nombre de plus en plus restreint d’individus sont sensés représenter l’opinion du plus grand nombre. La recherche-participation pose les mêmes problèmes que la démocratie en général.

 

Il est en effet en pratique malaisé d’organiser une participation effective, efficiente et informée de tous les acteurs, ne serait-ce que parce que certains acteurs ne peuvent intervenir que par délégation. Songeons aux enfants et à toute personne privée de ses pleines capacités mentales (càd tout un chacun!), mais également au «pauvre déconnecté» auquel j’essaierai de donner, dans les chapitres qui suivent, le droit de regard par mon intermédiaire. Songeons enfin aux «générations futures» ou simplement à la nature!

 

Lorsqu’il s’agit de développement durable , la participation devrait être universelle! Suivant ce raisonnement, seul un gouvernement mondial actualisé càd intemporel, ou toute forme de concertation mondiale diachronique, pourrait choisir le cadre global , les objectifs et les indicateurs du développement durable. On en est évidemment loin mais rien n’empêche d’essayer de s’approcher de cet utopie.

 

Les travaux «en vase clos», que ce soit au niveau de l’union européenne, d’une ville ou d’un chercheur, souffrent en effet inévitablement d’un biais de point de vue d’autant plus grand que l’enceinte est plus particulière. Susan George (2000) et le prix Nobel d’économie et ancien vice-président de la Banque mondiale , Stiglitz (2002), démontrent à souhait comment les décisions en tour d’ivoire des institutions de Breton Wood (FMI , Banque mondiale, OMC ) peuvent mener de nombreux pays [77] à la catastrophe sociale, économique et environnementale.

 

La prise de décision , en particulier au sein du FMI «était fondée, semblait-il, sur un curieux mélange d’idéologie , de mauvaise économie , un dogme qui parfois dissimulait à peine des intérêts privés» (ibidem, p.22).

 

La confiscation du pouvoir des Etats au nom d’intérêts financiers commerciaux et sous l’emprise d’une idéologie archaïque, encouragée par la toute puissance du levier financier et l’inexistence d’un gouvernement mondial démocratique, a mené à des échecs lamentables qui auraient pu être évités si un minimum de participation aux décisions avait pu être assuré des la base au sommet. Stiglitz montre comment le mode de décision au FMI l’a même progressivement mené à encourager des politiques inverses de celles pour lesquelles il avait été créé:

 

«On l’a créé parce qu’on estimait que les marchés fonctionnaient souvent mal, et le voici devenu le champion fanatique de l’hégémonie du marché . On l’a fondé parce qu’on jugeait nécessaire d’exercer sur les Etats une pression internationale pour les amener à adopter des politiques économiques expansionnistes (…), et voici qu’aujourd’hui, en règle générale, il ne leur fournit des fonds que s’ils mènent des politiques d’austérité (…). Keynes doit se retourner dans sa tombe en voyant ce qu’est devenu son enfant». (ibidem, p. 37).

 

Après avoir montré dans l’histoire du capitalisme occidental ou Est asiatique l’indispensable rôle des Etats démocratiques pour doser libre marché et régulation au fil du développement [78], Stiglitz (p. 48) constate:

 

«Malheureusement, nous n’avons pas d’Etat mondial, responsable envers les peuples de tous les pays , pour superviser les progrès de la mondialisation».

 

Ce seul exemple illustre à quel point la participation est importante pour le développement mondial, non seulement au niveau politique , mais aussi au niveau des théories économiques elles-mêmes puisqu’elles doivent pouvoir être modulées par feedback populaire en fonction du lieu et de l’histoire. La participation parfaite relève probablement, il faut en être conscient, de l’utopie. Mais comme le disait René Dumont, c’est l’utopie ou la mort.

 

Modes de participation dans la prise de décision

 

Les Etats les plus démocratiques ont inventé des solutions dont la caractéristique commune est que toute décision ou toute norme est le résultat d’un va-et-vient entre «concepteurs» (technocrates) et testeurs (citoyens) par l’intermédiaire de gouvernants élus.

 

La Commission des Nations Unies pour le développement durable peut être considérée comme le forum actuel de recherche participative, plus ou moins démocratique, sur le développement durable et ses indicateurs. Cependant, il faut se souvenir que l’ONU fonctionne sur le principe d’Etats souverains, ce qui laisse peu de pouvoir au citoyen «beta». Sur le plan politique mondial, on est donc loin de la «participation ». La science a elle aussi un mode de participation plus ou moins mondial. Puisque nous fonctionnons dans le cadre de cette dernière, voyons quelles sont ses limites et aménagements possibles pour qu’elle puisse valablement nous aider à trouver comment mesurer le développement durable.

 

Le processus scientifique: ouvrir le débat

 

Le processus de sélection scientifique implique également un va-et-vient entre différents lecteurs critiques avant que ne puisse s’élaborer une théorie «robuste».

 

Mais le débat scientifique reste confiné, «spécialisé». N’y a-t-il pas là un risque important de biais culturel? Les scientifiques étant aussi des hommes, on peut supposer qu’ils n’échappent pas au nécessaire «bavardage» destiné à assurer la cohérence du groupe dont ils font partie (selon Dunbar, 2001, 65% du temps de conversation est consacré à des sujets sociaux).

 

Chaque journal spécialisé utilise son propre jargon, ses propres références implicites, sa propre vision du monde. De manière générale, on admet qu’un même terroir sera vu différemment par un géographe, un historien, un biologiste, ou un agronome. Au sein d’une même discipline, tel journal scientifique et ses Referees peuvent constituer une tour d’ivoire difficile à percer. A mon affirmation que les conseillers économiques occidentaux font aujourd’hui surtout référence à la théorie économique néoclassique [79], une chercheuse me rétorquait qu’on «ne voit plus aujourd’hui aucun chercheur économiste néoclassique – si ce n’est que quelques vieux bonzes des comités de lecture continuent à influencer le contenu de leurs journaux dans ce sens». Il y a donc visiblement des «tours d’ivoire» jusqu’au sein des disciplines.

 

Les disciplines n’ont de plus pas le même statut. Un résultat en science exacte n’est-il pas pris plus au sérieux par un ingénieur qu’un résultat en anthropologie par exemple?

 

La Science n’a pas du tout l’objectivité qu’on lui attribue (Dayan, 1970)[80], et est marquée du sceau de la culture . En tant qu’élite rationnelle, le Scientifique est déjà dans une tour d’ivoire par rapport au commun des mortels: des pans entiers de la «raison » lui échappent peut-être à cause de cela.

 

Nous partirons donc du postulat qu’il existe une science inaccessible à Notre Science, inaccessible à la parole (aux symboles, aux formules).

 

Nous postulons que l’intuition – ou le hasard ou peut-être la construction sociale – ont un rôle à jouer dans la recherche sur les développement durable Qu’il n’y a pas de Vérité unique[81]. Et que si un ensemble fini de Vérités devait exister , elles ne seraient pas entièrement réductible à des formules, à des mots[82]. Tout comme le principe d’incertitude d’Heisenberg oblige à admettre qu’une partie seulement de la réalité peut-être perçue, de même, on ne pourrait formuler qu’une partie du développement durable. En termes scientifiques, on parlerait de logique floue, de probabilités ou d’incertitude pour admettre qu’il n’y a pas de science «exacte» du développement durable. En linguistique, on reconnaîtra que certains concepts sont intraduisibles[83]. Les anthropologues avoueront ne pas pouvoir expliquer certains comportements suivant les référentiels occidentaux[84].

 

Autrement dit, il existe des savoirs «inaccessibles» au scientifique moyen rationnel. PtahHotep (-2500) disait déjà: «Apprends auprès de celui qui est ignorant comme avec le Savant». Si l’on accepte cette ouverture de l’esprit scientifique, il faut admettre que l’intuition de l’Autre (du non scientifique ou du non spécialiste) peut contenir une part de vérité. Si cette intuition est partagée par un grand nombre d’individus, on peut faire l’hypothèse qu’elle contient certainement une part de savoir que la théorie considérée n’arrive pas encore à intégrer.

 

Ce qui nous ramène à l’hypothèse de départ: le développement durable est affaire de Science ET de Politique, pour peu que l’on puisse séparer l’un de l’autre[85].

 

La notion de «participation » prend alors tout son sens non seulement en Politique, mais également en Science du développement durable .

 

La recherche participative

 

La recherche participative existe de longue date. Elle porte le nom de «recherche-participation », «recherche-dévelopement» (Lefort et al, 1983, de Sardan, 1995), «recherche-action» ou «recherche en milieu paysan».

 

Il s’agit de faire participer le «commun des mortels» à une recherche scientifique même fondamentale.

 

Les anthropologues connaissent bien cette méthode, sans laquelle ils n’auraient sans doute pas découvert grand chose:

 

«Au cœur de la pratique anthropologique il y a toujours le souci de l’observation participante, càd (…) d’étudier avec les gens leurs problèmes (…). Cela c’est passer des hommes sujets d’étude à des hommes qui coopèrent à l’étude de leurs problèmes» (Godelier, 1977).

 

En sciences humaines, cette confrontation à «Monsieur tout le monde» relève du bon sens. En Science du développement , de nombreuses ONGs défendent ce point de vue avec insistance, comme principe fondamental du «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes». L’ENDA GRAF Sahel à Dakar applique cette méthode de recherche participative, au point que les chercheurs-développeurs s’en sont trouvés transformés eux-mêmes (N’Dione, 2001).

 

«Cela nous amène de plus en plus à utiliser les mêmes outils que ceux que nous découvrons à la base, au contact des groupes ou des acteurs avec qui nous interagissons. Le changement n’est donc pas un phénomène unilatéral». En fait «le cheminement importe au moins autant que le résultat», explique le responsable de l’association.

 

Ajoutons donc l’idée qu’il «existe un scientifique en chacun»[86]. Il faudrait a priori accorder une attention réelle à un doute, une critique formulée par «Monsieur tout le monde» sur telle ou telle théorie[87].

 

Ceci peut signifier que la théorie est incomplète, mal formulée, comporte des simplifications réductrices, oublie des dimensions etc.

 

Voici un exemple pour appuyer ce propos.

 

A Caboxanque, en Guinée-Bissau, vivent des riziculteurs de l’ethnie balante brassa. Un programme de «recherche en milieu paysan», financé dans les années 80 par l’IRFED et la FAO, cherchait à comprendre comment les Balantes faisaient pour obtenir des rendements à long terme nettement supérieurs à ceux qu’obtenaient les meilleurs experts occidentaux sur ces sols particuliers récupérés sur la mangrove (voir photos). Leur rendement moyen était de 150 quintaux à l’ha, année sur année sans jachère, alors que de nombreux projets de modernisation avaient abouti … à l’acidification irréversible des sols (rendement O année sur année …). Divers essais de variétés venues du monde entier étaient mis en œuvre en station et en milieu paysan. Un doctorant trouva enfin une amélioration possible du système balante: sur base d’études de l’évolution de l’acidité et de la salinité du sol au fil des saisons, il montra que les Balantes auraient avantage à avancer le repiquage des plants de riz d’un mois. Comme la structure du projet le prévoyait, ce résultat fut exposé aux Balantes lors qu’une «restitution». Ils répondirent simplement: «ah oui, on sait bien qu’il vaut mieux repiquer plus tôt, mais on ne le fait pas parce qu’en repiquant plus tôt, on expose les repiquages aux insectes et oiseaux, plus nombreux dans les champs à cette période». Si les paysans avaient répondu «nous devons attendre que le chef de terre ait fait les cérémonies utiles et nous ai donné le feu vert», il est probable que les scientifiques auraient pensé qu’il «faut changer les mentalités».

 

Rizière balante récupérée sur la mangrove (Caboxanque, Guinée-Bissau , 1986)

 

Tentative ratée de récupération de terrains sur la mangrove par des experts européens (acidification irréversible du sol en Casamance, Sénégal, 1986).

 

Cet exemple illustre que l’acteur de base a une perception «intégrée» de son sujet. Dans sa perception, qu’elle soit rationnelle ou transcendantale, interviennent diverses formes d’intuition ou de «mémoire collective» consciente ou inconscientes. Mais il est confiné dans sa «spécialisation contextuelle» et une série de dimensions, éventuellement scientifiques, lui échappent si elles ont peu de chance de le concerner.

 

Le scientifique a lui une connaissance approfondie de sa discipline et, même s’il se veut pluridisciplinaire, il est confiné dans «la Science», la Raison ou l’idée qu’il se fait de sa discipline. Il y a peu de chances qu’il prenne en compte des dimensions «irrationnelles», soit qu’il les rejette a priori, soit qu’il ne dispose pas de clé pour les intégrer dans son analyse. Or l’irrationalité (réelle ou supposée) est une caractéristique humaine objective.

 

Même dans ce cadre objectif «élargi», la méthode scientifique souffre donc de lacunes. Toute motivation qui n’a pas pu s’exprimer de manière rationnelle risque d’être exclue de l’analyse scientifique[88]. Il est dès lors même difficile de résoudre la partie «objective» du développement durable dans un cadre purement scientifique. Le regard de l’Autre reste donc nécessaire non seulement en Politique du développement durable, mais aussi dans la Science du développement durable.

 

Pour tenir compte de ce relativisme politique et scientifique d’une part, et de l’universalisme intrinsèque (sauver la planète sans écraser ses voisins) du projet de développement durable , une théorie d’indicateurs du développement durable doit être acceptable quel que soit le point de vue opéré. En d’autres termes, elle devrait être universelle[89]. Il apparaît que la recherche participative est pour ce sujet un outil approprié pour obliger un minimum de relativisme culturel laissant un maximum de liberté pour les «horizons étroits» et limitant les impératifs universels, pour les horizons élargis, à leur strict minimum.

 

Méthode

 

L’acceptation de l’importance du relativisme culturel en matière de développement durable doit avoir des implications sur la méthode de recherche utilisée pour ce travail. Il s’agirait idéalement de confronter les hypothèses et les premiers résultats à diverses enceintes ou points de vue, pas seulement scientifiques.

 

En tant qu’étudiant, je me trouve cependant devant une difficulté pratique de taille. Comment construire un modèle à vocation «universelle» dans un cadre - une recherche personnelle – qui échappe à la participation générale?

 

Méthode de participation … virtuelle

 

Vues les contraintes pratiques qui nous empêchent de «consulter large» (au delà d’un cercle social restreint) nous proposons la méthode suivante, non dénuée d’artifices, nous en sommes bien conscients:

  • recherche bibliographique;

  • développement d’un cadre «personnel»

  • confrontation par projection dans un «regard de l’autre»

  • confrontation réelle au regard de l’autre.

Le troisième point est évidemment le plus périlleux. Il importerait d’arriver, ne serait-ce que virtuellement, à permettre par exemple à un paysan africain illettré quelconque, de participer à la théorisation du développement durable . Avant la confrontation réelle, cette méthode par projection dans des cultures contrastées devrait permettre un premier tri (par élimination) des diverses hypothèses ou indices en «compétition».

 

Cette méthode repose ici sur des lectures anthropologiques et sur mon expérience personnelle en Afrique . Elle comporte bien entendu des risques (éliminer une théorie par mauvaise traduction[90] du «regard de l’autre») . Mais ces risques ne sont pas plus grands que ceux de la réflexion en vase clos (suivant la «pensée unique»). Peu importe après tout qu’une hypothèse soit réfutée directement par un «primitif » ou par l’anthropologue qui s’en fait l’interprète, par un «illuminé» ou par un «moderne »: ils font tous partie de l’humanité.

 

La confrontation directe qui pourrait suivre peut se réaliser de différentes manières coutumières de l’anthropologie culturelle. Soit une confrontation réelle sous forme d’enquête participative (discussions transcrites in extenso, voire représentée dans un document cinématographique). Cette dernière peut être directe (communication dialectique, moyennant les traductions les plus fidèles possibles - ce qui n’est pas évident comme on le verra dans un chapitre dédié aux problèmes de traduction – et discussions sur le thème du développement durable et les indicateurs qui permettent de s’en assurer[91]). La confrontation peut aussi être indirecte à partir de documents libres comme une biographie d’une personne comme Baba Giwa (1949) dans laquelle toutes les préoccupations humaines égoïstes et altruistes se retrouvent. Enfin, une synthèse sous forme d’études anthropologiques basées sur ce genre de source (par exemple enquête participative à grande échelle) ne serait pas inutile, mais bien sur hors de mes moyens.

 

Pour personnaliser le «regard extérieur» de quelqu’un que nous n’avons pas ou plus l’occasion de rencontrer, nous utiliserons la méthode «naturelle» de consultation mentale d’un individu réel dont on se dit: «qu’en penserait-il?». Nous emprunterons par exemple le personnage de Womba[92], un agriculteur Balante rassa de Guinée-Bissau .

 

 

L’Esprit de Womba Nan Depa

 

Womba Nan Depa fut notre voisin à Caboxanque, Guinée-Bissau. Nous empruntons son nom pour personnifier un Balante «idéal-type», tel que nous percevons cette population à la fois traditionnelle et encrée dans le monde moderne, dont la particularité est de résister en connaissance de cause à certaines valeurs occidentales dites «universelles» comme l’économie d’échange, au nom de l’éthique balante. Womba aurait pu être un chasseur-cueilleur du Kalahari, un petit commerçant musulman, un prêtre bouddhiste ou une grand-mère occidentale illettrée. Càd toute personne pour qui la réciprocité fonde l’éthique, mais qui doit vivre ou survivre dans un cadre d’économie de plus en plus marchande. Si nous choisissons Womba, c’est parce qu’ayant vécu deux ans et demi dans son village, nous avons pu pendant de longues palabres confronter notre perception occidentale à la perception balante de divers problèmes. Il nous est dès lors permis, non pas de savoir exactement ce que pense Womba, mais de l’imaginer à la lueur du choc culturel de nos contacts de l’époque.

 

Il y a dans toute société, en particulier la société balante où la palabre n’est pas un vain mot[93], des tenants et des opposants de thèses variées. Un deuxième personnage «type» pourrait intervenir dans la discussion. Ce pourrait d’ailleurs être Womba lui-même «pensant tout haut», mais appelons-le Maudo[94].

 

L’Esprit de Maudo,

 

Maudo est un jeune lettré de la trentaine récemment initié. A ce titre, il exerce une fonction de maintien de l’ordre dans la société, exécutant les décisions du Conseil. Mais il participe également au Conseil des «anciens» où il tente de défendre une volonté de changement, de modernisation de la société, de développement par l’accès à des outils technologiques appropriés. Pendant la lutte de libération, il aurait été guerilleros. Aujourd’hui, membre du PAIGC et sans doute futur membre du Comité villageois (contact officiel entre village et administration), il tente non sans difficulté de distiller au Conseil une idée de progrès technologique et culturel, en raison des bienfaits qu’il en attend pour l’ensemble. Il est néanmoins limité dans cette voie par sa propre éthique et par la pression sociale profondément égalitariste, qui lui empêche de montrer l’exemple en s’engageant lui-même dans des projets pilotes individuels. S’il avait été un peu plus jeune, il aurait peut-être fait partie du mouvement contestataire des non-initiés, le mouvement jang-jang, harassé par la surcharge de travail et les contraintes sociales imposées par le pouvoir traditionnel. Mais le Conseil des anciens ne lui est pas inconnu. Dès l’adolescence, il avait en effet été plusieurs fois désigné par ses pairs comme chef de groupe d’âge, et avait été consulté à ce titre par le Conseil pour les débats politiques concernant toute la communauté, en particulier l’adhésion à la guerre de libération. Plus tard, sans être chef de groupe, il avait parfois été consulté en raison de ses capacités exceptionnelles prouvées par des actes de bravoure comme des vols spectaculaires, ou en tant que lettré. Maudo est promis à une belle carrière politique tant interne qu’externe car il représente le lien entre modernisme et tradition.

 

Il va de soi que ces personnages[95] sont aussi caricaturaux que le sont les classes sociales de Marx ou l’homo economicus de la théorie néolibérale. Ils sont cependant indispensables au débat dans la mesure où ils sont sans doute plus représentatifs du reste de l’humanité, «pauvre et déconnectée», que la minorité intellectuelle qui traite du développement .

 

Nous les avons choisi dans la société balante par opportunisme, ce qui est une limite pour en faire un «idéal type» mais peut suffire à ce stade du débat. D’autres regards portés par d’autres points de vue culturels pourront par la suite étayer ou contredire ces critiques.

 

Nous essayerons donc autant que possible pendant les réflexions théoriques de nous poser régulièrement la question: «Et qu’en penseraient Wombaet Maudo?»[96].

 

Il s’agira d’une méthode de travail pas tellement différente de celle qui vient spontanément lors de réflexions en cercles restreint, où l’on s’imagine ce qu’en penseraient les absents en demandant à des «experts de terrain».

 

La méthode scientifique elle même prévoit de «donner la parole» aux défenseurs et opposants d’une thèse en discussion. Remarquons que cette méthode est utilisée par les animistes quand ils «entrent en communication avec leurs ancêtres», ou par les croyants en prière. Le chef de famille balante, lors d’une séance rituelle favorisant la méditation, s’adresse à son père défunt comme s’il était là, et ce père continue, virtuellement, à le conseiller comme il l’aurait fait. Le chef de famille, en consultant les ancêtres ou les «esprits», adopte en fait une démarche d’expert. Pour cela, il faut que le demandeur arrive à se représenter mentalement son interlocuteur, ce qui est d’autant plus facile qu’il l’a bien connu. De même, le prêtre «interroge Dieu» sur base de ses connaissances théologiques et interprète sa volonté pour des problèmes concrets. Pour les uns comme pour les autres, la conformité de leur représentation mentale du «conseiller absent» est validée par la répétition de l’expérience en double-aveugle (si d’autres «chercheur» arrivent à la même conclusion indépendamment).

 

Il va sans dire que la méthode qui consiste à se faire l’interprète autoproclamé de la pensée d’autrui est assez fragile. Faire appel à l’esprit de Womba n’est qu’une manière imagée de se baser sur mon expérience de terrain.

 

Nous fondons en effet ce «regard de l’autre» sur notre vécu personnel de «choc culturel», en quête du «meilleur développement viable» pendant plusieurs années avec des «développés» , des «développeurs» et la littérature: telle est la «confrontation au regard de l’autre» la plus contrastée à laquelle nous pouvons, dans le cadre de ce travail incomplet, faire référence aujourd’hui.

 

«… il s’agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l’autre donne du sens à la nôtre» (Latouche, 2001).

 

Preiswerk (1975) qualifierait cette approche de

 

«relativisme radical, qui analyse la conception de la vie dans la société traditionnelle; elle cherchera à éliminer les concepts et valeurs de la culture du chercheur et à se fonder sur ceux de la culture observée; elle diminuera les risques de déformation de l’objet d’étude mais elle augmentera les difficultés de la communication interculturelle».

 

En tant qu’interprète, les anthropologues peuvent contribuer à faciliter cette communication interculturelle. Afin de faciliter la compréhension par des lecteurs d’autres disciplines ou ayant des expériences de choc culturel différentes, je consacrerai quelques chapitres à l’explication de la manière de voir le monde pour un «Balante moyen», auquel je me réfèrerai parfois, ou pour des cultures décrites dans la littérature.

 

La dernière étape de la confrontation serait de faire relire le travail par des anthropologues, puis de l’exposer, si possible, à des personnes d’horizons lointains, ce qui n’entre pas encore dans mes moyens.

 

 

CHAPITRE II. L’ÉCONOMIE DE RÉCIPROCITÉ

 

De l’observation anthropologique à la réciprocité

 

Nous avons servi pendant un mois d’informateur et d’interprète pour une mission d’étude en Guinée-Bissau de Dominique Temple, un anthropologue indianiste. Les questions qu’il posait pour vérifier ses hypothèses pour une théorie universelle de la réciprocité , et les réponses que donnaient les notables Balantes ou Nalus intérrogés fournirent une clé de compréhension de certains comportements économiques "irrationnels" observés par les «développeurs» chez les Balantes brassa bunghe (société agricole d'abondance). Temple (1987) démontra que l’économie balante était basée avant tout sur l’économie de réciprocité, ce qui fut confirmé immédiatement par d’autres chercheurs-acteurs de terrain travaillant en milieu balante (Sydersky[97], 1987, Sabourin[98], 1988) en complément d’une thèse en anthropologie politique qui s’achevaient à ce moment (voir Handem, 1986). Cette découverte pour nous de la réciprocité comme théorie économique complémentaire - qui résista à quatre ans de recherche économique «néoclassique » menées par la suite en Belgique (voir Kestemont et al, 1992) - est une des motivations de cette thèse.

 

Elle justifie pourquoi nous voudrions pouvoir "tester" tout indicateur à la lueur de sociétés où la réciprocité coexiste avec l'échange jusque dans ses rapports au "reste du monde ".

 

La sphère relationnelle

 

Une des caractéristiques de la théorie néoclassique est la disparition complète de la dimension éthique dans la perception des relations économiques.

 

En paraphrasant Beckerman (1992)[99], on pourrait résumer la règle de conduite néolibérale par la phrase "... la façon la plus sure d’arriver au développement durable est de devenir riche".

 

La théorie de l’économie de réciprocité renoue, comme nous le verrons, avec les fondements éthiques de l’économie, présents chez ses antiques précurseurs comme Aristote (-350b), et même chez des «matérialistes» comme Marx[100]. Elle permet de prendre du recul par rapport à la seule sphère marchande, et renoue le lien entre économie et société.

 

Avant d’expliquer longuement ce qu’est la réciprocité , il est nécessaire de redéfinir l’économie .

 

L’économie retrouve son sens étymologique, càd la gestion de la «maison» de l’homme, autrement dit suivant un concept plus récent, de la technosphère. Nous incluront donc dans cette sphère économique étendue:

  • les échanges non marchands, tels que le troc;

  • l’économie d’autosubsistance, et l’économie informelle (celle qui n’apparaît pas dans les statistiques);

  • tous les transferts de biens et de services qui ne relèvent pas de l’échange .

Nous verrons que le concept de réciprocité concerne toutes ces catégories mais permet une prise en compte de la troisième catégorie, que les théories marchandes n’arrivent pas à expliquer. Enfin, la réciprocité s’étend jusqu’aux relations purement sociales: les rapports humains.

 

L’économie de réciprocité peut se positionner, dans les trois sphères de Passet, entre la sphère sociale et la sphère économique (marchande) qu’elle englobe en grande partie (à part peut-être la spéculation financière), et jusque dans la sphère environnementale qu’elle peut partiellement recouvrir si l’on se place d’un point de vue culturel animiste, et peut être d’un point de vue de l’écologie profonde (Gaia).

 

Les quatre sphères

 

L’importance de la réciprocité dans le comportement humain a été mis en évidence dans une abondante littérature en sociologie, ethnologie et anthropologie , ainsi que dans des expériences de psychologues et d’économistes (voir références à partir de 1960 par Falk et Fischbacher, 2000).

 

Nous allons expliquer la théorie de réciprocité par une série d’exemples basés sur notre expérience personnelle et sur la littérature anthropologique et économique

 

La réciprocité

 

Temple et Chabal (1995) dressent une nouvelle interprétation des observations de Mauss et Malinowski sur le don , en tant que forme de rapport économique difficilement explicable par la théorie économique. Le terme «réciprocité » regroupe les différentes formes de relations humaines qui ne se résument pas à un échange .

 

Pour Mauss (1924), le cycle don -contre don est implicitement une forme archaïque de l'échange , quoiqu'il hésite à ce sujet. La réciprocité ne ferait donc pas exception aux théories utilitaristes. Les économistes de l’époque se sont emparés de cette interprétation qui universalisait en quelque sorte les théories économiques classiques. Ces dernières ne prétendaient en effet pas jusque là s’occuper d’autre chose que du système marchand.

 

Mais pour Temple, la réciprocité est par contre l’inverse de l'échange , autrement dit son complémentaire indissociable. Il l'argumente de multiples façons dans diverses publications en prenant des exemples chez les Indiens d’Amazonie (chez qui il a vécu 7 ans), Mauss, Malinowski, Marx, Gorbatchev, Cabral, et Aristote. Sa théorie explique en particulier les comportements "inexplicables par l'échange différé" que j'ai observé chez les Balantes et ailleurs, et dont nous verrons quelques exemples. L’abondante littérature économique expérimentale (bien résumée par Fehr et Gätcher, 2000) aujourd’hui consacrée au gradient de comportements humains entre égoïsme pur, réciprocité et altruisme pur lui donne implicitement raison .

 

On peut déduire de cette littérature un gradient de comportements humains fondamentaux répondant schématiquement au modèle ci-dessous:

 

égoïsme pur----- réciprocité ---- altruisme pur

 

 

La réciprocité elle-même prend différentes formes et «intensités d’altruisme ». On distingue (Fehr et al, 2002, Sethi et Somanathan, 2003) une forme de réciprocité dénuée sans ambiguïté de tout égoïsme direct ou indirect et qu’ils appellent réciprocité dure :

 

«Une personne est réciproque dure si elle prête à:

  • sacrifier des ressources pour être agréable à ceux qui sont agréables (réciprocité positive dure);

  • sacrifier des ressources pour punir ceux qui sont désagréables (réciprocité négative dure)

La caractéristique essentielle de la réciprocité dure est la volonté de sacrifier des ressources pour récompenser les comportements bienveillants (fair) et punir les comportement malveillants (unfair) même si c’est coûteux et que cela ne donne lieu à aucun bénéfice matériel présent ou futur

 

Qu’une action soit perçue comme juste ou injuste dépend des conséquences distributionnelles de l’action par rapport à des actions de référence neutre (Rabin, 1993), et des motivations ou intentions (Falk et Fischbacher, 2000)[101].

 

Fehr et al (2002) distinguent la réciprocité dure de l’altruisme pur (bienveillance inconditionnelle) dans la mesure où la réciprocité dure est conditionnelle à la perception qu’on a des autres acteurs. L’altruisme peut être considéré comme une forme extrême de la réciprocité (s’adressant également à des personnes purement égoïstes par exemple), alors que la réciprocité «dure» n’en est qu’une variante.

 

Les comportements observés dans le monde réel combinent égoïsme et réciprocité . Suivant les définitions et les théories, on peut classer, sur une échelle de comportements allant de l’égoïsme à l’altruisme , les zones de pertinence des théories utilitariste d’une part, et des théories de la réciprocité d’autre part. Les grisés du graphe ci-dessous correspondent aux définitions plus ou moins restrictives de l’utilitarisme rationnel (ligne du bas) et de la réciprocité (ligne du haut). L’essentiel à noter est que l’utilitarisme est absolument incapable, même au prix de tortueux aménagements, d’expliquer la réciprocité dure . Par contre, la réciprocité ne peut pas expliquer un comportement 100% égoïste, de sorte que les deux théories sont complémentaires.

 

 

 

réciprocité

 

égoïsme pur

 

 

réciprocité dure

 

altruisme pur

utilitarisme

 

 

 

 

 

 

Dans diverses conditions expérimentales appliquées à divers pays du Nord[102], on observe une proportion tombant rarement en-dessous de 40% et jusqu’à 66% de sujets manifestant des comportements de réciprocité positive dure, contre 20 à 60% de comportement égoïstes (Bolle, 1998; Fehr et Falk, 1999, McCabe, Rassenti et Smith, 1998, Charness, 2000, McCabe, Rigdon et Smith, 2000, Abbink, Irlenbusch et Renner, 2000; Gächter et Falk, 2001, Fehr et Gächter, 2000), dont 20 à 30% purement égoïstes (Fehr et Gächter, 2000).

 

L’altruisme pur (coopération inconditionnelle avec un partenaire anonyme égoïste) est pratiquement inexistant dans les expériences (Falk et Fischbacher (2000), ce qui est compatible avec la réciprocité dure (la propension à punir les «égoïstes» va à l’encontre du sentiment naturel d’altruisme[103]). De même, la réciprocité a tendance à disparaître face à un partenaire aléatoire non humain (ibidem) ce qui montre le caractère éminemment social de la réciprocité.

 

Notons que la réciprocité dure observée expérimentalement ne peut pas s’expliquer par d’autres théories dominantes de l’altruisme et de la coopération (Fehr et al, 2002, p. 10):

  • ni par la théorie de la sélection parentale car les sujets des expériences savent qu’ils sont étrangers les uns aux autres;

  • ni la théorie de l’altruisme réciproque (un altruisme conditionnel à un retour, en fait, une forme d’échange différé) car il n’y a pas de gain futur lié à la coopération manifestée;

  • ni par la théorie de la réciprocité indirecte car les sujets sont anonymes et ne se voient pas, ni ne se connaîtront, ce qui implique aucune influence sur la réputation individuelle;

  • ni par la théorie des signaux de coûts de traits inobservables pour les mêmes raisons.

Comme les sujets interagissent une seule fois sous toutes ces conditions, aucune théorie de l’évolution n’arrive à rationaliser ces comportements. Il s’agit donc bien de comportements «irrationnels» basés sur l’émotion ou tout autre facteur de sociabilité instinctif ou acquis.

 

Nous allons maintenant nous concentrer sur la réciprocité dans son sens le plus large, telle que définie par Temple et Chabal (1995), incluant l’altruisme et excluant les formes pures de calcul différé.

 

L’économie de réciprocité , la réciprocité dans l’économie, et les générations futures

 

La réciprocité intervient dans l’économie totale de deux manières:

  • elle détermine les forme non marchandesde flux de biens et services (l’économie de réciprocité );

  • elle contribue à la marche des affaires (l’économie marchande)

La réciprocité n’est pas limitée aux «échanges» sociaux (amitié etc) ou aux échanges marchands car elle est elle-même porteuse d'économie en dehors de l’économie marchande (Temple et Chabal, 1995). Elle engendre des flux de biens, motive des modes de production particuliers, peut même engendrer des surproductions et comporter des formes d’aliénations et d’effets pervers (par exemple dans le Potlatch). Elle peut est positive (dons) ou négative (réciprocité de la Vengeance chez les Jivaro). Elle explique le "quiproquo historique" entre amérindiens (qui voulaient dominer par le don ) et conquistadors (motivés par l’accumulation), incompréhension réciproque qui a mené les Incas à leur perte. Elle explique l’escroquerie. Elle explique aussi l'ambiguïté des relations Nord-Sud, et le poids de la dette morale que nous avons pour les USA qui nous ont «libérés du fascisme et préservé du communisme» (Verhofstad, 2002).

 

Pour Temple et Chabal, l'échange apparaît quand le lien social passe au second plan. Comme il a toujours existé (voir encart), il serait difficile de le percevoir comme une étape «postérieure» d‘évolution . C'est une solution retenue par tous les peuples quand elle permet des solutions matérielles gagnant-gagnant (suivant les théories économiques) sans investissement social démesuré.

 

Hérodote donne un exemple de “commerce à la muette” quasi dénué de relations humaines entre Cartaginois et indigènes d’une contrée en Libye: «lorsqu’ils sont arrivés chez ces hommes et qu’ils ont débarqué leurs marchandises, ils les déposent en rang le long de la grève, se rembarquent sur leurs vaisseaux et font de la fumée; les indigènes voyant cette fumée, se rendent au bord de la mer, déposent de l’or qu’ils offrent en échange de la cargaison, et s’en retournent à distance; les Carthaginois débarquent, examinent l’or; s’il leur paraît équivaloir à la cargaison, ils l’enlèvent et s’en vont; s’ils ne leur paraît pas équivalent, ils remontent sur leurs vaisseaux et s’y tiennent; les indigènes s’approchent et ajoutent de l’or à ce qu’ils avaient déposé, jusqu’à ce qu’ils les aient satisfaits. Ni l’une ni l’autre des parties, disent les Carthaginois, ne fraude: eux-mêmes ne touchent pas à l’or avant qu’il ait atteint à leur avis une valeur égale à celle de la cargaison, et les indigènes ne touchent pas aux marchandises avant qu’eux aient pris l’or.» (Hérodote, 1945)

 

Cet exemple montre qu’il est difficile de concevoir une économie qui ne fasse pas appel aux relations humaines, sauf à la virtualiser en augmentant la distance sociale, comme peut-être dans le capitalisme économétrique.

 

La réciprocité par contre se définit inévitablement en rapport aux autres (recherche de prestige, valorisation du Nom, valorisation du lien), en rapport à soi-même (production de Sens, d'Etre (humain) pour soi-même, incognito), ou par seule référence au groupe (altruisme pur et réciprocité dure de Fehr et al, 2002). Elle fonde l'éthique. Elle existe dans toutes les sociétés et à toutes les échelles. La norme de réciprocité «n’est pas un élément de culture moins universel et important que le tabou de l’inceste» (Gouldner, 1960). Elle s’applique à toutes les formes de relation , qu’elles comportent ou non des aspects matériels.

 

«La réciprocité n'est pas seulement la matrice du sentiment d'humanité mais aussi la condition nécessaire de la fonction symbolique.

Il existe plusieurs structures élémentaires de réciprocité , chacune génératrice d'un sentiment de soi spécifique qui se traduit par une valeur éthique : la réciprocité binaire est la matrice du sentiment d'amitié, la réciprocité ternaire unilatérale est la matrice du sentiment de responsabilité , la réciprocité ternaire bilatérale est la matrice du sentiment de justice, la réciprocité collective (le partage) est la matrice du sentiment de confiance...»(Temple, 1997c).

 

Dans le monde moderne , l’économie de réciprocité "persiste" à l’état pur surtout au niveau familial, dans les relations d’amitié et d’amour. En fait, l'homme cherche toujours à "s'humaniser" et à construire de la réciprocité, si nécessaire contre la "main invisible" du marché . Le sursaut anti-mondialisation relève sans doute de la réciprocité. Le refus de recevoir (ou de donner), à la crise d'adolescence, est sans doute une manifestation de la recherche d'une rupture de réciprocité pour "couper le cordon" et se libérer de la relation de don unilatéral des parents pour des relations (de réciprocité) extra-familiales. L'adolescent revendique alors des échanges marchands ou l'indépendance économique avec les parents, mais il s'investit dans le lien aux autres ou la construction de Soi.

 

Notre thèse est que seule la réciprocité - en particulier la réciprocité ternaire ( Temple, 2000) - peut expliquer un aspect fondamental du développement durable : la prise en compte des générations futures .

 

En effet, un auteur dont j’ai perdu la référence écrivait:

 

"la difficulté du développement durable , c'est que les générations futures ne nous rendront pas ce que nous ferons pour elles. Pourquoi le ferions-nous alors?".

 

Jonas (1993, p.64) faisait la même constatation:

 

«L’avenir, qu’a-t-il jamais fait en ma faveur? est-ce qu’il respecte, lui, mes droits?»

 

Chabal (1996) montre que le don désintéressé relève d’une forme de réciprocité , appelée «chemin» (Racine, 1986) ou réciprocité ternaire unilatérale (Temple, 1997c), avec les mêmes caractéristiques fondamentales: recevoir, puis donner à son tour avec intervention d’un «Tiers inclus» (Lupasco, 1974) incarné ou non dans un objet ou une personne. Par exemple pour la mère et son nourrisson, recevoir de l’amour et le donner à son tour[104]. Ou par exemple, se sentir responsable.

 

Dans une perspective d'échange strictement intéressé (marchand ou non), il est impossible d'arriver au développement durable . C'est même exclu car il est impossible d’échanger avec les générations futures ! Seule l'éthique ou le «reflexe social» ou le «sentiment de responsabilité » sont dans ce cas déterminants. L’intérêt même que suscite le développement durable est en contradiction avec la théorie utilitariste.

 

Suivant les Sages qui expliquent comment fonctionne la réciprocité dans leur culture «traditionnelle», l'objet (servant de monnaie de réciprocité) "donné" est porteur d'âme (le «tiers inclus», ou l’humanité, ou la «parole»). Après un cycle passant par des tierces personnes, cette âme finit par «revenir» sous forme d'autres objets (dans les cas où il y a obligation de rendre). Ce «retour» peut très bien avoir lieu après la mort si la société qui l’applique a une conception cyclique du temps . Mais de plus, le cycle de dons est une multiplication, en soi, de l'humanité entre ceux qui y participent et peut être perçu comme du «développement » dans une perception non réversible du temps[105].

 

Quand on donne un objet convoité à un Balante, cet objet se retrouvait systématiquement, le lendemain, dans les mains de quelqu'un d'autre. L'objet rare est témoins de la relation entre donateur et donataire, et peut porter le Nom des donateurs successifs si le prestige en vaut la peine («je l’ai reçu d’Untel qui l’a reçu d’Untel»). Il est vite donné à quelqu’un d’autre soit spontanément, soit sur demande («tu as un bien joli collier, donne-le moi»). Les Noms eux-mêmes finissent par disparaître, tandis que l’essence plus profonde, l’Humanité et le renforcement des liens, se renouvelle.

 

La relation de réciprocité peut être ainsi plus ou moins «sanctifiée» par un objet. Telles les stèles «échangées» contre la femme dans certaines sociétés, ou l’ alliance échangée lors du mariage (on échange deux objets identiques!). Apporter une bouteille de vin ou un bouquet de fleur quand on est invité à un repas relève d’une forme atténuée de ce processus. Offrir des cadeaux lors d’un anniversaire, léguer des objets «porteurs de sens» (comme la collection de timbres soigneusement accumulée) relèvent du support matériel à la réciprocité. De même, un cadeau d’adieu offert à un collègue qui part définitivement peut difficilement se concevoir comme une forme d’échange intéressé .

 

De la même manière, la "terre que nous empruntons à nos enfants" (St-Exupéry) et le capital que nous leur léguons ne sont rien d'autre que notre contribution à la perpétuation de l'Humanité (et inversement si nous léguons des déchets). Il s’agit d’une responsabilité née de la réciprocité ternaire. La terre elle-même est une monnaie de réciprocité, ou peut-être un capital de réciprocité en plus d’un capital naturel!

 

Il peut y avoir dans l’acte altruiste apparent une part intéressée, utilitariste (donner consciemment ou non pour gagner du prestige, pour produire du Sens, par amour-propre, pour bien se faire voir par Dieu ou pour entrer dans l’histoire)[106], mais c’est surtout une part instinctive, désintéressée, émotive, qui caractérise l’impossibilité pour tout être vivant de s’extraire complètement de son environnement, qu’il soit matériel ou social.

 

Une théorie qui se veut «universelle» ne peut pas ignorer cette forme de relation qui brasse dans toute société des quantités de biens et de services importants. Il s’avère donc que les flux de biens et de service relèvent plus souvent de la réciprocité que de l’échange «rationnel égoïste».

 

«Si la sphère de la circulation est régie par deux principes qui se ramènent à l'échange et à la réciprocité , il en est de même de celle de la production : la plupart des êtres humains produisent davantage pour donner, que pour posséder». (Temple, 2003).

 

La littérature économique expérimentale abonde sur le mystère de l’altruisme , de la contribution au bien commun et des motivations profondes des travailleurs à «en faire plus que le minimum requis par le contrat». Les chefs d’entreprise pensent empiriquement que d’autres motivations que les salaires sont nécessaires, qui doivent «avoir un rapport avec la générosité» (Bewley, 1995, p. 252). Fehr et Gächter (2000) démontrent le rôle de la réciprocité (négative ou positive) comme moteur essentiel direct ou indirect de l’économie marchande elle-même:

  • pour la participation au bien commun;

  • pour le développement de normes sociales[107];

  • pour la réalisation des contrats[108];

  • pour la motivation des travailleurs[109]

  • pour la stabilité des salaires[110], le partage des bénéfices[111]

  • comme fondement de l’imperfection des contrats[112];

 

Au regard de ce qui précède, il devient exclu sur le plan social de se référer à la seule théorie néoclassique et à la seule sphère marchande pour expliquer les flux de biens et de service, ni bien entendu à la seule théorie utilitariste sur le plan social.

 

Ce qui compte dans la réciprocité , c’est la relation elle-même, non ses protagonistes

 

L’importance dans la réciprocité , c’est plus la relation elle-même que les personnes qui y prennent part ou leur intérêt économique «gagnant-gagnant».

 

Pour donner un exemple occidental, la dimension d’«échange intéressé » d’un mariage serait caractérisé par «les conjoints», alors que la réciprocité serait caractérisée par «le couple». Le couple représente plus que la simple somme des deux conjoints. L’Humanité ne se résume pas à la somme de tous les hommes.

 

Aucune théorie économique basée sur l'échange utilitariste ne peut expliquer un comportement "altruiste" à long terme (ou même à longue distance) ou anonyme. Le succès de l’aide d’urgence relève peut-être d’un instinct d’assistance à autrui. D’un point de vue utilitariste, on n’a pas intérêt à porter anonymement assistance à une personne mourant de faim à l’autre bout de la planète. Charness et al (2001) montrent que les gens montrent de l’attention pour les autres, même en cas de distance sociale inhérente à des interactions anonymes via l’internet. Dans une expérience anonyme virtuelle, ils obtiennent 28% de population manifestant de la réciprocité positive contre 43% avec moins de distance sociale.

 

Par contre, il existe également la réciprocité négative, telle que la réciprocité des meurtres chez les Jivaros(Temple et Chabal, 1995) ou la propension à punir, même à perte, des comportements inciviques. Il ne s’agit pas de simple vendetta ou de loi du talion (œil pour œil, dent pour dent, relation de simple échange «négatif»). En effet, d’une part, le mode de réciprocité «chemin» décrit plus haut est le plus fréquent, ce qui ne pourrait s’expliquer par l’échange rationnel. Chez les Jivaros par exemple (Harner, 1972), un clan qui subit un meurtre a reçu de l’»esprit de meurtre» alors que le clan meurtrier en a perdu. Si le déséquilibre qui en découle dure trop longtemps, c’est le clan meurtrier qui réclame vengeance! Il a besoin de subir un meurtre pour récupérer son âme de meurtre. Le «don d’âme de meurtre» est, comme pour la réciprocité positive, circulaire, et il est fréquent que la victime se «venge» sur un autre clan «innocent», qui devra lui aussi entrer dans le circuit et éventuellement retomber sur le premier clan.

 

L’intervention de tiers intervient très fréquemment dans la réciprocité . On observe ce genre de scénario dans le monde moderne . Pour retrouver l’équilibre, un coupable peut se faire héros (par exemple se faire moine), et il arrive qu’une victime se fasse bourreau à son tour[113], sans qu’il y ait réciprocité directe (exemple: pédophilie). Il est généralement difficile de réaliser cet équilibre de manière bilatérale et l’intervention de tiers est nécessaire[114].

 

Remarquons que les différentes formes de réciprocité coexistent partout (Temple et Chabal montrent que la réciprocité positive est également très forte chez les Jivaros, y compris entre «ennemis»). Tout cela intervient dans la relation privilégiée entre individus ou clans, ou pays (pensons aux relations franco-allemandes à travers l’histoire). Ce type de relation a des impacts déterminants sur les flux économiques, qui ne peuvent pas s’expliquer par les seules théories rationalistes.

 

Pour revenir à la réciprocité positive, que penser en effet des legs, et plus généralement des dons des aînés aux cadets? Nos enfants peuvent nous "payer en retour" (en assurant nos vieux jours, en nous respectant) sur l'héritage que nous leur laissons, mais nos arrières-arrières petits enfants ne le peuvent pas.

 

Dans ces conditions, seul le recours à Dieu (qui "nous le rendra au centuple"?) pourrait peut-être encore expliquer en terme utilitariste que nous soyons si préoccupés par les générations futures . En admettant que les «offrandes aux dieux» ou aux défunts (de l’homme de Neandertal aux Aztèques en passant par les Egyptiens) soient un investissement utilitariste, je vois mal en quoi il serait alors dicté par la raison . Aujourd’hui encore, de grands rationalistes scientifiques modernes n’en sont pas moins croyants ou empreints d’idéologie .

 

On pourrait se dire que l’altruisme peut encore s’expliquer de manière rationnelle (paradoxalement) pour celui qui croit en Dieu. Mais comment expliquer les mêmes comportements venant de personnes sans foi ni loi? Comment expliquer le don à l’étranger, ou le don anonyme comme le don de sang? Pourquoi perdre de l’énergie ou de l’argent pour un paysage, pour les pandas, pour les poulets Bio? Comment expliquer les pulsions salvatrices face au feu, aux marées noires, aux inondations, parfois pour sauver une parcelle futile d’environnement, une plante, un animal, un objet? Une mère qui se sacrifie instinctivement pour sauver son enfant pourrait très bien le laisser mourir et en faire un autre. Mais son enfant n’est pas remplaçable par un autre, pas plus que la relation particulière qu’elle vit avec lui.

 

Car suivant la réciprocité généralisée, un homme responsable appartient à une structure ternaire cachée, qui fonde sa responsabilité (Chabal, 1996):

 

«Un premier don n’est jamais un premier don(…).Un service est toujours rendu (…) (par référence à la dette) que nous contractons en naissant, dont les modernes croient devoir s’affranchir, dont les civilisations orientales ont gardé bien mieux que nous le sens (Malamoud, 1988); et quand bien même l’on n’aurait jamais reçu de service, quelqu’un d’autre en aurait reçu. Je donne pour que tu donnes mais pas forcément à moi. Ce n’est peut-être même pas toi qui donneras mais quelqu’un d’autre à quelqu’un d’autre …Une réciprocité discontinue, apparemment discontinue, révélant des interactions cachées, se découvre.(…) C’est d’ailleurs bien comme cela que les gens généreux comprennent leurs actes, qui estiment avoir plus reçu que donné.

L’idée de responsabilité est la clé qui permet de résoudre le problème des structures cachées de réciprocité . (…) Son acte est un appel pour qu’autrui soit également responsable, et incarne à son tour le Tiers en reproduisant le don . La possibilité d’extension de la réciprocité est ouverte.»

 

Selon Chabal, le don unilatéral est une provocation à la réponse d’autrui, voire, s’il sort de la communauté, une proposition d’élargir la communauté en une communauté plus large. C’est un pari sur l’humain. Le désarmement unilatéral, la lutte non-violente de Gandhi seraient de bonnes illustrations de ce pari du don. Il s’agit bien d’un pari dans la mesure où la réponse d’autrui (la reproduction du don) est potentialisée par l’acceptation du don. Gandhi ou Mandela ont réussi là où les Incas ont échoué (ce que Temple appelle le quiproquo historique), dans la mesure où les conquistadores n’ont pas «reçu» les dons des indiens en ne les reconnaissant pas comme donataires mais, au mieux comme naïfs, au pire comme «dissimulateurs» ou comme «sauvages».

 

De même, si nous ne reconnaissons pas les dons de la nature, elle n’entre pas dans notre structure de réciprocité comme elle pourrait l’être dans une société animiste.

 

L’intérêt pour les générations futures relève sans doute du même pari. Il arrive qu’un Grand Homme balante se suicide pour laver un déshonneur qui risque de mettre en péril la famille. Des millions de soldats ont, au long de l’histoire «donné leur vie» pour un avenir meilleur.

 

Les cimetières sont en fait pleins de héros anonymes, sacrifiés à l'autel de l'Humanité.

 

Une théorie globale ne peut les ignorer.

 

Réciprocité et charité

 

Remarquons qu’il faut distinguer la charité , qui est un don d’excédent, du don de réciprocité . Dans ce dernier, le besoin de l’autre est plus important que le besoin de soi-même et on accepte si nécessaire de se déposséder de ce qu’on a de plus cher pour entretenir la «relation ».

 

D’autre part, le don n’engendre pas nécessairement le prestige, comme c’est souvent le cas. Pour que la relation perdure, il faut que le don se reproduise. Les bénéficiaires des projets caritatifs sont entretenus dans une situation inférieure par le fait même du don (recevoir est une obligation mais aussi une soumission, l’inverse du prestige du donateur, ce qui oblige à donner à son tour pour récupérer de l’être). Temple l’exprime bien par un exemple.

 

“Un jour où j’accostai dans un endroit isolé d’Amazonie où vivait un missionnaire en contact avec une communauté dirigée par un chef légitime, ce dernier me dit: “Ce prêtre est venu ici il y a dix ans apportant avec lui un bateau; plus tard il apporta un dispensaire; ensuite une scierie. Pour qu’il demeure encore ici, le temps est venu qu’il donne autre chose: pourrais tu lui suggérer qu’il apporte des tôles ondulées pour les toits car depuis que nous sommes installés ici, les palmiers alentours ont tous été coupés et nous n’avons pas de palmes pour renouveler les toits de nos maisons»

Le missionnaire ne se rendait pas copte, semble t’il, que son pouvoir venait uniquement de ses dons. Le jour où ses services disparaîtraient, son pouvoir s’évanouirait. C’est ce que confirmait l’évêque de la région: «Il y a quatre cents ans que nous sommes ici et quand nous partirons, nous pourrons dire qu’il ne restera aucune trace de notre passage»»(Temple, 1986).

 

Réciprocité, animisme , religions et environnement

 

Nous allons tenter de voir comment la réciprocité et l’animisme sont également des expressions de l’intérêt inné que porte l’homme pour son environnement matériel.

 

Dans les sociétés animistes, toute forme d’organisation est susceptible d’abriter un esprit avec lequel on peut chercher à entrer en communication.

 

Nous ne parlerons pas des ancêtres, qui sont une extension de la vision «sociale» de l’univers, et qui entrent en jeu pour des relations soit de réciprocité soit d’échange plus ou moins intéressé avec les dieux, mais qui interviennent également en tant que désir de survivance, par les vivants, d’une relation disparue.

 

«Toutes les sociétés forestières croient en un équilibre global entre les ressources de la nature, les forces surnaturelles et les hommes: les forces surnaturelles favorisent les activités des humains en leur procurant des ressources naturelles, animaux ou plantes. Toutes pensent que l’harmonie de la vie en société et une bonne communication avec les êtres surnaturels, grâce aux rituels et aux spécialistes, permettent l’efficacité des activités de production. En contrepartie, les hommes se donnent comme ligne de conduite de ne pas abuser des ressources de la nature. Les maladies et la mort sont toujours attribuées aux forces surnaturelles et considérées comme des conséquences de la rupture des équilibres entre les hommes, les ressources naturelles et les esprits». (Bahuchet, 1997).

 

Prenons le cas du bois sacré.

 

Les bois sacrés existent dans toutes les communautés traditionnelles vivant en savane. Il y a par contre en forêt peu de sites sacrés (Bahuchet, 1997). Le sacré est peut être lié à l’idée de rareté des économistes, sauf qu’il est inaliénable et ne peut en aucun cas entrer dans des relations d’échange . Le bois sacré africain est supposé, pour une raison ou l’autre, être le siège d’un ou de plusieurs esprits qui ne supportent pas d’être dérangés[115].

 

Nos réserves naturelles ne sont-elles pas une forme occidentale («moderne ») de bois sacrés? La propriété privée elle-même peut jouer ce rôle de protection (la plus grande surface naturelle protégée en Belgique relève du privé). Peu importe le système utilisé pour protéger l’environnement: les «bois sacrés» existent partout et indiquent que l’humanité reconnaît une place à la nature sauvage, que ce soit implicitement ou explicitement. Cette place est plus ou moins disputée avec la nécessité pour l’homme de «lutter contre la (mauvaise) nature», également présente dans toutes les croyances. Beaucoup de cultures animistes donnent à la nature une place importante, reprise sous une forme moderne par le courant de l’»Ecologie profonde» [116] porté par Lovelock (1979), Devall et Sessions (1985), Goldsmith (2002) etc.

 

Les critiques du modèle de l’identité culturelle

 

L’écologie profonde peut être considérée comme une variante naturaliste du modèle de l’identité culturelle décrit par Bajoit dans le cadre sociologique (voir annexe). La reconnaissance de la réciprocité peut en effet appuyer les thèses «culturalistes» qui refusent l’hypothèse utilitariste et suggèrent en substance: «laissez-les vivre».

 

Bajoit (1997) rejette le modèle culturaliste – qu’il considère comme une expression ethnocentriste - car il est convaincu qu’il ne permet pas «de guider efficacement le développement d’un pays dans le monde d’aujourd’hui, tel qu’il est et va devenir». Kabou (1991) le rejoint sur ce point et se montre particulièrement irritée par le culturalisme[117] «auquel les Africains adhèrent, toutes classes sociales confondues» (p.56). Elle dénonce le «vendredisme délirant» (p.59)[118] dans lequel sont tombés nombre d’intellectuels africains inspirés par les travaux d’anthropologues «dogonneux» (Césaire, 1955)(p.7) et encouragés par le «gauchisme vert» (p. 58) qu’elle surnomme Babel:

 

«Babel (…) inquiet de la marche du monde dont il ne cesse de prédire la mort; angoissé par une civilisation industrielle qu’il ne se résout pourtant pas à quitter; grand protecteur des ressources naturelles en voie d’extinction parmi lesquelles Vendredi, son petit frère adamique». (p.69).

 

Malgré la pertinence sociale de leurs critiques, ces auteurs font selon nous l’erreur d’opposer culture et développement . Pour Kabou, il s’agit même d’un obstacle historique, hérité du «complexe d’infériorité des Africains suite à l’esclavage et la colonisation», dont il convient de sortir rapidement. Elle rejette marxisme, libéralisme et culturalisme et conclut son livre en écrivant «l’Afrique sera rationaliste ou ne sera pas» (p. 205), ce qui semble la jeter dans le rang des modernistes des années 60-70, dont les insuffisances ont justement motivé la naissance des autres courants (Bajoit, 1990, voir annexe). L’intérêt de son ouvrage est de démontrer combien les élites africaines elles-mêmes peuvent être hostiles, consciemment ou inconsciemment, au développement «à l’occidental», soit par opportunisme dictatorial (Mobutu), soit pour des raisons qu’elle qualifie de psychologiques en ce qui concerne les intellectuels et théoriciens du développement.

 

Sen, comme nous l’avons vu plus haut, se méfie également des traditions. Sa conception basée sur les capacités individuelles le pousse à rejeter toute forme de tradition qui aurait pour effet l’oppression des individus.

 

L’exercice du droit des peuples à l’autodétermination

 

Sans être aussi virulent que Kabou, on peut reconnaître, à l’appui des critiques des modèles culturalistes, que les sociétés africaines sont, suivant des modalités variables selon que l’on se situe à la ville ou à la campagne, demandeuses d’améliorations et d’appropriation des progrès technologiques et de certains biens de consommation (prenant parfois la forme de biens de prestige).

 

Les Balantes apportent, comme toute société humaine, de multiples exemples de cette appropriation continuelle d’apports extérieurs pour un développement de la société que ce soit sur le plan technique, culturel ou religieux.

 

Une des grandes fiertés de la station de recherche étatique de Caboxanque était le succès de sa semence améliorée de riz Roc5, plus résistante au sel et permettant une récolte précoce. Après quelques années de vulgarisation par le projet de la FAO, les riziculteurs l’avaient adoptée. Cependant, ils ne la cultivaient que sur les terrains marginaux, les plus salés. Ils s’en nourrissaient dès les premières récoltes, en fin de période de soudure, mais leur préféraient dès que possible les récoltes de riz traditionnel. La raison donnée par les villageois était que «ce riz ne remplit pas suffisamment l’estomac; après une heure, on a de nouveau faim». Les Balantes réservaient ensuite le Roc 5 aux excédents, en particulier à la commercialisation. Malgré ses qualités agronomiques, il s’agissait pour eux d’un riz de second choix sur le plan culinaire.

 

Or, en 86-87, apparut soudain un riz concurrent, qui se répandit comme la poudre, sans aucune intervention des projets. Il s’agissait de la variété Kablac. Cette variété avait semble-t-il été ramenée par un paysan lors d’une visite de rizières en Guinée-Conakri. De main en main et à la faveur des travaux d’entraide collectif, la nouvelle variété s’était diffusée d’elle-même.

 

Il n’y a pas que la technique qui évolue. Les rites traditionnels balantes eux-même évoluent sans cesse par exemple sur le plan vestimentaire[119] . Il a été démontré par ailleurs que les Balantes font preuve également d’un constant remodelage politico-religieux, dont le mouvement jang-jang fut une expression manifeste [120] (Kestemont, 1989).

 

«D’après les Grands Hommes[121] eux-mêmes du secteur de Cubucaré, les idées économiques de ce mouvement social (jang-jang) se situaient (…) plus dans la ligne de la logique marchande défendue par les autorités de l’Etat (supression des sacrifices lors des cérémonies, moins de consommation ostentatoire lors des funérailles), et modernisation des excédents pour de nouvelles formes de consommation qui intéressent les femmes et les jeunes». (Sabourin, 1988, p. 92).

 

Ces exemples montrent qu’il ne faut pas opposer culture et développement . Il ne s’agit pas de choisir l’un OU l’autre. Le mouvement jang-jang était une contestation interne propre à la culture balante et s’inscrivant dans sa logique d’expression: elle ne remettait pas en cause le système animiste en tant que tel. Le développement n’implique pas nécessairement une occidentalisation des esprits, pourvu qu’on ne le limite pas à une définition ethnocentrique.

 

Mais la prise en compte de la culture , qui ne peut se faire qu’en garantissant la participation des intéressés aux décisions qui les concerne, est indispensable au processus de développement . Du point de vue culturaliste, il n’y a pas LE développement, mais LES différentes conceptions du développement.

 

Notre thèse est que quand un projet de développement local communautaire ne fonctionne pas et qu’aucune explication ne peut être trouvée dans des erreurs techniques, il faut y voir un manque d’intérêt collectif, voire la violation des valeurs supérieures de la société à laquelle il s’adresse. C’est en particulier le cas dans les projets économiques (crédit) où l’on observe des détournements. La probabilité d’un détournement individuel est d’autant plus petite qu’il met en péril l’intérêt collectif. De fait, quand il s’agit de décortiqueuses de riz, les Balantes, pourtant réputés «difficiles» et «mauvais payeurs» par les développeurs, remboursent 100% de leur crédit et précipitent même le remboursement pour pouvoir bénéficier d’une machine de réserve (Kestemont, 1989).

 

Les critiques du modèle culturaliste découlent à mon avis d’une perception trop dualiste (occidentale) des paradigmes. Si l’on admet que développement peut être autre que la voie soi-disant «rationaliste» dessinée par l’Occident libéral ou marxiste, le développement n’est plus opposable à la culture , et la culture non occidentale ne fait pas obstacle au développement (au pire, elle fait obstacle aux formes les plus ethnocentriques du développement).

 

Quant à la méfiance de Sen pour des traditions oppressantes, elle peut mener à deux types de compromis:

-la théorie de Sen n’entre pas en contradiction avec certaines cultures, comme la culture balante, basée comme on l’a vu sur la compensation et l’équilibrage des droits et devoirs de chacun au long d’une vie (les Balantes vont beaucoup plus loin car ils ont une perspective communautaire, alors que Sen ne considère que les individus);

-pour d’autres systèmes basées sur l’inégalité sociale ou tombés dans des formes aliénées de la réciprocité ou de l’échange , la théorie de Sen peut entrer en conflit et aider les populations concernées à sortir de leur aliénation; la théorie tombe notamment à point nommé pour le monde moderne [122].

 

Voyons ce qu’en pense Temple (1997):

 

«Aristote constate cependant que le produit de la réciprocité est la grâce, et que lorsque ce sentiment naît dans une structure de face à face, il devient l'amitié car la grâce fait resplendir le visage d'autrui... Mais il est vrai que si l'on déifie la grâce, que si l'on hypostasie l'amitié, les divinités se disputent le ciel et la terre : chacune donne sa version du bien.... Il ne s'agit donc pas de faire appel à des valeurs transcendantales ni de fonder l'économie ou le politique sur l'éthique définie dans un imaginaire ou l'autre ni de suggérer un ordre de prééminence entre les biens. Il s'agit d'avoir le choix d'engendrer ces biens, la responsabilité , la justice, l'amitié..., par la reconnaissance des différentes structures sociales qui les produisent. Notre attention doit se porter sur les matrices de ces valeurs.

Tout imaginaire doit donc être récusé au bénéfice des structures génératrices des valeurs. De la même façon que l'on reconnaît à l'échange de révéler la valeur d'échange et que l'on s'inquiète de ce qu'il ne soit pas capable de produire ni la justice, ni l'amitié, ni même le libre arbitre, ou que l'on s'interroge de savoir à quelles conditions minimales il devrait souscrire pour éviter de conduire au pire, de la même façon nous devons reconnaître aux diverses structures de réciprocité les valeurs dont elles sont les matrices et nous interroger sur les conditions minimales à respecter pour que chacun puisse y participer en toute liberté.»

 

Dans le prolongement de cette pensée, et à l’opposé de Bajoit, nous pouvons affirmer qu’il existe bel et bien une politique de développement dans tout modèle issu de toute culture . Les sociétés d’une autre culture ne vivent pas isolées du monde. Elles subissent de la part de ce monde, en particulier de la part de la culture occidentale, une pression, une invasion sous différentes formes plus ou moins amicales: de la guerre aux ajustements structurels, de la persuasion idéologique à la publicité «ciblée» sur certaines couches plus fragiles (jeunes en particulier), de l’aide au développement à la charité . Le projet de développement est alors d’aider ces peuples à préserver leur droit à l’autodétermination , soit surtout en luttant «chez nous» contre les offensives inamicales, soit en appuyant ces peuples, à leur demande et à leurs conditions, dans leurs résistances contre tout impérialisme, soit en leur rendant les moyens de réaffirmer certaines valeurs auxquelles ils tiennent, soit en leur permettant de s’approprier des informations, technologies et outils dont ils peuvent avoir besoin pour leur autodétermination. L’essentiel est bien entendu ici de veiller à ce que ceux qui expriment ces demandes soient légitimes chacun à leur niveau de subsidiarité, et que leur développement se fasse sans externalités prédatrices.

 

Ceci étant dit, il importe maintenant de bien dissocier la réciprocité , qui est, comme l’échange intéressé , une caractéristique commune à toutes les cultures[123], et culturalisme. Le «mythe du bon sauvage» n’est que l’expression confuse de la méfiance légitime vis-à-vis du prosélytisme utilitariste. S’il s’exprime par un culturalisme contraire (survalorisation d’une autre culture ), il mérite sans doute les critiques évoquées plus haut: rien ne sert de remplacer un dogme culturel part un autre.

 

La théorie de la réciprocité permet d’éclairer une des faces cachées de l’humanité, que la théorie utilitariste n’explique pas. Elle représente une base supplémentaire indispensable pour l’explication du développement durable .

 

Car n’oublions pas que ce qui nous préoccupe ici, c’est moins la négociation entre groupes culturels que la viabilité pour la planète entière. Celle-ci est aujourd’hui menacée par le modèle de développement occidental plus que par tout autre (si l’on exclut le problème démographique encore soutenu par certains fondamentalismes).

 

La réciprocité dans l’Afrique moderne

 

Comme après tout, notre perception de la réciprocité est peut-être biaisée par notre séjour dans une peuplade (soi-disant) isolée et «taxée jusqu’à une époque récente d’archaisme, de sauvagerie ou de barbarité» (Handem, 1986), nous avons posé la question de la réciprocité à quelques intellectuels africains (burkinabés et sénégalais) de passage en Belgique (Belemzigri et al, 2003):

 

«Pour l’Africain moderne , le don n’est pas désintéressé ou altruiste: il va de soi, il est obligatoire

 

C’est la pression sociale ou simplement l’habitude acquise (par l’éducation) qui imposent les comportements de distribution, l’entraide ou l’entretien de certaines relations. Ce comportement est dans une certaine mesure naturel et donc profondément ancré dans la culture [124].

 

On ne donne donc pas par calcul ou par intérêt ou pour une utilité personnelle: au mieux, on agit par habitude, au pire, on agit parce qu’on y est obligé[125].

 

«Bien sûr, on pourrait indirectement dire qu’on y «a intérêt». Mais en fait, on n’a pas vraiment le choix. L’intérêt personnel intervient dans d’autres types de transactions, qu’elles soient marchandes ou d’échange , voire de don (qui peut alors être interprété un peu abusivement comme un investissement dans le prestige), mais cette explication n’est pas suffisante.»

 

«Ce qui compte, c’est la relation , non le don

 

«La manière de donner est donc très importante. C’est dans les cas extrêmes que ces aspects ressortent le plus, comme par exemple lors d’un deuil. Prenons-y un exemple: Un homme riche très occupé avait l’habitude, lors de chaque deuil pour un membre de la communauté, de contribuer en se contentant de donner quelques billets, sans plus. Un jour, il eut à déplorer le décès d’un proche. Tous se contentèrent alors de lui donner quelques billets et il resta seul avec sa peine».

 

«Le modernisme n’y change pas grand chose, même s’il est vrai qu’en apparence certains semblent, vu de l’extérieur, échapper aux obligations sociales. En fait, on agit par délégation. «C’est le frère aîné ou un parent resté au village qui exécute nos obligations sociales». Il le fait en notre nom, ou plus exactement au nom de la Famille. Un exemple pour un Africain particulièrement moderne (on dira même «blanc») d’ailleurs marié à une européenne: Léopold Sedar Senghor. A sa mort, sa femme et le gouvernement voulaient qu’il soit enterré à Dakar, près de leur fils décédé. Son village d’origine fit beaucoup de bruit pour obtenir qu’il soit enterré suivant les traditions, dans son village. Le gouvernement a quand même eu le dernier mot.»

 

«Les gouvernements sont effectivement peut-être ce qu’il y a de moins traditionnel en Afrique , même s’ils se réclament d’une justification traditionnelle! Mais à titre privé, même un chef d’Etat n’échappe pas à ses obligations familiales! Pourtant, un chef d’Etat comme Senghor, couvert d’honneurs, de pouvoir, de richesses et d’occupations, n’a pas vraiment besoin de sa famille.»

 

«On pourrait en dire de même pour certains expatriés qui ont refait leur vie ailleurs et s’en tirent très bien.Et pourtant, le lien et les obligations des intellectuels expatriés ne s’estompent pas. Ils rendent visite à l’occasion, envoient de l’argent à différents parents, et aident comme leur situation le leur permet (par exemple pour leurs études ou en participant à certaines décisions importantes). Mais tous les rites traditionnels sont effectués par les parents restés sur place (d’ailleurs généralement plus compétents pour les assurer).»

 

La relation elle-même, quelle qu’elle soit, est donc la principale motivation du don .

 

La réciprocité dans l’Afrique rurale

 

Même dans une transaction marchande, la relation peut être recherchée derrière les apparences.

 

Nous avons pu l’expérimenter lors de notre séjour chez les Balantes en Guinée-Bissau .

 

«Je voulais faire couvrir le toit de ma cuisine, dont le chaume perçait. Un villageois était prêt à m’aider quand on en vint à parler des conditions. Je lui proposais une magnifique couverture brodée comme payement, mais il n’en voulait pas. N’ayant rien d’autre à lui offrir, je lui fis alors remarquer que cette couverture valait au moins 4 fois le prix du travail pour recouvrir mon toit. Il me dit alors qu’il était venu pour se faire un ami, mais c’était mal parti et il valait mieux en rester là».

 

De même, après un long marchandage, il se peut qu’un marchand local finisse par vendre à perte pour ne pas perdre la face devant un touriste.

 

La relation est donc primordiale. Il est possible que tout, même les échanges marchands, soient in fine déterminés par la recherche d’Etre[126]. Or, on n’existe que dans le regard de l’Autre. Plus encore, on n’existe que par les relations que l’on crée ou que l’on entretient (Leenhardt, 1947).

 

«Je est les liens que je tisse» (Jacquard, 2000).

 

L’Etre peut venir du Prestige (lui-même manifestation de relation de l’Un à la Société). Suivant les cultures, ce prestige peut être obtenu par l’accumulation et l’ostentation de richesse, ou au contraire par sa distribution en moment opportun.

 

Ainsi, chez les Balantes, on acquière du prestige en donnant, soit à une personne en difficulté, soit lors d’une grande fête codifiée comme moment privilégié de raffermissement du lien social («choro» ou deuil du patriarche par exemple). Dans le monde moderne , le mariage peut être une de ces occasions.

 

Toujours en Guinée Bissau, le prestige ne se limite pas à l’individu. Une famille, un clan ou même un village peut acquérir du prestige.

 

La relation , le prestige, l’Etre, le Nom, peuvent s’appliquer à tout niveau: un individu, une famille, un clan, une ethnie, une culture , voire une espèce (dans les légendes) ou un lieu. En voici une illustration.

 

Le village de Caboxanque ayant accumulé beaucoup de surplus organisa en 1985 un «Canta pó». Pendant plusieurs mois, des groupes de jeunes s’affrontent en inventant des chants qu’ils promènent dans le village en essayant de s’attirer toujours plus de spectateurs. En fin de saison sèche, le village bâtit le rappel, de proche en proche, par tambour et via la radio nationale, pour faire venir des spectateurs pour la grande finale. Pendant plusieurs jours, ces «invités» venus par centaines (apportant chacun ce qu’il pouvait porter) mangèrent eu doigt et à l’œil le riz et la viande abondamment préparés par les femmes du village. Il y avait tellement de monde que les puits se tarissaient (dans cette zone où on ne connaît pas de problème d’eau). Sans cesse, les deux groupes de chanteurs qui s’affrontaient parcouraient le village en courant, d’abord divisés en petits groupes, suivis par les supporters qu’ils avaient pu accrocher. Un des chanteurs lance le chant et les «spectateurs» l’entonnent avec lui. Ces chants sont à l’honneur de «sponsors» ou de figures marquantes du village, ou consistent au contraire à dénigrer l’adversaire, non sans humour et dose d’improvisation. Avec quelques collègues balantes, nous avions ainsi offert un porc en grande pompe, ce qui nous valut les louanges des chanteurs du groupe que nous avions choisi, et l’occasion (le devoir) de nous offrir nous-mêmes en spectacle lors de «charges» rythmées au milieu de l’assemblée surexcitée. Une occasion pour nous, l’espace de quelques instants, d’Exister au côté des jeunes chanteurs que nous supportions. Les essaims humains ainsi formés se font et se défont au gré des rencontres. Les convives quittent leur concession pour les suivre quelques instants, pris par le rythme ou par les chants qu’ils commencent à connaître. Au final, des batteurs de tam-tam professionnels viennent renforcer le mouvement. Le village entre en délire. Nul ne peut résister à «prendre parti». Les petits groupes du départ se rassemblent et il ne reste bientôt plus que deux grands cortèges qui se croisent, tentant d’arracher à l’autre des supporters. Bientôt, un des groupes arrive à unir derrière lui la majorité, et bientôt presque tous les supporters, et marque ainsi sa victoire.

 

 

Ce qui est remarquable dans cette fête, c’est que pendant de nombreux mois, Caboxanque acquit une Renommée dans tout le pays . Dire que l’on venait de Caboxanque ouvrait toutes les portes (depuis, nous passions par exemple les barrages policiers sans encombre). Le village avait réussi un gain de prestige impressionnant, non par l’accumulation de ses richesses, mais par sa distribution et la manière. Beaucoup de gens avaient visité le village et s’y étaient amusés. Etre capable d’organiser un Canta Pó est un signe de prospérité à la fois matérielle et humaine: l’aide d’autres villages, et la contribution de nombreuses familles à la réussite d’un tel événement était en effet indispensable. Ce genre de fête est, à l’échelle du pays, suffisamment rare pour que le village qui l’organise jouisse de Renom pendant plusieurs années. Ajoutons que d’un point de vue purement humanitaire ou écologique, ce genre de fête «de prestige» permet aux plus pauvres de manger de la viande, et au cheptel de diminuer drastiquement pour la reconstitution des pâturages.

 

Cet exemple montre que le Nom, le prestige ou la réciprocité peuvent couvrir toute entité sociale, de l’individu, à (surtout) sa famille (son Nom), à son clan, à son ethnie, à une autre ethnie ou son pays (confirmé par Sabourin, 1987). N’observe-t-on pas également, dans les relations internationales, la montée ou la diminution en prestige de certains pays? La propagande et l’aide internationale n’ont-elles pas parfois cette fonction? Sauf que dans le cas de pays, on ne sait pas clairement si l’intérêt, l’utilité, priment, ou si c’est la réciprocité qui domine. Si la phrase «don du peuple américain» qui figure sur les sacs de l’aide alimentaire «sonne faux» (par exemple en Afghanistan), l’effet recherché est perdu.

 

Une des limites principales, jusqu’à présent, de la réciprocité , c’est que la relation sociale s’atténue à mesure que les horizons deviennent plus lointains[127]. Mais cela peut peut-être s’atténuer avec la mondialisation, l’internet et surtout une conscience planétaire renforcée par des problèmes vraiment cruciaux comme la survie de l’Humanité?

 

Lors d’une fête de deuil (choro) à Caboxanqe, un jeune «guerrier» («niaye») trop enthousiaste faisait courir des risques à l’assemblée avec son arme qu’il maniait trop fougueusement. Maudo, un des «policiers» (adulte récemment initié) du village vint alors le prendre par les parties génitales et le tira, au rire des demoiselles, hors du quartier.

 

En Guinée-Bissau toujours, une des choses les plus graves c’est de «salir un Nom» («daana nome») que ce soit salir le nom d’un autre par diffamation ou manque de respect («falta de respeito»), ou se mettre soi-même dans une situation honteuse.

 

Les balantes n’emprisonnent pas. L’humiliation, le bannissement, voire le suicide par empoisonnement, quand ce n’est pas le simple manque de protection lors de l’Initiation (qui peut entraîner des accidents mortels), sont différentes formes de châtiment des actes déviants (confirmé par Handem, 1986). Ces formes de répression sont liées au gain ou à la perte de prestige, de Nom, pour l’individu et son groupe.

 

Chacun, ainsi, se met en rupture ou en accord avec l’Autre. Cette relation n’est pas automatique. Il ne suffit pas d’acheter le prestige, comme le montrent les quelques exemples ci-dessus. Le prestige peut s’obtenir par l’adresse, le courage, le service rendu à la collectivité, le don , le savoir-vivre et le respect des règles établies.

 

Les relations de réciprocités ne se limitent pas à la redistribution des surplus mais concernent toutes les formes de relations économiques.

 

«Cette logique de réciprocité (ou solidarité économique) semble liée à l’évolution ou à la permanence des structures communautaires tant au niveau de la gestion de la production, de l’espace local cultivé (terre-forêt-rizières», de l’organisation du travail, comme au niveau de l’utilisation de la production». (Sabourin, 1988).

 

Handem (1986) montre que la réciprocité chez les Balantes est source d’équilibrage entre les hommes, tant sur le plan matériel que social, et évite que les inégalités physiques ou historiques ne mènent à l’exploitation des faibles par les forts. Les Balantes seraient sur ce point en accord avec Sen, mais ils vont beaucoup plus loin. L’harmonie et la justice distributive longitudinale (sur la somme d’une vie) sont en effet les fondements de la culture balante, ce qui permet d’expliquer jusqu’à l’exploitation apparente des jeunes par les aînés chez les Balantes (voir exemple dans l’encart).

 

(ndlr:pour la compréhension du texte, j’ai remplacé les termes indigènes par des termes simplifiés mis en italique) «Chez les Balantes, les rapports de dépendance sont codifiés par des règles de préséance qui obligent les cadets à l’observance d’attitudes de respect et de coopération soumise envers leurs aînés. Pour la logique balante, le rapport de dépendance des cadets vis à vis des aînés traduit objectivement une réciprocité, car les premiers apportent aux derniers leur vigueur physique et reçoivent en retour les bienfaits de la sagesse et des pouvoirs spirituels. La faiblesse des aînés devant la nature est compensée par un accroissement des responsabilités sociales. La vigueur des cadets (…) se doit en effet d’être contrôlée et canalisée par ceux que l’âge avancé a retiré de la compétition physique, mais en leur apportant en retour l’expérience et par voie de conséquence la sagesse. La réciprocité se fonde ici sur l’apport d’une force de travail et la reconnaissance du prestige, de la part des cadets, des aînés, en échange de la protection sociale de ceux-ci. Il y aurait donc réciprocité et complémentarité des statuts conférés aux deux catégories sociales. (Handem, 1986, p.84)

 

L’approche de la vieillesse en occident

 

En est-il tellement différemment dans les sociétés occidentales? Ou ces sociétés modernes mettent-elles en œuvre d’une autre manière, les mêmes principes fondamentaux? L’accumulation capitaliste peut favoriser les vieux et ainsi leur garantir une sécurité sociale dans une perspective utilitariste. L’Etat social est une forme de réciprocité , efficace et transversale, déléguée et organisée d’un point de vue matérialiste. Le raisonnement utilitariste poussé suivant la logique de justice libérale (contre les «parasites»), mène aux caisses de pension privées, chacun cotisant pour son propre avenir, indépendamment des relations sociales. Que ce soit par une approche socialiste ou libérale, les modèles occidentaux se caractérisent cependant par l’individualisation et la perte d’identité sociale.

 

Mes visiteurs intellectuels africains me font ainsi remarquer ce qui les choque le plus chez les occidentaux: le sort des personnes âgées. Ils voient dans les films occidentaux que les personnes âgées occidentales ont la même humanité, les mêmes besoins que les vieux[128] africains. Ils se comportent avec la même bienveillance paternaliste avec leurs petits enfants. Ils s’épanouissent de la relation avec les enfants.

 

«Vos vieux n’ont comme les nôtres besoin que d’une seule chose, de la reconnaissance. Cette reconnaissance, cette relation , ce besoin d’exister dans le regard de l’Autre est beaucoup plus important que le bien-être matériel. Le home pour vieillards le mieux équipé, ou le château dans lequel un milliardaire terminerait ses jours, ne sont rien à côté de sa recherche d’existence. Il préfèrerait mourir de faim que de vivre isolé sur une montagne d’or. C’est cela qui nous semble choquant dans le mode de vie occidental: c’est le rapport aux vieux. Je ne dis pas que c’est inhumain. C’est humain, mais il me semble que cela ne correspond pas au besoin fondamental de vos vieux, qui préfèreraient être moins bien soignés, mais mieux considérés».

 

La réciprocité dans la culture occidentale

 

«Mais l’idée de Polanyi demeure: toutes les civilisations ont pratiqué durant des millénaires réciprocité et redistribution auxquelles l’échange lui-même était inféodé. Seul le monde occidental a renversé ce rapport dans les temps modernes, et donné la préférence à l’échange. Mauss affirmait déjà que nulle autre société que la nôtre n’est fondée sur l’échange marchand». (Temple et Chabal, 1995).

 

«Lorsque la richesse matérielle n’est plus la terre, mais autre chose, comme les revenus capitalistes dans le système industriel, alors tout change; les formes de dépendances ne sont plus les mêmes et les formes de richesse ne sont plus les mêmes. Dans nos sociétés, la richesse sociale, la place et l’accès des individus à la richesse sociale sous forme d’argent ou d’équivalent, ce qui peut être acheté ou vendu, constitue le phénomène dominant. Mais c’est la seule société où l’économique soit ouvertement dominant.» (Godelier, 1977).

 

Nous avons cependant vu au chapitre précédent que dans l’Afrique moderne , y compris chez les intellectuels considérés par leur pairs comme «blancs», la réciprocité continue à jouer un rôle déterminant. L’échange marchand y est certes pratiqué, mais dès qu’elle peut s’exprimer, la réciprocité reprend ses droits.

 

J’avancerais l’hypothèse que l’échange marchand s’y impose aujourd’hui à la réciprocité de manière violente, grâce au pouvoir matériel qu’il permet d’accumuler.

 

Le pouvoir que donne l’argent est ambigu. Il peut s’exprimer sous forme de redistribution et donc engendrer un sentiment de redevabilité dans la droite ligne de la réciprocité . Il peut également s’exprimer sous forme d’oppression. La richesse matérielle permet de manier la carotte et le bâton. Aux mains d’égoïstes notoires, elle peut contribuer à favoriser une culture égoïste. Aux mains des sociétés humaines, elle peut favoriser le développement durable .

 

Echanges intéressés dans les économies de réciprocité

 

Pour qu’il soit bien clair qu’il n’y a pas les «primitifs» d’un côté et les «modernes» de l’autre sur un classement entre deux contraires, mais qu’un gradient d’éthique et d’utilitarisme existe partout, voici une anecdote montrant que le calcul utilitariste peut exister dans un contexte de réciprocité .

 

Le village de Caboxanque où j’habitait était était le plus mal chaussé en ce qui concerne la participation à notre projet: il ne remboursait pas sa dette pour du petit matériel agricole et, par voie de conséquence, il n’avait pas «droit» à d’autres crédits, notamment pour une machine décortiqueuse de riz (à mauvais payeur, notre projet ne prêtait plus). Or, étant un grand village (1800 habitants) et un des plus grands producteurs de riz de la région, une ou plusieurs décortiqueuses auraient été très rentables. Mais nous étions inflexibles pour le crédit et personne n’était prêt à investir pour un achat comptant. La raison du non remboursement était que le responsable avait détourné les sommes remboursées par les paysans et était insolvable pour que le village puisse le forcer à rembourser. La situation était donc bloquée pour le village.

 

Au bout d’un an ou deux, un des responsables du village vint me voir et commença à «penser tout haut» devant moi: «Les femmes me harcèlent sans cesse pour que je trouve une solution qui leur permette de recevoir une décortiqueuse de riz à crédit. Il faut trouver une solution. J’ai une idée pour s’en sortir, dites-moi si cela pourrait marcher: si j’offrait une vache au village et qu’on la vendait, cela nous permettrait de rembourser la moitié de notre dette. Est-ce qu’avec ce geste de bonne volonté, le Crédit rural nous accorderait selon vous un crédit pour une décortiqueuse?». Il cherchait à savoir si le fait pour le village de négocier la moitié du remboursement avait une chance d’aboutir.

 

Dans cet exemple, l’Ancien ne me proposait rien moins qu’un marchandage commercial de remise ou d’étalement de dette, comme l’aurait fait un bon banquier. Et la manière qu’il envidageait était un don personnel gratuit, sur une grande partie du patrimoine symbolique familial[129], à la communauté.

 

Mais le plus intéressant est ce qu’il me dit ensuite, pour m’expliquer sa pensée devant mon étonnement (en Europe, le fautif ne serait pas resté impuni et on se serait remboursé sur ses biens):

 

«voyez-vous, l’avantage , c’est que les femmes arrêteraient de m’ennuyer et le village me serait reconnaissant de l’avoir sorti de l’impasse; mais seulement si cela marche et qu’une décortiqueuse de riz soit installée grâce à moi».

 

Le raisonnement utilitariste de cet acte de don «hors tradition» est évident. Ce vieux sage était en train de calculer tout haut ce qu’il lui en coûterait et les bénéfices qu’il en tirerait aussi bien matériellement que socialement.

 

Matériellement, il y perdrait une vache (peut-être la moitié ou un cinquième de sa richesse actuelle). Il faut dire qu’en cas de réussite, il pourrait augurer que le village s’arrange un jour pour lui donner une vache en contre-don . Socialement, il y perdrait peut-être un dixième du prestige familial lors du prochain choro (ayant une vache de moins à sacrifier). Mais il n’y aurait pour lui aucun bénéfice matériel, tout au plus des bénéfices sociaux: son Nom, le nom de sa famille, entrerait peut-être dans l’histoire pour avoir permis l’installation d’une décortiqueuse au village et l’allègement des tâches pour des centaines de femmes. La famille pourrait en conséquence bénéficier d’un support externe accru pour les travaux des champs[130].

 

Mais cette opération était risquée et il fallait être certain que le crédit pour une décortiqueuse serait attribué pour en rendre les résultats visibles au village. Il n’était pas prêt ou pas capable de payer la totalité du crédit, et sans doute pas non plus à partager la gloire avec un autre donateur.

 

Devant mes doutes de la réussite du projet (la règle immuable était un remboursement total), il ne fit pas cette opération cette année. Je ne sait pas si le village finit par rembourser sa dette et obtenir une décortiqueuse les années suivantes, mais je n’en doute pas, car la pression était réelle[131] et un village comme Caboxanque, si fier de son nom, ne pourrait y résister longtemps.

 

Cet exemple montre que le calcul rationnel utilitariste peut aussi exister dans la réciprocité elle-même, de manière consciente ou inconsciente. Rien ne me dit que le Vieux en question était influencé par la culture moderne et pervertissait le système. Au contraire, je suis convaincu qu’autant que du temps d’Aristote, ce genre de calcul a toujours coexisté avec l’altruisme «pur» issu de l’instinct de préservation de l’espèce ou de l’intériorisation culturelle. Nous avons vu plus haut qu’il ne faut pas en vouloir la preuve que toute relation de réciprocité correspondrait au schéma utilitariste. Quand bien même ce serait le cas, remarquons que le seul fait que des comportements de type altruiste se perpétuent dans toutes les sociétés suffiraient à remettre en cause les recommandations néolibérales basées sur la marchandisation des échanges.

 

Le monde moderne est-il dans une phase avancée de développement ?

 

Malgré les résistances éthiques, il semble évident que le marché «utilitariste» s’étend irrésistiblement jusque dans les derniers recoins de la planète.

 

Est-ce une preuve de sa supériorité (en terme de civilisation)? La question mérite d’être posée, car s’il s’agit vraiment d’une forme avancée, historique, de civilisation, il faudrait l’encourager. Le combat que mènent les USA, l‘UE, le FMI et la plupart des partis de centre-droite pour la libéralisation des marchés, l’ouverture des frontières, la suppression des entraves à la concurrence, la diminution du rôle de l’Etat, sont autant de signes qui montrent que cette idée d’étape «supérieure» de développement est fort répandue. Que ce soit de manière intuitive ou justifiée par une analyse scientifique des résultats, on ne peut pas écarter cette thèse d’un revers de main ou de quelques manifestations altermondialistes. Elle comporte sans doute, comme toute intuition ou conviction, une part de vérité.

 

Mais l’expansion de ce modèle est-il la preuve d’une supériorité intrinsèque? Je pense qu’une supériorité numérique ne prouve pas une supériorité de civilisation. Pour le dire en bref: celui qui gagne une bataille n’a jusque là démontré que sa force brute.

 

S’il nous est permis de penser que le modèle occidental «utilitariste» apporte – ou a apporté - de toute évidence quelque chose à l’humanité, rien ne nous permet de le positionner en tant que modèle historique et permanent, en tant que «étape avancée» de l’histoire.

 

L’enseignement de Darwin

 

Suivant la théorie de l’évolution , le plus fort devrait gagner après une lutte sans merci des «gènes égoïstes».

 

Nous savons tous que sont apparues les algues bleues, puis les bactéries, puis des êtres pluricellulaires, des poissons, des amphibiens et ainsi de suite jusqu’à l’homme. Nous connaissons l’image célèbre du primate bossu se transformant en homme moderne en quelques pas et quelques traits de crayon. Nous percevons l’émergence de l’humanité comme un stade «le plus avancé» de l’évolution .

 

Pour les religions du Livre, Dieu n’a-t-il pas créé l’homme à son image? Après Dieu, le Darwinisme social a profondément enraciné nos esprits, et les premiers anthropologues étaient évolutionnistes.

 

A une époque donnée, des Dinosaures pensants auraient pu affirmer la même chose: ils étaient le summum de l’évolution , puisqu’ils s’étaient répandus dans toutes les niches écologiques ou presque, et ils dominaient la plupart des chaînes alimentaires.

 

Ces «évidences» ne résistent bien entendu pas à la réflexion. Non seulement les dinosaures ont disparu, mais les crocodiles sont toujours vivants, de même que les algues vertes, les bactéries, les insectes et les petits mammifères dont ils se nourrissaient.

 

L’analyse scientifique «des faits» ne permet pas de classer hiérarchiquement une espèce par rapport à une autre en terme de «supériorité». Les quelque 11046 espèces de plantes et animaux aujourd’hui en danger d’extinction (PNUE, 2002) on cependant vécu jusqu’ici: pouvait-on les classer dans un ordre hiérarchique? N’étaient-elles pas toutes, comme les innombrables espèces qui se portent très bien (à commencer par le virus de la grippe), le résultat suprême d’une évolution de plusieurs milliards d’années?

 

Si l’on souscrit à la théorie de l’évolution , et que l’on considère que son fonctionnement est valable pour les sociétés humaines, il faut poursuivre le raisonnement et voir si la réciprocité a une chance de survie . En effet, si la théorie utilitariste est valable, les comportements non égoïstes devraient avoir disparu de l’humanité par sélection naturelle.

 

Sethi et Somathan (2001) trouvent par modélisation que des individus caractérisés par un comportement de réciprocité peuvent non seulement survivre dans un groupe d’individus matérialistes (purement égoïstes) mais également se multiplier et devenir majoritaires. Ceci a d’autant plus de chances de se produire, même dans le cadre d’interactions sporadiques (donc où l’on peut exclure tout paris sur un bénéfice futur) qu’il existe des individus adoptant une attitude de réciprocité forte (Fehr et al, 2002), càd qu’ils sont prêts à punir «à perte» des individus égoïstes, et à récompenser de manière tout aussi désintéressée des individus altruistes. On observe bien entendu dans la réalité et partout dans le monde, de telles attitudes.

 

Comme résultat et comme moteur de l’évolution , Fehr et Gächter (2000) trouvent dans la littérature de 40 à 66 % d’individus manifestant de tels comportements, contre seulement 20 à 30% d’individus complètement égoïstes dans les situations expérimentales étudiées et quel que soit le pays . Le comportement de réciprocité a donc probablement des racines évolutives très profondes se marquant en terme de compétitivité de groupe. La réciprocité favorise la coopération et la victoire du groupe sur l’environnement ou sur d’autres groupes. En terme individuel, elle est pourtant défavorable, comme reflété dans toutes les conditions expérimentales de la littérature.

 

Alors que d’un point de vue collectif, la réciprocité simple et l’altruisme favorisent la coopération et donc l’efficacité globale, Sethi et Somanathan (2001) ont cependant démontré qu’elle n’empêche pas les égoïstes de profiter individuellement du système. La réciprocité et l’altruisme pur auraient donc dû disparaître par sélection naturelle, mais cela n’a pas été le cas pour l’homme[132].

 

C’est la réciprocité forte qui explique le maintien de caractères génétiques favorisant la sociabilité, donc la réciprocité et l’altruisme , chez l’être humain (Fehr et al, 2002). Le groupe ou ses individus peuvent en effet décider de récompenser un pur altruiste ou sa famille, par exemple en lui donnant le statut de chef. Ils peuvent aussi «se débarrasser» d’un irréductible égoïste, comme on l’observe dans toutes les sociétés de manière plus ou moins institutionnalisée et plus ou moins violente (du simple refus d’assistance au bannissement, ce qui pouvait signifier, dans les temps préhistoriques, la mort). La force de la réciprocité est même telle qu’elle peut pousser un individu perçu comme égoïste a sacrifier sa propre vie (donc ses chances de reproduction génétique) pour «racheter» ses fautes au nom de la réciprocité! En situation expérimentale de concurrence parfaite, sans punition ou récompense, les individus comportant le plus de testostérone ont les tendances les plus égoïstes. Mais cette agressivité ou «témérité» peut également, par pression du groupe, être utilisée à l’avantage de la réciprocité forte, comme dans des guerres ou conflits. Alors, chez les hommes préhistoriques, les réciproques «forts»,motivés par les récompenses et punitions du groupe, avaient le dessus sur les égoïstes agressifs qui, de plus, s’éliminaient entre eux.

 

Sethi et Somanathan (2003, p. 24) font remarquer une différence entre les caractères transmis verticalement (entre générations) et les caractères transmis horizontalement. Les facteurs culturels ont une forte propension à se répandre horizontalement. Les transmissions culturelles horizontales sont extrêmement rapides comme le montrent les expériences (tout individu adapte rapidement son degré d’égoïsme à celui du groupe) alors que les transmissions culturelles verticales peuvent mettre plusieurs générations pour envahir une population[133].

 

Il y a donc un fond culturel et génétique général qui détermine des préférences par défaut (entre égoïsme et réciprocité ), avec globalement une tendance plus «réciproque» qu’égoïste, et des adaptations rapides au groupe: les réciproques tirant les égoïstes vers plus de réciprocité, et vice-versa (Sethi et Somanathan, 2001). Une abondante littérature expérimentale et théorique est déjà disponible sur les explications de la coexistence de la réciprocité et de l’égoïsme (résumée par Sethi et Somanathan, 2003).

 

Les peuples réciproques sont-ils anhistoriques?

 

La théorie de l’évolution , souvent citée par les adeptes du marché compétitif , sert aussi à justifier une prétendue postériorité de «la civilisation moderne » sur les autres civilisations. La théorie évolutionniste a depuis longtemps été abandonnée dans le domaine culturel par la majorité des anthropologues, même si par habitude, le mot «primitif » est encore utilisé par opposition au «modernisme». On peut reprocher à certains culturalistes occidentaux de donner l’impression de vouloir préserver des cultures comme pièces de musées, en parquant les gens dans des réserves et sans leur demander leur avis. Les gens qui font ces reproches négligent parfois la volonté de résistance des peuples eux-mêmes, et le rôle d’ambassadeur que peuvent jouer des occidentaux face à ces revendications d’autonomie. Essayons donc une mise au point.

 

Pour les anthropologues modernes, les Boshimans ne vivent pas à «l’âge de pierre» (Sahlins, 1972) mais dans le monde actuel avec lequel ils ne cessent d’évoluer sans nécessairement changer fondamentalement leur mode de vie. Pas plus que les pygmées Aka ne sont ignorants du monde, ni les Inuits, ni les Himbas, ni les Masaï, ni les Jivaros, ni les Yanomami.

 

On trouvera en annexe une anecdote de sur le «mythe du bon sauvage» de coopérants étrangers vis-à-vis de la société Bijago dans les îles au large de la Guinée-Bissau .

 

L’exemple ci-dessous montre que les Balantes résistent intentionnellement et en connaissance de cause au «modernisme» occidental, tout en actualisant leur culture en permanence.

 

Résistance chez les Balantes

 

Les Balantes sont réputés pour avoir été des acteurs importants dans la lutte de libération de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, menée par Amilcar Cabral et le PAIGC entre 1958 et 1974 contre le colon portugais. Cette lutte dont la phase armée dura près de 10 ans, fit de la Guinée Bissau un «Vietnam portugais» et entraîna finalement la chute du régime fashiste au Portugal.

 

Donnons la parole à un marxiste hongrois cité par Latouche (1986, p. 112)):

 

«Cabral a choisi la région peuplée par les Balantes pour déclencher l’insurrection armée, bien que les Balantes constituassent le groupement ethnique économiquement et socialement le plus arriéré, ne connaissant ni les rapports de subordination de type pré-capitaliste, ni ceux de type capitaliste. Les Balantes seront plus facilement sensibilisés par les militants du PAIGC, car ils ont à défendre leur identité ethnique, religieuse, linguistique, culturelle minée, perturbée, menacée par les Portugais et leurs intermédiaires, les chefs de canton foulahs recrutés dans les milieux islamisés. Face aux exactions, les Balantes constituent un front de refus pour préserver leurs institutions, leur mode de vie et leurs traditions» (Marton).

 

De fait, les Balantes, riziculteurs «primitifs» représentants actuellement 24% de la population guinéenne, furent capables de combiner armes modernes, traditions (le service militaire dispensait de l’initiation) et développement des campagnes (alphabétisation, hôpitaux etc), car ils en avaient besoin pour venir à bout des agressions portugaises les plus «sophistiquées» (bombardements des villages au napal, séduction de la population dans des villages «guinée heureuse», désinformation etc.).

 

La Guinée-Bissau a réussi sa lutte de libération en l’absence de cadres (seuls 4 universitaires avaient été formés par les Portugais): les principaux chefs révolutionnaires étaient illétrés. Pradervand (1989, p.39), citant d’autres exemples africains, relève que

 

«(…) en raison de ce manque aigu de cadres, le fait d’avoir simplement réussi à passer le cap de l’indépendance a déjà été un étonnant tour de force pour certains pays ».

 

La raison profonde de la victoire du PAIGC sur des Portugais particulièrement tenaces[134] s’explique par la capacité exceptionnelle de résistance des peuples dominés, tant aux politiques d’assimilation progressive qu’à la répression.

 

Selon Cabral (1972):

 

«L’expérience coloniale de la domination impérialiste en Afrique révèle que (le génocide, la ségrégation raciale et l’apartheid exceptés) la seule solution prétendument positive trouvée par la puissance coloniale pour nier la résistance culturelle du peuple colonisé est l’assimilation. Mais l’échec total de la politique d’assimilation progressive des populations natives est la preuve évidente aussi bien de la fausseté de cette théorie que de la capacité de résistance des peuples dominés[135](…). L’on constate donc que les grandes masses rurales, de même qu’une fraction importante de la population urbaine (…) demeurent à l’écart, ou presque, de toute influence culturelle de la puissance coloniale (…). Voilà pourquoi le problème d’un «retour aux sources» ou d’une «renaissance culturelle» ne se pose pas ni ne saurait se poser pour les masses populaires: car elles sont porteuses de culture , elles sont la source de la culture et, en même temps , la seule entité vraiment capable de préserver et de créer la culture, de faire l’histoire».

 

Il ne croyait pas si bien dire. En 1972, Cabral ayant été assassiné par les Portugais, le PAIGC massacra jusqu’au dernier les occupants du fort portugais de Guiledge. En 1974, suite à la révolution portugaise, le pays obtint son indépendance, mais les Balantes n’en restèrent pas là. Le PAIGC devint en effet de plus en plus dictatorial sous la coupe du président Bernardo Vieira, dit Nino, arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat en 1981. Appuyé par la France, la Banque mondiale et le FMI , Vieira entama un mouvement de libéralisation du pays dans la foulée des ajustements structurels dès 1985 (voir annexe). Lors d’un passage à Catio (chef lieu du Sud à majorité balante), une nuée d’abeilles s’abattit sur lui et l’empêcha de faire son discours, ce qui fut interprété comme une mise en garde des forces de la nature. Depuis, il n’osa plus se rendre dans le Sud du pays, de crainte d’un coup des Balantes qui lui étaient de plus en plus ouvertement hostiles. Fin 1985, Nino fit fusiller le vice-président Paulo Correia (le seul Balante encore au pouvoir) et six compagnons pour conspiration, et emprisonna 2000 personnes. La voie était libre pour les ajustements structurels accompagnés d’un épisode de pseudo-démocratie . Dix ans plus tard, l’armée (majoritairement balante) aidée par la population prit le maquis, renversa Nino et sa clique et instaura une démocratie multipartite. Kumba Yala, un philosophe balante populiste fut élu à une large majorité des voix, non sans quelque manipulation des opinions, dans un pays dévasté[136]. Il ne parvint pas à sortir le pays de la crise, dissout le parlement avant d’annoncer des élections anticipées et devint de plus en plus autocrate, procédant à des remaniements ministériels incessants et à des arrestations arbitraires d’opposants. Un an plus tard, alors qu’il venait de reporter ces élections pour la quatrième fois, l’armée le renversa sans coup férir pour exiger de nouvelles élections, au grand soulagement de la population.

 

Cet exemple de la naissance difficile d’une «démocratie à l’occidentale» montre l’irréductibilité des ethnies culturellement solides, comme les Balantes, et leur capacité de mobilisation contre toute forme d’oppression ou de domination [137]dès lors qu’elle ne correspond plus à leurs aspirations démocratiques et à leurs systèmes de valeur. Les Balantes ne sont pas prêts à se laisser dominer sans broncher par le premier président venu, qu’il ait été élu ou qu’il ait gagné son pouvoir par la force. Hitler n’aurait pas pu garder le pouvoir en Guinée-Bissau . Cet exemple n’est pas un cas isolé, mais est représentatif de la majorité du monde rural guinéen (et je gage, également dans d’autres pays ). Un autre exemple est donné en annexe pour les Bijagos, peuple fort photographié pour ses apparences «authentiques». Scantamburlo (1991) les a étudiés et conclut son livre par les mots suivants[138]:

 

«Le peuple bijago a changé dans le passé et continue encore à changer, vu ses contacts et aux événements historiques apparus depuis l’indépendance. Ils sont prêts à changer encore dans la mesure où ils en percevront les avantages à en tirer. Toute nouvelle politique doit surtout gagner sa légitimité des plus vieux. Les nouvelles lois doivent respecter les normes et la structure des villages; sinon les Bijagos résisteront, tout comme ils se sont opposés à l’ingénuité du pouvoir colonial qui les obligeait à tous devenir citoyens portugais.»

 

Cette conclusion pourrait s’appliquer mot pour mot aux Balantes ou à de nombreuses ethnies rurales africaines.

 

Enseignements

 

Que ces exemples parmi des milliers d’autres puissent montrer une fois encored’abord que les «cultures traditionnelles» ne sont ni mortes ni anhistoriques[139], et que ce que les peuples «primitifs» refusent, ils le refusent consciemment et en connaissance de cause, et pas nécessairement par ignorance ou par esprit rétrograde et conservateur; enfin qu’ils sont capables, comme le disait Cabral, de mobiliser toutes formes de luttes, à grande échelle et avec des moyens appropriés, pour se sortir des situations qu’ils réprouvent le plus:

 

«La lutte de libération, qui est l’expression plus complexe de la vigueur culturelle du peuple, de son identité et de sa dignité, enrichit la culture et lui ouvre de nouvelles perspectives de développement . Les manifestations culturelles acquièrent un contenu nouveau et de nouvelles formes d’expression. Elle se tourne ainsi en un instrument puissant d’information et de formation politique , non seulement dans la lutte pour l’indépendance mais encore dans la bataille supérieure pour le progrès» (Cabral).

 

Enfin, le Blanc de passage ne perçoit pas toujours qu’il a affaire à un ancien émigré de retour au pays , ou un «tirailleur sénégalais» ayant passé 4 ans dans les tranchées en Europe, ou encore un ancien d’Indochine.

 

Les «primitifs» connaissent souvent mieux le monde moderne que le monde moderne ne les connaît.

 

Il reste que tout porte à croire que la résistance des peuples et de leurs alliés «culturalistes» ne suffit pas à contenir l’expansion du «modernisme» occidental.

 

Mais la culture occidentale est-elle vraiment dominée par l’économie marchande?

 

Pour ce qui est de la propriété , il subsiste dans le droit moderne des pans entiers de patrimoine non accessible à la propriété privée, à commencer par l’air et l’eau. On peut nuancer en disant que le patrimoine commun appartient collectivement à l’Etat et peut faire l’objet d’une transaction: cession à un autre Etat, à un autre niveau de pouvoir ou au privé (exemple: privatisation de l’eau[140]). Un bien collectif entré ainsi par la petite porte dans le monde marchand peut l’objet de pratiques commerciales quant à son usufruit (application du principe pollueur-payeur, taxes sur l’utilisation des ressources). En droit international, de vastes zones comme le grand large et l’Antarctique, l’atmosphère, l’espace, des espèces animales voire des sites historiques sont cependant reconnus «patrimoines communs de l’humanité» voire n’appartiennent à personne[141]. L’offensive que mène l’OMC , les USA et les multinationales pour approprier ce qui n’appartient encore à personne démontre qu’il reste de vastes patrimoines que l’économie marchande n’a pas encore conquis[142].

 

Le patrimoine n’est qu’un des facteurs qui peut entrer ou non dans la sphère marchande. Le deuxième facteur est le travail. Une économie marchande peut subsister sur un patrimoine collectif, les gens s’échangeant des services et des biens consommables. Dans la mesure où même dans les pays socialistes, travail et biens de consommation appartiennent à la sphère de l’échange (dite «économique»), on pourrait penser que voilà un domaine où l’économie d’échange explique tout. Rien n’est moins sûr.

 

Nous avons déjà vu qu’Aristote interprétait l’échange marchand en terme de réciprocité . Mauss (1924) cite de nombreux exemples de présence manifeste d’économie de réciprocité dans la société germanique. La relation commerciale elle-même est indissociable d’une relation humaine: il n’y a pas de réel équivalent entre vendeur et acheteur, ce dernier ayant seul l’autorité de réaliser l’échange ou non[143].

 

L’échange commercial a peu de place dans l’économie familiale à commencer par l’amour maternel, ni dans les repas entre amis, le bouquet de fleurs ou la bouteille de vin que l’on apporte, l’entraide entre voisins, ou le civisme ordinaire.

 

Dans le cercle plus élargi, il est évident que les résistances diverses à la force de l’Avoir et à la puissance de l’argent sont légion. Que cette résistance soit d’inspiration religieuse, philosophique, rationnelle ou instinctive, elle existe bel et bien partout.

 

La plupart des Institutions (de l’Etat à la famille) en sont l’expression.

 

Sur le plan mondial, elle se traduit en occident par les manifestations altermondialistes, les marches blanches et autres initiatives bénévoles du mouvement associatif, des radios libres ou de l’internet, de même que par la composante humaniste des multinationales (aucune entreprise ne peut subsister durablement sans éthique).

 

Cette reconnaissance de la réciprocité dans la culture occidentale ne veut pas dire que celle-ci n’est pas imprégnée de culture marchande[144]. Polanyi (1944) affirmait déjà que «une économie de marché ne peut exister que dans une société de marché», ce qui met à mal la formule de Lionel Jospin, «oui à l’économie de marché, non à la société de marché».

 

Latouche (1986, p.161) rappelle en effet que» le développement est une machine sociale». Pour lui, les miracles allemands et japonais de l’après-guerre (malgré une dette de guerre immense et l’absence de colonies) proviennent des hommes. Autrement dit, que «la machine à créer des richesses était restée intacte, car cette machine n’était pas matérielle; elle existe d’abord dans l’imaginaire». D’une certaine manière, Latouche fait du «non marchand» ainsi défini parla culture , un facteur de production comme un autre.

 

Latouche rapporte que les experts ont tendance à croire (non sans fondement) que si vous «mettez des Japonais, des Allemands, des Américains ou des Russes dans tel ou tel pays d’Afrique , d’Asie ou d’Amérique latine, vous aurez un nouveau Japon, une nouvelle Allemagne, Amérique ou Russie». Sans ergoter sur les acquis historiques[145], ce point de vue rappelle qu’il y a quelque chose de vrai dans le fait que la culture détermine l’économie autant que l’inverse. Alors qu’au pays la culture s’occidentalise sous l’effet de l’économie, certains milieux immigrés conservent l’essentiel de leur culture malgré la diaspora dont ils ont pu être victimes: le mariage forcé, l’excision, la polygamie et même l’esclavage se pratiquent plus ou moins secrètement en France, et de nombreux immigrés restent sous l’emprise de leurs obligations avec les familles restées au pays[146].

 

Les arts, les religions et les débats passionnés ne sont pas morts avec le capitalisme, ni en Europe, ni dans le monde développé, ni dans les nouveaux pays développés, ni nulle part. Les loisirs et même le travail[147] restent dominés par des activités gratuites (promenades, farniente, contacts sociaux etc). Dans le monde très marchand de l’entreprise capitaliste, la publicité est plutôt confiée à des artistes qu’à des ingénieurs.

 

Inversement, des pays «traditionalistes» comme le Japon ou l’Arabie saoudite ont très bien pu s’insérer dans le système capitaliste mondial sans perdre l’essentiel de leur identité [148].

 

La seule conclusion que je voudrais tirer de tout ceci, c’est l’évidence que la réciprocité coexiste avec l’échange marchand, en Occident comme dans les zones les plus reculées de la forêt amazonienne, et qu’une théorie économique «universelle» doit nécessairement prendre en compte ces deux composantes.

 

… et par la raison ?

 

Leenhardt (1947) ne disait pas autre chose dans le domaine immatériel quand il concluait que «toute mentalité comporte un aspect rationnel et un aspect mythique». Pour lui, ces deux composantes de l’esprit humain sont complémentaires et présentes à des degrés divers dans toutes les cultures. Pereira de Queiros (1971) renchérit en écrivant «qu’il n’y a pas de différence essentielle entre pensée mythique et pensée rationnelle, que toutes deux se retrouvent partout, et qu’il n’y a pas de différences de niveaux et de prééminence de l’une sur l’autre, suivant la société». Si l’une ou l’autre forme domine, elle mène à des aberrations. Le «primitif » peut être mené à la déchéance en attachant une importance démesurée au mythe, le «moderne » peut y arriver en attachant une importance démesurée au rationnel.

 

Leenhardt (1953, p. 83-110) redéfinit la primitivité:

 

«Ainsi le caractère de la primitivité n’est pas dans le fait d’une prédominance mythique, mais dans celui de la prédominance absolue de l’un ou de l’autre de ces modes (raison et mythe). Si, chez les archaïques, ce fut la prédominance du mythe, chez les modernes ce peut être au contraire la prédominance de la rationalité qui ramené, non à l’archaïsme authentique, mais à un ordre pire, celui d’une barbarie nouvelle. Rien n’est plus «logique» et donc plus rempli de rationalité que tels exposés lucides de Hitler, ou les plans d’un totalitarisme absolu. Et, à travers cette logique, l’homme ne peut être soi, il revient, par là, à un état de primitivité barbare infiniment plus cruel que ceux qu’il a pu vivre aux origines»[149].

 

Echange, réciprocité , mythe, raison , matériel, immatériel, quantifiable et qualitatif sont des parties indélébiles de l’humanité.

 

Ils doivent pouvoir être pris en compte par les modèles de développement .

 

Conclusion

 

La réciprocité apparaît non seulement indissociable de l’économie marchande, mais également motrice de toute l’économie «cachée» et de la sociabilité de l’être humain. En ce sens, et si l’on interprète l’animisme comme son extension spirituelle à l’environnement, elle peut expliquer le lien entre les différentes sphères du développement durable qui semble s’établir de facto dans de nombreuses sociétés dites primitives.

 

Nous n’avons cependant pas encore réussi à mettre en évidence l’essence de ce qui pourrait en faire une théorie porteuse de développement durable : peut-être la recherche d’harmonie, d’équilibre avec les êtres et les choses. Peut-être la conscience et l’évaluation systématique des externalités rendues nécessaires à cet équilibrage permanent? Il reste à découvrir comment un principe commun pourrait émerger, qui soit acceptable à tous les peuples, car les sociétés de réciprocité n’ont pas encore résolu, de par l’étroitesse de leur champs d’action, le problème des longues distances et d’une conscience universelle.

 

Nous faisons l’hypothèse que la réciprocité naît automatiquement de la conscience sociale. Cette dernière dépend de l’horizon des relations sociales, qui dépend elle-même de la communication mise en œuvre. La mondialisation des relations sociales, permise par les voyages autant que par les moyens de communication modernes, seraient dès lors le support d’une conscience «universelle» minimale indépendante de l’universalisme théorique véhiculé par les cultures les plus prosélytes. La vision commune de l’environnement contribue également à raffermir le lien non seulement à un territoire comme de tous temps , mais également à une terre unique et commune à tous, telle qu’elle nous est apparue pour la première fois, en 1968, photographiée de la lune par les cosmonautes de la NASA.

 

Pour résumer, on peut faire l’hypothèse que la mondialisation est le reflet, non pas d’un principe, mais de deux principes fondamentaux:

  • un principe d’échange rationnel (voir Smith, Ricardo,…)

  • un principe de réciprocité

 

Ces deux principes se combinent de manière infinie pour former d’une part la diversité culturelle observée, d’autre part les bases du développement durable … ou non durable.

 

 

CHAPITRE III. INTÉGRATION DES DIMENSIONS DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

 

Introduction

 

Il est bien entendu que le développement durable est par essence intégré: il doit tenir compte de tout. Si à un premier niveau de modélisation, on résume ce tout à des composantes du développement durable (économie , environnement etc.) et à des dimensions (spatiales, temporelles), il nous reste encore à intégrer toutes ces dimensions. Elles sont pourtant elles-même des entités complexes et on se demande comment on pourrait, par exemple, résumer en une ligne, en un chiffre, si l’environnement va mieux ou moins bien, si le bien-être général a augmenté ou diminué, … et même si l’économie réelle (celle des biens produits et des services rendus) s’est améliorée. Cela dépasse le bon sens, et pourtant des gens très sérieux s’y attèlent sans cesse.

 

Il nous faut maintenant de plus intégrer toutes ces «dimensions» par définition irréductibles à une grandeur unique. Ceci afin de pouvoir parler du développement durable , le mesurer. La modélisation est l’outil que nous utilisons tous dès qu’il s’agit de communiquer avec le monde extérieur, en l’occurrence avec les «décideurs», càd idéalement tout le monde.

 

Après un bref rappel du paradoxe de l’information , nous verrons ce que nous apprennent les différents domaines de la modélisation comme la robotique ou la politique , avant de passer en revue quelques outils mathématiques permettant d’intégrer des choses qui n’ont rien à voir entre elles.

 

Tout cela nous fera prendre conscience de l’importance, pour le développement durable , de la notion d’externalité au sens large, à savoir «quel est l’impact sur autrui des décisions prises dans mon horizon restreint, qu’il soit géographique, thématique ou temporel?». Autrement dit, quel est l’impact de l’environnement sur l’économie , de l’économie sur le futur, du futur sur la culture etc. De quoi passer de longues soirées au coin du feu.

 

Modèles, langage commun, unités communes et réductionnisme

 

Le paradoxe de l’information (figure 1), c’est que plus on modélise, mieux l’information circule, mais plus elle s’écarte de la réalité. Les indice synthétiques en sont une excellente illustration. Mieux un indice circulera, plus il sera critiquable, éloigné de la réalité. Ce constat ne dispense pas de limiter les dégâts et de choisir un indice le moins biaisé possible.

 

Figure 1: le paradoxe de l’information

(source: Kestemont, 1996)

 

La modélisation n’est pas que mathématique. Elle se structure sous toutes les formes de langage , et la langue n’y échappe pas, comme démontré plus haut dans le cas de la notion même d’échange ou de réciprocité . Ce dernier terme est d’ailleurs souvent compris dans le sens donné par Mauss, à savoir comme une forme différée d’échange, alors que nous avons vu plus haut il s’agit réellement d’une forme totale d’échange social ou mieux, d’une forme de communication humaine, qui peut ou non comporter des éléments matériels.

 

Toute forme de modélisation est donc inévitablement réductionniste, ce qui est vivement critiqué par de nombreux auteurs (p.ex. Goldsmith, 2002).

 

Ces critiques sont étayées par les modélisateurs eux-mêmes, au moins dans les débuts de leur discipline. Sen (1999, p.153) déplore le fait que l’on prête aujourd’hui de telles vertus au marché qu’on ne pense même plus à lui demander des comptes , alors qu’il fut un temps où «tout jeune économiste connaissait les limites du marché».Selon lui, l’hérésie d’hier est la nouvelle superstition et il n’hésite pas à parler de dogme[150]. Rees (2001) relève d’ailleurs que le discours économique est truffé de termes à consonance plus dogmatique que scientifique (mauvaise gestion, gagner des parts de marchés sur ses concurrents, sous-développement , améliorer ses performances, marquer des points, la doctrine, gérer en bon père de famille…). Sen ajoute qu’aujourd’hui, quiconque s’obstine à mentionner les défauts du marché «trahit un indécrottable passéisme, une inadaptation à l’esprit du temps». Le marché serait-il devenu chez certains parole de Dieu?

 

Or, la critique des défauts de tout système de modélisation est riche d’enseignements.

 

Quelques enseignements de la robotique

 

Prenons en guise de parabole un exemple où la modestie prévaut encore: la robotique . Un robot doit décrypter, avec un nombre réduit de senseurs, un milieu et ensuite agir. Cela implique une modélisation, une «compréhension», l’utilisation d’indicateurs etc. Rien de bien différent, fondamentalement, que ce que nous cherchons pour comprendre le développement de l’humanité, mais dans un «univers» infiniment moins complexe, éventuellement contrôlé.

 

Riskin (2002) permet de prendre un peu de recul historique et montre que l'apparence d'intelligence des robots est le plus souvent un effet d'illusion, voire de tricherie (même aujourd'hui). Laugier et Mendoza (2002) rappellent que les modèles jouent surtout sur l'illusion, quitte parfois à "tricher" un peu. Le succès de l'ESI (voir annexe), du PIB ou des modèles macroéconomiques ne relèveraient-ils pas de la même illusion?

 

Rocards (2002) explique par exemple le fonctionnement du célèbre Pathfinder qui s’est promené sur Mars. Soit on télécommande le système pour compenser son manque d'autonomie (c'est donc l'homme qui décide, le "modèle " ne faisant qu'illusion ou s'encombrant de complications inutiles), soit on passe à une méthode différente, où ces modèles déterministes ne jouent plus qu'un rôle "reflexe" et où les commandes ou concepts utilisés sont sémantiquement d'un autre ordre. Pathfinder était un simple engin télécommandé! (même si dans les media, on avait l'impression d'y être avec ce petit ambassadeur terrien sur Mars). Dans les nouvelles générations d'explorateurs martiens, un niveau sémantique différent sera utilisé: "va vers la montagne" plutôt que "avance de 2 mètres, tourne de 5°, avance de 50 cm etc."). Et le robot sera lui-même capable d'éviter les dangers typiques (tomber dans un trou etc.) de manière reflexe, ou prendre des décisions autonomes par essais-apprentissage, ou d'appeler au secours si un événement anormal survient, plutôt qu'envoyer le flux complet des informations qu'il perçoit, à grand frais énergétique, vers la terre avant d'en recevoir des instructions.

 

On peut concevoir un système d’indicateur suivant cette philosophie: ceux-ci n’intervenant que de manière reflexe pour des domaines bien délimités, et envoyant des «signaux» en cas de problème. Lacroix et Chatila (2002) expliquent que les robots sont confrontés à des données imprécises à la fois sur leur environnement et sur leur position exacte. Cependant, en progressant de manière "intelligente" dans ce dédale, ils peuvent progressivement réduire des incertitudes sur leur environnement, et rétroactivement mieux préciser leur position. Il y a pour cela des méthodes fondamentales qui simplifient la réalité. D'une part l'environnement n'est pas modélisé de manière détaillée, mais bien par les points remarquables, ou points saillants, appelés amers. Un peu comme les phares sur lesquels s'orientent les marins plutôt que de s'amuser à modéliser la côte et les vagues. Si nous rapportons ces concepts à la notion d'indicateurs, on n'utiliserait en fait en pratique que les pics et autres points saillants: par exemple, au lieu d'utiliser toutes les données disponibles, on ne s'intéresserait qu'aux dépassements de seuils ou aux changements brutaux, indicateurs d'un problème potentiel à creuser (faisons ici le rapprochement avec les "signals" de l'AEE).

 

Aussi intéressante pour nous est la conclusion de Lacroix et Chatila (ibidem) suivant laquelle un robot est nettement plus efficace si on utilise des définitions conceptuelles plutôt que descriptives des objets. Traduit dans nos indicateurs, on parlerait plutôt de "quelque chose qui rend l'air malsain" que d'une longue liste d'indicateurs de qualité de l'air. Nos "indicateurs" flous serait alors plus intelligents, plus adaptés à chaque condition locale tout en étant comparables fonctionnellement: tout air irrespirable ou toxique est mauvais, quelle que soit la nature des produits en cause, et il suffit que chaque région adapte ses mesures à la situation locale pour le déterminer (plutôt qu'obliger tout le monde à mesurer ses émissions de SO2 par exemple). D'ailleurs, implicitement, les travaux de synthèse d'indicateurs le font parfois, comme les "gaz à effet de serre" (en unité de "potentiel d'effet de serre") plutôt qu'auparavant le seul "CO2 ".

 

Les phénomènes de rétroaction sont importants en robotique comme dans le domaine du développement et des indicateurs eux-mêmes. Viéville et Faugeras ( 2002) montrent par exemple que pour arriver à "voir", il faut combiner des informations a priori, des fonctions reflexes (des modèles déterministes) et surtout un processus d'adaptation pour ajuster les hypothèses et pouvoir cibler la recherche d'informations supplémentaires. Dans la vie (Danchin et D. Mange, 2002), l'efficacité vient d'un subtil dosage entre déterminisme (modèle ) et hasard, réplication d'information , auto-réparation d'erreurs , autocroissance (ontogénèse) et surtout capacité d'autodéveloppement (d'apprentissage). Bref, c'est dans la méthode élémentaire, la "linguistique" primitive de l'information génétique que repose un ensemble de comportements complexes efficaces - c'est ce language qu'il faudrait arriver à trouver pour le support à la prise de décision , que ce soit via des modèles améliorés ou le système humain tel qu'il fonctionne en réalité. Une solution possible est de miser le pari, càd les logiques floues, les probabilités, avec par exemple les probabilités bayésiennes qui permettent un processus d'apprentissage et in fine un comportement plus adapté à chaque réalité et finalement plus efficace que beaucoup de modèles "rigides" (Bessière et Mazer, 2002).

 

Dans les nouvelles générations d'explorateurs martiens (Rocards, 2002), un niveau sémantique différent sera utilisé: "va vers la montagne" plutôt que "avance de 2 mètres, tourne de 5°, avance de 50 cm etc."). Et le robot sera lui-même capable d'éviter les dangers typiques (tomber dans un trou etc.) de manière reflexe, ou prendre des décisions autonomes par essais-apprentissage, ou d'appeler au secours si un événement anormal survient, plutôt qu'envoyer le flux complet des informations qu'il perçoit, à grand frais énergétique, vers la terre avant d'en recevoir des instructions. D’un point de vue de l’efficacité des indicateurs de développement durable , on pourrait chercher également à réduire la redondance d’information si, comme nous le verrons ci-dessous, les indicateurs n’avaient pas également un rôle politique et social.

 

La robotique nous enseigne que les modèles déterministes n’ont un rôle à jouer que pour des décisions reflexes et pour poser des balises, l’essentiel des décisions devant plutôt se prendre sur une base plus proche du fonctionnement du cerveau et des réseaux humain: par essais aléatoires, rétroactions et apprentissage. Un modèle d’indicateurs ou de développement pourrait également comporter deux parties:

-une partie déterministe (des indicateurs et indices) à rôle de «signal»de dépassement de seuils et balises déterminés par la science ou l’éthique;

-une partie «vivante» adaptée au contexte et basé sur la discussion.

 

Bref, un subtile dosage entre planification et libertés?

 

Outils politiques

 

Dessales (2001) démontre que le langage trouve plutôt son origine dans la politique (s’attirer des alliés potentiels) que dans l’échange d’informations utiles. Le rôle informationnel du langage est donc secondaire après son rôle social, politique et culturel.

 

Le langage articulé a une origine gestuelle (Corballis, 2001). Il assure la même fonction que l’épouillage chez les singes sociaux, à savoir celle de création et d’entretien du lien social, mais de façon beaucoup plus efficace, car il permet d’atteindre trois fois plus d’interlocuteurs simultanément, ce qui permet à nos réseaux, donc à nos groupes sociaux, d’être plus grands (Dunbar, 2001). L’avènement de l’écrit, et plus récemment de l’internet, permet une communication à plus large échelle, quoiqu’elle n’ait probablement pas la même efficacité relationnelle.

 

La recherche d’indicateurs relève de ce processus de communication. Outre son contenu informationnelle, il ne faudrait pas négliger son rôle en tant que support de culture , de référentiel social commun à un groupe humain qui serait l’humanité globale.

 

Nous avons vu l’importance d’un «gouvernement mondial» pour gérer les enjeux planétaires. Un tel gouvernement ne peut pas se contenter d’une représentativité lointaine. Il suppose la création d’un niveau social suprême, celui de l’humanité plurielle, et d’une «parcelle de culture » qui la rassemble et l’entretient. Il me semble en effet difficile d’imaginer un Etat sans nation. La recherche de points communs aux hommes de toutes conditions est un idéal universaliste probablement nécessaire à la détermination d’objectifs planétaires.

 

Il est probable que cet universalisme n’existait pas avant l’avènement de la mondialisation, du moins pas avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Les cercles sociaux se construisent en effet de manière excentrique à partir du noyau familial, du village, de la famille élargie, de la nation etc. Les grands empires ont pu se constituer sur base de notions de plus en plus «universelles», qu’ils soient d’essence civilisatrice ou d’essence religieuse. Aujourd’hui encore, plusieurs «universalismes» se recouvrent (modernité, chrétienté, Islam etc), alors que se met difficilement en place un universalisme mondial, à la suite des Nations unies.

 

Pour que le développement durable planétaire soit possible, doit-il exister un minimum de «culture planétaire» qui puisse servir de substrat pour la constitution d’un Etat mondial? A ce titre, une parcelle de culture commune portée par des codes de langage communs seraient nécessaire.

 

Ces codes de langage commun devraient, tout comme le langage naturel, comporter: -une part informationnelle (qui pourrait être portée par la science ou des indicateurs «universels») et

-une part sociale.

 

Cette indispensable part sociale du langage planétaire ne pourraient sans doute s’acquérir que par des processus de participation divers, mettant en présence des êtres humains en chair et en os capables d’échanger, à côté d’informations objectives, du lien social. Pour ce faire, toutes les formes de communication seraient nécessaires, qu’elles fussent multimédia (sur support) et artistiques, ou «sous forme de réunions et d’échanges dans le cadre d’une société mondialisée. La mondialisation des hommes et le choc des cultures seraient, de ce point de vue, utiles au développement durable .

 

La discussion planétaire perpétuelle (donc la participation ) est à mon avis nécessaire au développement durable en tant que phénomène social et en tant que jeu «intelligent» tel que défini plus haut (part aléatoire-autoapprentissage). Cet aspect «libertés» sert également, avec les sciences exactes, à définir les balises («planifiées») nécessaires à assurer le développement durable.

 

Outils mathématiques: comment agréger des dimensions différentes

 

Le coût de l’addition des pommes et des poires

 

Soit Qi la quantité d’une variable i. Par exemple, i peut représenter les pommes, ou les poires, ou seulement le goût d’une pomme, ou d’une poire.

 

Les différentes dimensions i coexistent, constituent un tout, mais pas une somme. Les théories écologiques et la théorie sociologique de la réciprocité nous apprennent en effet que les rapports entre les éléments ont une existence propre. Par extension et pour rester dans le cas le plus général, on peut supposer qu’il existe un rapport entre ces rapports eux-mêmes. Par exemple, l’amitié entre deux individus particuliers a quelque chose à voir avec l’amitié entre deux autres individus en d’autres lieux ou d’autres temps . L’Ensemble a une signification intrinsèque, tout comme peut l’avoir un «écosystème» ou l’humanité. Dire que l’ensemble des i inclut également les rapports entre éléments individuels ne suffirait donc pas à couvrir tous les cas possibles. Il faudrait également y inclure les rapports entre i et l’ensemble des autres i, le rapport de ces relations entre elles et ainsi de suite indéfiniment.

 

Quelle que soit la teneur de ce que nous désirons inclure comme «éléments» ou dimensions i dans notre modèle général, je vais démontrer que nous nous trouvons toujours devant la même propriété : si nous réduisons les dimensions, donc si nous opérons dans le modèle une “somme sur i”, il y a création, ex nihilo, d’externalités du fait même de la transformation.

 

Les externalités [151] sont ici par définition l’impact sur d’autres dimensions, variables ou sphères que celles concernées par la transaction. Les externalités se mesurent dans les unités de l’émetteur, donc celles du système étudié. Par exemple, les externalités du système marchand seront mesurées en terme monétaire (pour pouvoir éventuellement être «internalisées»). Les externalités peuvent être positives ou négatives suivant qu’elles représentent un impact favorable ou défavorable sur d’autres sphères. Les exportations d’un système sont des externalités.

 

Les internalités [152] sont, dans la définition que je lui donne, l’impact des autres dimensions, variables ou sphères sur la sphère considérée. Elles peuvent également être positives ou négatives. Suivant cette définition, les importations d’un système sont des internalités.

 

Après ces définitions, commençons nos tentatives d’agrégation par un cas limité à deux dimensions, prenons des pommes et des poires et tentons simplement de combiner Qpommes et Qpoires

 

Choisissons de les combiner de manière additive:

 

Pommes + poires = (pommes et poires)[153] + erreurs

 

Il a fallu ajouter un terme d’erreur, car il est évident qu’une somme de pommes et de poires ne peut pas être la même chose que des poires d’un côté, et des pommes de l’autre. On comprend tout de suite que cette erreur est constituée d’externalités et d’internalités , ou plus exactement du solde de changements d’internalités et d’externalités.

 

Pour visualiser cette addition , choisissons un cas pratique parmi d’autrespossible: une panade de fruits considérée uniquement du point de vue gustatif (pour bien se limiter à deux dimensions: le goût des pommes et le goût des poires). Nous aurions pu opérer un croisement génétique ou nous contenter de parler des prix. Mais non, nous faisons ici l’hypothèse que la panade représente une bonne manière d’additionner des pommes et de poires. Séparons maintenant l’erreur représentée ci-dessus en deux types d’éléments: ce qu’on y gagne (externalités /internalités positives) et ce qu’on y perd (externalités/internalités négatives). Supprimons pour simplifier le cas des internalités, pour lesquelles il est plus difficile ici de trouver un exemple, et ne considérons que le cas des externalités. Il y a donc des externalités positives et des externalités négatives, dont voici un exemple:

 

Pommes + poires = (pommes et poires) + panade – (pommes et poires)

 

On voit que la réduction du nombre de dimensions (de deux à une), par l’addition des pommes et des poires a elle-même généré des externalités positives (la panade, un nouveau produit) et des externalités négatives (la disparition de ses constituants d’origine). L’ensemble «panade– (pommes et poires)» constitue l’externalité totale de l’opération.

 

On s’est concentré ici sur des dimensions très élémentaires (le goût des pommes, le goût des poires, le goût de la panade). Il est évident que si l’on prend un plus grand nombre de caractéristiques des fruits, les impacts de cette addition seront bien plus nombreux. On y a gagné une nouvelle consistance, une nouvelle couleur, mais on y a perdu d’autres caractéristique: la panade ne peut par exemple pas se reproduire à partir d’elle même.

 

Cet exemple des pommes et des poires nous permet d’écrire un modèle de toute réduction de variables :

 

Si Qi = (Q1, Q2, … Qi) + ESiQi

 

où ESiQi représente le solde des externalités engendrées par la simplification Si Qi en tant que telle. Il représentent les externalités de la réduction de complexité du système ou de sa modélisation.

 

 

Modèle étendu, avec externalités et internalités .

 

Reprenons pour mémoire la définition des externalités

 

Les externalités sont ici par définition l’impact sur d’autres dimensions ou variables que celles concernées par la transaction. Les externalités se mesurent dans les unités de l’émetteur, donc celles du système étudié. Par exemple, les externalités du système marchand seront mesurées en terme monétaire (pour pouvoir éventuellement être «internalisées»). Les externalités peuvent être positives ou négatives.

 

Et ajoutons-y la notion d’internalité:

 

Les internalités sont par définition ce que la ou les dimensions concernées subissent des autres dimensions. Les internalités ne dépendent pas seulement de l’extérieur, mais également de la manière dont le système considéré y est sensible. Elles seront également mesurées dans les unités du système étudié. Par exemple, les services de la nature sont des internalités pour le système économique. L’air pourra avoir une internalité nulle, de ce point de vue économique, alors que le pétrole aura une valeur marchande, reflétant la manière dont cette internalité est «vécue» dans le système marchand. Les internalités peuvent également être positives ou négatives.

 

Lexemple étendu des pommes et des poires nous permet d’écrire un modèle généralisé de toute réduction de variables :

 

Si Qi = (Q1, Q2, … Qi) + ESiQi - ISiQi

 

où ESiQi - ISiQi sont respectivement les externalités et les internalités engendrées par la simplification Si Qi en tant que telle. Ils représentent les externalités/internalités de la réduction de complexité du système ou de sa modélisation.

 

Rappelons que E est la différence entre externalités positives et négatives, et qu’il en va de même pour I (Ne pas confondre E et I).

 

Le théorème énuméré plus haut s’exprime, sous sa forme la plus générale, de la manière suivante:

 

Toute réduction de dimension ou de complexité mène à la création, ex nihilo, d’externalités et d’internalités du fait même de la transformation. Celles-ci peuvent être positives ou négatives.

 

L’intégration de plusieurs dimensions

 

L’exemple des pommes et des poires montre que toute tentative d’agrégation , qu’elle se fasse dans un modèle ou pire, dans la réalité (en substituant une dimension par une autre par exemple), a un coût non négligeable. Or l’exemple ne portait que sur deux petites dimensions (le goût de la pomme et le goût de la poire). Dans la réalité, il y a une infinité de dimensions de ce type. A la limite, chaque critère est une dimension. Et les critères sont eux-mêmes d’une part infinis, d’autre part d’importance variable suivant les points de vue, eux mêmes infinis.

 

Chaque critère a une importance structurelle variable, différente suivant les individus, les contextes, l’époque etc., mais aussi une importance conjoncturelle variable, par exemple pour un même individu.

 

L’hétérogénéité structurelle se manifeste jusque dans l’usage que chacun peut tirer d’un ensemble donné de biens matériels ou d’un niveau donné de revenus. Les avantages – le bien-être et la liberté – que chacun peut tirer de ses revenus réels dépend de toute une série de circonstances contingentes, aussi bien personnelles que sociales (Sen, 1999, pp. 99-101):

  • hétérogénéité des personnes;

  • diversité de l’environnement;

  • disparités de l’environnement social;

  • relativité des perspectives ;

  • distribution au sein de la famille.

Mais chaque critère a aussi une importance conjoncturelle variable, par exemple pour un même individu. Quelques semaines avant les élections fédérales belges de 2003, les sondages révélaient que 40% des votants étaient encore indécis. Comme pour la Bourse, il y a manifestement quelque chose de chaotique, d’imprévisible dans la formulation des préférences essentielles des individus. Même si une tendance de fonds se dessine invariablement, la probabilité d’une surprise n’est jamais nulle.

 

En fait, il est impossible d’établir scientifiquement des comparaisons interpersonnelles de bonheur (Robbins, 1938).

 

L’intégration de différentes «dimensions», voire des milliers de paramètres importants pour le développement durable est donc également impossible. C’est une critique fondamentale évidente de tout système d’indice ou même d’indicateur (ces derniers n’étant eux-même qu’un proxy d’une agrégation implicite de paramètres).

 

Aucune formule d’agrégation ne peut donc mesurer valablement le développement .

 

L’indispensable prise en compte du «reste du monde »

 

Faute de pouvoir intégrer toutes les dimensions du développement durable en une seule et unique approche, on peut vouloir estimer les relations entre ces différentes sphères, ou l’impact des unes sur les autres de manière à pouvoir limiter les impacts négatifs et encourager les synergies, les transactions «gagnant-gagnant». Ce problème n’est pas nécessairement plus facile que l’intégration pure et simple de toutes les dimensions.

 

Externalités et internalités

 

En première approximation, on peut toujours ignorer le reste du monde et par exemple se concentrer sur la qualité de l’environnement «dans son jardin». Les politiques de l’environnement ont pour première préoccupation, dans un état démocratique, l’amélioration du cadre de vie des électeurs.

 

Il s’agit du syndrome bien connu NIMBY (not in my backyeard) qui s’applique autant aux pays , régions ou communes qu’au jardin individuel. C’est d’autant plus vrai pour les cultures où la préférence individuelle est le principal moteur de la politique . Les lois viennent compenser cette «imperfection» du marché . Même dans les pays les plus communautaires (ou nationalistes), il reste un NIMBY des entités administratives (not in my country).

 

Le positionnement des centrales nucléaires (près des frontières), ou les conflits autour de l’incinérateur de Drogenbos ou du trajet des avions dans la région de Bruxelles relèvent du même phénomène.

 

Avec la mondialisation culturelle qui tend à rassembler tous les hommes sur le même «village planétaire», il devient de moins en moins facile d’exporter ses problèmes ailleurs. Le phénomène Nimby a fait place à un phénomène AFAPMY (as far as possible from my yeard - le plus loin possible de mon jardin). La délocalisation des entreprises polluantes relève de cet AFAPMY[154].

 

Politiquement, on peut donc dire qu’historiquement «le reste du monde », au sens géographique, importait peu. L’horizon géographique est resté limité dans les consciences populaires, jusqu’à l’avènement de la société de l’information . Les théories économiques sont nées dans ce contexte. L’approche théorique rejoignait alors l’approche politique locale.

 

Dans les théories économiques, l’environnement extérieur n’existait pas et n’entrait pas dans les calculs. Les économistes classiques en étaient conscients et le mentionnaient explicitement. Le social était alors plus préoccupant et faisait l’objet de revendications. Les économistes avaient pris l’habitude de considérer le social comme une contrainte extérieure. Il suffisait alors de continuer à appliquer la théorie dans le cadre de la sphère marchande, elle même sous contrainte d’un monde social fini. En assumant ses limites , la théorie classique permettait le développement d’un Etat régulateur. C’est dans ce contexte que sont nées à la fois le marxisme et les théories keynésiennes d’intervention de l’Etat dans l’économie .

 

Suite aux crises de ces modèles, les politiciens et les économistes ont progressivement perdu confiance en l’Etat. La pression sociale s’est également relâchée dans les pays riches, probablement parce que la misère n’y était plus aussi criante que du temps de Zola, tandis que dans les pays pauvres, elles étaient jugulées par diverses formes de répression. Le terrain était propice, au sens propre, pour le succès de la théorie néoclassique . Le libéralisme se nourrit peut-être aujourd’hui du contexte favorable laissé par les modèles déchus, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest: capital humain performant (éduqué, en bonne santé, …) et un bon réseau d’infrastructures, avec évidemment des variantes suivant les pays (certains profitent d’un nationalisme motivant, d’autres d’un bon esprit d’entreprise etc). Tous ces pays favorables au libéralisme ont bénéficié dans des mesures variables d’un jeu de libertés procédurales auxquelles Sen fait référence comme condition du développement . Si le libéralisme ne peut pas, dans le futur, reproduire ces acquis, il scie la branche sur laquelle il est assis. Dans cette mesure, il risque de ne pas pouvoir durer.

 

La prise en compte politique de l’environnement est un phénomène plus récent. Suivant les théories précédentes, on pouvait admettre une régulation de l’environnement, en fonction des revendications des citoyens, puisqu’il restait externe à la théorie économique. Les contraintes autour de l’économie de marché s’en trouvaient simplement changées. Mais la théorie néoclassique oublie carrément l’existence de toute externalité. Mieux, elle a une conception hégémonique de la politique, et tend à acquérir une valeur universelle par ses présupposés universalistes autant que par l’absence d’alternatives mobilisatrices. Cette tentation hégémonique mène à un évolution de la doctrine dans le sens suivant:

1) dans un premier temps , ignorance de toute externalité (sociale, environnementale ou générationnelle): pour la théorie économique dominante, le chasseur-cueilleur ou le paysan autarcique de l’autre bout le la planète n’existent pas, pas plus que l’air, l’océan, l’aïeul ou le descendant; tout ce qui peut le toucher est sans valeur. Ce qu’ils peuvent rapporter est gratuit.

2) Dans un deuxième temps , suite à la montée en puissance des critiques, tentative de valider le modèle en internalisant sous une forme ou l’autre, les externalités les plus importantes identifiées: différentes méthodes sont alors testées. Remarquons que l’on oublie encore les internalités définies plus haut, qui sont considérées comme des «dons gratuits de la nature».

 

Mais cette approche classique n’est plus suffisante aujourd’hui, et pas seulement pour des raisons éthiques. En effet, alors que tous les systèmes naturels ou politiques sont ouverts, l’horizon des économistes est aujourd’hui fini. Le aménagements opérés dans le cadre des tentatives d’internalisation sont forcément lacunaires. Ils entrent d’ailleurs en contradiction à plus d’un titre avec la théorie elle-même. Internaliser suppose une planification, un calcul, et une connaissance infinie de toutes les externalités , genre de connaissance que la théorie elle-même recommande de laisser au «libre marché ». Ces «aménagements» de la théorie introduit en elle-même un dysfonctionnement et d’autres externalités dues à ce dysfonctionnement, externalités peut être pires que celles qu’ils veulent résoudre.

 

Nous postulons donc qu’il faut sortir de la théorie néoclassique et choisir une voie tracée par les économistes écologiques:

-revenir à une conception limitant strictement la sphère marchande au marchand;

-redonner aux autres sphères une existence politique propre, et assumer les négociations politiques entre les intérêts de ces différentes sphères;

-travailler à une théorie «économique» ou plutôt politique globale capable de prendre en compte toutes ces interactions.

 

Conclusion

 

Nous avons vu l’impossibilité d’intégrer dans une seule théorie l’ensemble des impératifs du développement durable .

 

Une notion centrale est cependant apparue: la notion du nécessaire élargissement de l’horizon de travail. On ne peut plus se contenter d’une théorie centrale et de quelques aménagements. Il faut apprendre à travailler en réelle pluridisciplinarité, laisser chaque spécialité, chaque personne, contribuer au débat sur le développement , mais aussi donner une voix, fût-elle virtuelle, à ceux qui n’en on pas: les «pauvres déconnectés», les générations futures , l’environnement, des civilisations diverses.

 

Ce faisant, on peut postuler en conclusion de ce qui précède que chaque «enceinte» devrait travailler avec une attention accrue sur ses propres externalités , ainsi que sur les internalités provenant des autres pour pouvoir négocier des arrangements plus profitables à l’ensemble que la somme des actions individuelles, et surtout, pouvant garantir le long terme. Toute décision devrait prendre en compte «le reste du monde » au sens large. La notion d’externalité, au sens le plus élargi, pourrait être un outil d’analyse central pour le développement durable .

 

«… la négligence par les pays riches de leurs impacts environnementaux au delà de leurs frontières pourrait bien être une des principales raisons de l’échec du développement durable durant ces 30 dernières années» (Wackernagel, 2001).

 

 

CHAPITRE IV. VERS UNE THÉORIE GÉNÉRALE DES EXTERNALITÉS?

 

Introduction

 

La globalisation implique que les «imports/exports» (ou internalités /externalités ) soient pris en compte dans toute théorie générale. Dans une théorie robuste, on ne peut plus se satisfaire d’externalités nulles au départ. La théorie néoclassique n’est donc pas un bon candidat comme théorie globale, pas plus par exemple que la seule théorie écologique.

 

Nous allons tenter de poser les premiers jalons d’une théorie générale des externalités , et voir ensuite quelles peuvent être ses enseignements pour le développement durable .

 

Pour commencer, reconnaissons que chacune des «sphères de décision » (marchande, écologique, sociale, géographique etc) a:

  • des externalités , càd des influences non mesurables en ses propres termes, sur les autres sphères;

  • des internalités , càd qu’elle subit des influences des autre sphères, que ce soit sous la forme de contraintes, d’opportunités ou d’impacts

Ces internalités et ces externalités peuvent être soit négatives, soit positives.

 

Internalités et externalités sont toutes différentes de zéro et doivent nécessairement être explicitées d’une manière ou d’une autre et sans approximation réductrice, quel que soit le système de référence (sphère ) considéré.

 

Enfin, une contrainte globale s’ajoute à ces contraintes internes à chaque sphère : la somme globale des «externalités /internalités » doit nécessairement s’annuler ou être positif sous peine de «collaps» généralisé.

 

Toutes ces conditions supposent un dialogue entre disciplines, peut-être la recherche d’unités communes de mesure. Ce sera la principale difficulté.

 

Une autre difficulté provient du fait que non seulement on n’arrivera jamais à mettre tout le monde d’accord, mais qu’en plus, en pratique, des rapports de force existeront toujours qui empêcheront un «équilibre» entre les différentes tendances. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs.

 

Modèle général à une dimension

 

De manière générale, toute grandeur, mesurable ou non (par exemple, produit ou nuisance), en rapport avec une entité considérée peut reposer sur le modèle suivant:

 

Q = Q0 + E – I

 

où Q = la quantité totale en rapport avec l’entitéconsidérée;

Q0 = quantité nécessaire à l’entité

E = externalité (sur les autres entités)

I = internalité (provenant des autres entités)

 

D’un point de vue opérationnel, ce que nous appelons «entité considérée» peut par exemple être une sphère d’influence, comme par exemple un pays dont les caractéristiques et l’évolution vont dépendre de décisions que nos indicateurs vont servir à éclairer.

 

D’un point de vue dynamique, Q peut se comprendre comme une production et Q0 comme une Consommation, E comme une exportation et I comme une importation. Ainsi pour des épingles, Q est la production nationale d’épingles, Q0 la consommation nationale, E les exportations et I les importations.

 

De même pour le SO2, Q est l’émission nationale, Q0 l’immission, E le SO2 transfrontière émis et I le SO2 transfrontière reçu.

 

De même pour l’eau, l’énergie, les oiseaux, les individus, … et le revenu national.

 

En cas de bilan global , E et I s’annulent nécessairement et Qmonde = Q0monde: par exemple, la production (l’émission) mondiale = la consommation (immission) mondiale. A première vue, ce modèle ne s’écarte pas fort des modèles économiques ou écologiques habituels, sauf que le lecteur aura remarqué que je n’ai pas parlé de DQ pour représenter la production, mais je me suis contenter de faire changer la nature de Q. Le modèle général s’applique à n’importe quelle unité: les épingles suivent la même loi que le SO2, les stocks suivent la même loi que les flux (à temps constant).

 

Remarquons que même dans l’état statique (à tout moment donné), il peut subsister des externalités et des internalités non nulles. La présente d’une menace est gênante en soi, même en l’absence de flux, de même que la seule présence d’un ami est «réconfortante». L’amitié est d’ailleurs un état d’esprit, à distinguer du geste amical lui-même, qui en est une expression dynamique éventuelle.

 

Les stocks sous un nouveau regard

 

Ceci nous porte à revoir la notion de stock sous une angle différent de celui des modèles économiques ou écologiques habituels, qui ne considèrent que les «réalisations d’externalités », càd les flux (par exemple, exportation), mais considèrent implicitement les stocks d’externalités comme nuls. Pour ces théories, on distingue les stocks des flux. La notion physique de potentiel permet cependant de regarder les stocks sous un autre angle.

 

Si l’on considère le stock comme un potentiel, on peut y intégrer une notion de temps qui n’y était pas. La conception de stock devient alors, comme celle de flux, plus dynamique. Le stock peut alors être considéré comme une externalité pour le futur et une internalité provenant du passé.

 

On a alors:

 

Q = Q0 + E – I

Avec Q la quantité relevant de l’entité considérée, Q0 la quantité nécessaire à l’existence de l’entité, E les stocks légués au futur et I les stocks hérités du passé.

 

Par exemple, si l’on considère la nature d’un point de vue statique, Q serait la quantité totale de nature contemporaine, Q0 la nature «apprivoisée», nécessaire à notre survie actuelle, E la nature «sauvage» laissée pour le futur et I la nature sauvage héritée du passé. E et I prennent, dans le cas statique, une valeur de potentiel, ou si on veut, de capital (en l’occurrence ici, capital naturel). D’un point de vue dynamique, on retomberait sur la notion de variations de stocks , puisque Q serait la production totale de nature sur la période considérée, Q0 la nature consommée, E la nature produite, et I la nature héritée du passé.

 

L’important est ici d’expliciter les rapports au «reste du monde » au sens large, quelle que soit l’échelle ou le système de valeurs considérés. Seul un système fermé fait l’économie des externalités /internalités qui peuvent s’exprimer sous forme de potentiels ou de flux (imports/exports). Par exemple, au niveau global , il y a peu de chance que du charbon nous soit fourni par l’univers en dehors de la planète (sauf chute d’une météorite de charbon). Et , si les martiens nous sont indifférents, nous ne pouvons plus en dire autant des habitants de l’autre bout de la planète, ni de ceux d’hier ou de demain: ce que nous en pensons d’eux les concerne autant que ce qu’ils pensent de nous. L’introduction de la notion d’externalité/internalité en tant que stock et non plus seulement en tant que flux est essentielle à une compréhension globale.

 

Le modèle général ci-dessus s’applique donc autant aux stocks qu’aux flux. Il permet d’élargir la notion d’externalitéà plus de dimensions que la seule dimension «hors de l’économie ».

 

En conclusion, on peut considérer que la notion généralisée d’externalités et d’internalités met en relation :

 

  • les disciplines: sphère marchande, sociale, environnementale, …

  • les horizons temporels;

  • les horizons géographiques

Nous nous sommes limités ici à une et une seule dimension . Chaque discipline peut utiliser ce modèle dans son propre contexte et dans ses propres unités, mais il n’y aura pas nécessairement équivalence.

 

Les externalités /internalités ne sont pas symétriques

 

On peut d’ores et déjà faire quelques hypothèses sur les propriétés des externalités /internalités , quelle que soit la dimension dans laquelle on l’étudie.

 

En première hypothèse, je suppose que les externalités /internalités ne sont pas symétriques. Par exemple, considérons les relations entre environnement et économie .

 

Imaginons la construction d’un parking sur une ancienne forêt vierge inhabitée. Pour simplifier le raisonnement, ne prenons pas en compte la variable «espace», pour ne considérer que ce qui se trouve au-dessus du niveau du sol, et supposons que pour aller plus vite, on a brûlé la forêt sans en retirer de bénéfice financier.

 

D’un point de vue économique, l’externalité est négative et représente la perte de la forêt. Cependant, comme il s’agissait d’une forêt vierge, elle ne rapportait rien. De plus, elle n’avait aucun intérêt biologique dans la mesure où d’autres écosystèmes semblables existent ailleurs. L’externalité est donc nulle du point de vue économique: on n’y perd rien. Imaginons que la vente du bois (internalité positive) compense tout juste les frais d’abattage (internalité négative). Dans le cas considéré, et du point de vue économique, l’internalité et l’externalité de l’opération sont nulles.

 

Voyons maintenant le point de vue de l’environnement, en particulier de l’écosystème concerné. Avant, il n’y avait ni externalité, ni internalité (aucun échange écologique avec la sphère marchande). Lors de la construction du parking, il y a une internalité négative maximale (destruction totale de l’écosystème). Il y a aussi une externalité positive(fourniture de bois hors de la sphère écologique).

 

Dans cet exemple, le penchant de cette internalité écologique «maximale» est une externalité nulle du point de vue marchand. Le penchant d’une l’externalité écologique positive est une internalité économique nulle.

 

Cet exemple suffit à démontrer que les externalités /internalités ne sont pas symétriques.

 

Il n’est pas possible de symétriser les relations entre dimensions

 

Cette propriété d’asymétrie des externalités /internalités suivant les points de vue a des répercussions fâcheuses sur la faisabilité d’une théorie globale d’optimisation du développement durable . En effet, si l’on ne peut pas symétriser les impacts réciproques des interactions entre sphères différentes, il n’est pas possible d’optimiser ces impact pour trouver la meilleure solution suivant les deux points de vue simultanément. On aurait pu s’y attendre suite à l’échec d’intégration totale des différentes sphères dans un système de mesure unique.

 

Il n’est pas possible d’élaborer une théorie unique d’optimisation du développement durable .

 

Par la même occasion, on peut conclure qu’il est impossible de créer un indicateur synthétique du développement durable . Si l’on considère différentes approches possibles et , en fait, une infinité de dimensions, on peut par déduction arriver à la conclusion que tout indicateur synthétique est nécessairement biaisé. En poussant le raisonnement un peu plus loin, on trouve que tout indicateur est biaisé. Il est impossible d’atteindre le développement durable par déduction mathématique.

 

Nous allons néanmoins poursuivre le raisonnement des externalités jusqu’au bout, non pas pour trouver une solution mathématique, mais pour revenir sur les coûts des tentatives d’intégration multidimensionnelles. Par a même occasion, nous en profiterons pour écorcher au passage l’hypothèse de substituabilité chère à la théorie néoclassique .

 

Généralisation du modèle d’externalités , à plusieurs dimensions

 

Soit l’unité i qui peut être un peu n’importe quoi: une quantité d’épingles, de SO2, de travaileurs etc. Il y a potentiellement une infinité de dimensions i, biens, services, objets ou idées quelconques.

 

La formule devient Qi = Q0i + Ei – Ii

 

Pour toute réduction de variable Si, on a alors:

 

Si Qi = Si Q0i + E - I

 

où E et I sont des fonctions de Si Qi et de Si Q0i

 

Le modèle général est donc autocorrélatif. A ce titre, sous certaines conditions (voir les équations de Lorenz), il pourrait être chaotique, ce qui signifie:

  • sensible aux conditions initiales;

  • susceptible de générer toutes sortes de résultats, y compris des résultats cycliques ou pseudo-déterministes.

 

La théorie néoclassique est un cas particulier où ces fonctions sont supposées additives. Ce qui ne correspond qu’à très peu de cas dans la pratique. Elle peut, comme le modèle l’indique, mener à des semblants de rationalité , et de cette manière «prouver» la validité de ses hypothèses . Le prix de cette illusion est toujours l’oubli de certaines dimensions et l’hypothèse d’externalités nulles.

 

Les externalités ne sont pas additives

 

Remarquons que dans la réduction opérée ci-dessus, on s’est bien gardé d’analyser ce qui se passait pour les externalités . Se sont-elles accumuler? En fait, il n’en est rien. Les externalités préexistantes ont disparu et ont été remplacées par des externalités propres au nouveau référentiel créé par la réduction des dimensions.

 

Prenons l’exemple de l’alcool et du tabac. On peut considérer qu’indépendamment du plaisirs qu’ils procurent, ils ont tous deux comme externalités négatives de favoriser le cancer du poumon. Cependant, la somme de ces externalités n’est pas la somme de ses composantes prises séparément. Le risque de cancer s’accroît suivant une loi plutôt multiplicative qu’additive quand on combine alcoolisme et tabagisme.

 

On pourrait écrire dans ce cas particulier les formules (toujours en négligeant les internalités qui représenteraient par exemple le tabagisme passif):

 

(1) Qalcool = Q0alcool + Ealcool

 

Et

 

(2) Qtabac = Q0tabac + Etabac

 

 

Combinons maintenant la consommation d’alcool et de tabac.

 

(3) Qalcool + Qtabac = Q0alcool + Q0tabac + E Qalcool+Qtabac

Dans cette équation, la loi des externalités considérées étant multiplicative, on a:

 

E Qalcool+Qtabac = Etabac x Ealcool

 

 

Ce qui donne

 

Qalcool + Qtabac = Q0alcool + Q0tabac + Etabac x Ealcool

 

 

Qui est fort différent de ce qu’on aurait obtenu par simple addition des deux formules (1) et (2).

 

Les externalités ne sont donc pas additives.

 

On aurait en effet

 

Etabac + Ealcool = E (tabac, alcool) + erreur

 

Etabac + Ealcool = E (tabac, alcool) + Etabac+alcool - E (tabac, alcool)

 

Etabac + Ealcool = E (tabac, alcool) + Etabac x Ealcool - E (tabac, alcool)

 

Etabac + Ealcool = Etabac x Ealcool

 

L’équation est impossible. Elle montre qu’il n’est pas possible de simplement additionner des externalités dans le modèle général.

 

Il en va de même pour les internalités .

 

En cas d’agrégation de variables ou de dimensions, on change de référentiel et toutes les propriétés changent, en particulier les externalités et internalités , suivant une logique propre irréductible à la somme des logiques préexistantes.

 

Toute substitution a un coût

 

Voyons maintenant ce qu’il adviendrait si l’on essayait de «réduire» la formule Qi = Q0i + Ei – Ii en mélangeant les dimensions.

 

On sent bien que dans un modèle général, on ne peut pas se contenter comme en économie de sommer les pommes et les poires pour faire une «production nationale». Les dimensions doivent rester séparées.

 

Cependant, il y a des équivalences, des facteurs de conversion qui permettent un passage de l’un à l’autre. C’est l’hypothèse néoclassique de substituabilité qui semble parfois vérifiée et peut être utile dans des cadres opérationnels très précis.

 

On peut très bien remplacer du charbon par du pétrole pour sa fonction énergétique. Pour les économistes, le facteur de conversion sera alors fonction des prix relatifs et du pouvoir calorifique.

 

charbon/pétrole = fc( prix, pouvoir calorifique)

 

Pour parfaire ce modèle , il faudrait cependant s’arranger pour inclure dans le prix tout une série d’externalités auxquelles on aura pris soin de donner une valeur «marchande» virtuelle: sécurité d’approvisionnement à plus ou moins long terme, pollution, coûts humains à l’extraction etc.

 

De même, pour chaque paire de biens ou de services, des équivalences sont envisageables, suivant des formules plus ou moins complexes, mais systématiquement au prix d’externalités qu’il faut pouvoir prendre en compte par ailleurs. Par exemple, autant de Kg d’engrais organique sur des plants de tomate correspondront à autant de Kg de N, de P, de K, et d’autres éléments minéraux[155] auxquels on aura ajouté une certaine quantité de travail, d’énergie et de savoir-faire, mais au prix, par exemple, de la perte d’autonomie du système «production de tomate», donc, d’un point de vue humain, au prix de la sécurité d’existence.

 

Toute substitution a donc un coût.

 

Premiers enseignements

 

Principe de non substituabilité

 

Aucun modèle ne permet pas de prédire qu’une fonction de substitution existe pour toute paire. La substituabilité n’est qu’un cas particulier, forcément réductionniste, de l’hypothétique théorie générale. Il n’existe pas de substituabilité parfaite, càd substituant parfaitement toutes les fonctions d’un élément. Il est en effet facile pour tout exemple de substitution de trouver des parcelles de non substituabilité à la marge. Par exemple, si je remplace un stylo par un autre identique, non seulement je ne suis pas certain de retrouver les mêmes qualités, mais de plus, l’échange lui-même, pourvu qu’il ait été conscient, a transformé la représentation que je me fais du stylo que j’utilise. Ce n’est peut-être plus «le stylo que j’ai reçu de ma grand-mère».

 

Si les progrès de la chimie permettent de produire toute une série d’éléments (y compris de l’antimatière!) moyennant plus ou moins d’efforts, si la télévision ou les consoles de jeu peuvent remplacer une partie des besoins sociaux, il restera toujours des parcelles de besoins ou de fonctions qui ne seront pas substituables. Rien ne remplace une mère, dit-on par exemple, et l’intelligence artificielle n’est, dans le domaine des robots, qu’à ses balbutiements. Mais quand on aura trouvé un robot qui remplace une mère pour certaines des ses fonctions élémentaires, on n’aura pas encore remplacer la mère dans sa globalité. Et si l’on remplace une mère par une mère adoptive, en chair et en os, ce ne sera pas encore la même chose.

 

Un modèle général doit donc prendre en compte le principe de non substituabilité. Il ne peut pas être réductionniste, pas plus que les indices qui en découlent. La substituabilité doit rester un cas particulier du modèle général, applicable dans l’hypothèse explicite d’ externalités globalement positives de la substitution .

 

Par exemple, remplacer l’homme par la machine correspond à un choix généralement «rationnel» si l’on s’en tient à une théorie simplifiée comme la théorie néoclassique . Mais si l’on se place dans un cadre général, on doit procéder en deux temps . D’abord faire une hypothèse subjective d’externalités positives de la substitution , ensuite appliquer le calcul économique néoclassique d’optimisation. La décision ne peut dès lors plus être qualifiée de rationnelle. On est bien dans un cas d’économie politique . De même, en science exacte, on commencera par choisir un modèle (par exemple la mécanique newtonnienne) subjectivement avant de l’appliquer «rationnellement» à un problème donné. Le résultat relèvera en fait de la science … politique dans la mesure où deux chercheurs peuvent choisir deux modèles différents (mécanique quantique, relativité générale), ou le même modèle en «internalisant» plus ou moins d’effets externes comme par exemple les forces de frottement ou les erreurs de mesure.

 

Toute tentative de substitution est un pari probabiliste qui doit être mesuré avec précaution.

 

Ce problème de non substituabilité recoupe celui de non symétrie des externalités et mène aux mêmes conclusions: toute interférence entre dimensions a un coût réel mais non mesurable objectivement.

 

L’hypothèse d’externalitsé/internalités additionnelles négatives

 

A ce problème s’en ajoute un autre: outre les externalités sur des dimensions connues, il existe en outre toujours des externalités sur des dimensions inconnues. Les sphères identifiées jusqu’ici (environnement, social, éconmique) sont en effet des conventions artificielles, elle-mêmes divisibles en sous-sphères tout aussi conventionnelles. Par exemple, on pourrait ajouter une sphère psychologique, ésotérique, géographique, temporelle etc, comme il en existe des milliers dans le réservoir de représentations du monde des diverses cultures en tous lieux et tous temps . Prenons n’importe quel exemple et cherchons d’estimer les «externalités», il sera toujours possible de trouver une externalité à laquelle on n’avait pas pensé précédemment.

 

Toute substitution entraîne donc inévitablement une double augmentation de l’incertitude:

  • quant aux dimensions transformées;

  • quant à la grandeur et au sens de ces transformations.

A ce titre, toute substitution (ou toute intégration ou toute internalisation ), génère en tant que telle des externalités /internalités , comme nous le verrons plus bas.

 

Je pense que ces externalités /internalités sont toujours globalement négatives.

 

Cette l’hypothèse d’externalité/internalité additionnelle négative, est une généralisation du second principe de la thermodynamique qui dit que «l’entropie de l’univers augmente». Toute forme de substitution , comme par exemple le réductionnisme ou la modélisation, en particulier la réduction du nombre de dimensions, se ferait au prix d’une croissance des externalités /internalités négatives. Suivant cette hypothèse, il peut être intéressant subjectivement d’internaliser, de substituer ou de modéliser, mais ceci se ferait toujours au détriment d’externalités plus gandes, ailleurs, que le bénéfice local obtenu. De même que la vie s’ordonne en utilisant l’énergie de destruction de l’univers, le développement ne pourrait se faire qu’à un prix supérieur payé par l’extérieur.

 

On peut par exemple concevoir le développement comme un processus prédateur (impérialiste). Le développement économique peut se faire au détriment du développement social ou environnemental, ou l’inverse. Le développement d’un pays peut se faire au détriment des autres suivant des modalités variées: au détriment des ressources naturelles d’un autre pays, ou au détriment de son développement économique, ou social, ou tout à la fois. Il peut se faire au détriment du futur. Cependant, ce genre de conception «prédatrice» ne peut pas rester une règle intemporelle. En effet, l’horizon se rapproche dans toutes les dimensions, et il viendra un temps où il n’y aura plus rien à «piller». Si entre-temps, on n’a pas pu coloniser l’espace, nous serons alors obligés de nous contenter du seul flux extérieur continu: l’énergie qui nous vient du soleil.

 

Mais il reste bien entendu, pour notre génération, de la marge de manœuvre: les fondamentalistes de tous poils peuvent piller, tuer, détruire «l’extérieur» pour leur propre conception du développement , et ce pendant encore quelques décennies probablement. Mais puisqu’il faudra quand même finir par se satisfaire du flux solaire, autant y penser dès maintenant et voir s’il n’y a pas moyen d’éviter tous ces conflits.

 

Conclusions

 

Nous avons vu que, malheureusement, il était impossible de trouver une théorie générale qui puisse intégrer toutes les dimensions des problématiques intéressant l’humanité.

 

Même si on se limite aux interactions entre sphères, il n’est pas possible de les objectiviser dans un référentiel unique: une interaction de l’économie sur l’environnement ne sera jamais perçue de la même manière par un écologiste ou un économiste. Pourtant, rien ne permettra de déterminer lequel des deux aura raison , car les motivations de chacun seront parfaitement logiques, rationnelles, justifiées dans le référentiel qui est le leur, aussi scientifique pour l’un que pour l’autre.

 

D’un point de vue environnementaliste, nous dirions qu’il est temps pour commencer que l’économie descende de son piédestal et retrouve un profil plus approprié à ses véritables capacités: gérer une caisse, une petite entreprise, quelques flux financiers, donner quelques conseils d’optimisation, mais surtout ne pas déterminer l’évolution du monde!

 

C’est vrai pour la plupart des technocrates, quelle que soit la discipline dont ils se réclament. C’est également vrai pour nous, les scientifiques de l’environnement.

 

Le champs laissé au politique et à l’intuitif doit à nouveau s’élargir. Des nouvelles formes d’Etat, en particulier un Etat mondial, doivent être mis en place sur des bases de négociations et de représentation de l’intérêt de chacun, ce qui passe par un équilibrage du pouvoir de chaque habitant, et une forme de représentation intergénérationnelle et de la nature, qui ne peuvent sans doute provenir que d’une intégration éthique en chacun, donc de l’éducation civique au sens large, d’un renouveau de civilisation probablement plus proche des cultures en perdition que de la culture moderne .

 

La rationalité , l’utilitarisme , la science , doivent redescendre de leur piedestal et se confronter aux autres formes de pensée, à la démocratie «populaire». Le «petit peuple» dispose en effet non seulement de parcelles de sagesse «populaire», mais aussi et surtout du monopole de la défense de ses propres intérêts.

 

Pour intégrer les différentes dimensions du développement durable , et elles sont nombreuses, il n’y aura jamais de formule miracle.

 

Il sera toujours indispensable de mettre en place des structures de négociation entre intérêts parfois divergents.

 

Aucune analyse monocritère, explicite (modèles) ou implicite («la main invisible»), ne peut plus mener au développement durable . Les différentes théories et les progrès technologiques ont pris place dans un processus historique, bénéficiant chaque fois d’un contexte favorable et des acquis des modèles passés. Aucun modèle ne peut dès lors en sortir vainqueur et prétendre sortir de l’histoire comme modèle universel intemporel.

 

Il faudra toujours chercher, en fonction du contexte de l’époque, une autre théorie, un autre modèle , d’autres voies de développement . Parfois, on pourra se resservir d’outils passés, parfois il faudra changer d’optique pour progresser.

 

Cette recherche ne peut qu’être participative si on la veut efficace, mais surtout si on la veut éthique.

 

Quelques règles de base peuvent survivre plus longtemps que d’autres.

 

De manière générale, il semble logique de vouloir limiter les externalités négatives de ses propres décisions, et de chercher quand c’est possible des solutions «gagnant gagnant». Mais dans un contexte culturel donné, il peut y avoir des opportunités «prédatrices», il ne faut pas se le cacher pour ne pas en être victime. Les pays occidentaux l’ont bien compris dans la période récente de l’histoire, d’abord par la colonisation, ensuite par la ruée vers le pétrole et les espaces naturels colonisables. Se défendre contre les stratégies prédatrices d’autrui n’est pas une affaire de science , mais un affaire de politique . Dénoncer la fausse science devient dans ce cadre plus une défense politique que de la recherche fondamentale.

 

Il semble que suffisamment d’auteurs ont aujourd’hui démontré les dangers pour la planète et pour l’humanité dans son ensemble de la théorie néoclassique . Cette dernière apparaît non plus comme une science , mais comme une arme de domination parmi d’autres. Des technocrates ou le petit peuple, endoctrinés par la main invisible mais pas toujours inconsciente, s’en font parfois les alliés contre leurs propres convictions, voire contre leur propre intérêt.

 

Pour limiter les dégâts de la contre information , il ne reste qu’à informer de manière crédible sur les potentialités réelles de la science , en particulier de la science économique, et sur la grandeur réelle de quelques flux importants.

 

Nous avons vu que toutes les externalités ne peuvent pas être prises en compte. Nous nous limiterons à certaines d’entre elles, qui ont été identifiées, et chercherons dans la suite de ce travail, à en évaluer les ordres de grandeur.

 

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[77] En fait presque tous les pays où ils sont intervenus, en particulier les pays de l’Est, Russie en tête («en 1990, le PIB de la Chine représentait 60% de celui de la Russie, dix ans plus tard, c’est l’inverse», Stiglitz, 2002). La population rejette sur la libéralisation (non sur la démocratisation) la grave crise économique que traversent la plupart des pays d’Amérique latine (Graham et Sukhtankar, 2003). J’ai moi-même pu observer les effets dévastateurs des ajustements structurels en Guinée-Bissau (voir annexe).

[78] Remarquons avec Temple (2002) que sa critique «de l’intérieur du système» ne remet nullement en question le capitalisme lui-même et que l’Etat qu’il revendique n’a pas beaucoup d’autres fonctions que de garantir une libéralisation «loyale» (voir Bajoit, 1997).

[79] Stiglitz (2002) montre comment les politiques économiques du FMI par exemple était «en partie fondées sur l‘hypothèse dépassée selon laquelle le marché aboutit spontanément aux résultats les plus efficaces» (p.20), même s’il nuance l’apport réellement scientifique et disant par ailleurs qu’elle était «un mélange d’idéologie et de mauvaise économie , un dogme qui parfois dissimulait à peine des intérêts privés» (p.22). Barde (1999) constate que les pays de l’OCDE recourent à des instruments économiques de plus en plus diversifiés dans le cadre de leurs politiques environnementales. Les Etats membres de l’UE ont encore reçu tout récemment d’Eurostat, pour commentaires, une proposition de 12 «indicateurs structurels» sensés couvrir 12 domaines différents (économiques, sociaux et environnementaux) mais tous présentés en tant que facteurs d’une fonction de production «utilisée par la DG ECFIN» typiquement néoclassique . L’output potentiel y dépend seulement du travail, du capital, et de la productivité totale de ces facteurs (Eurostat, 2003b).

[80] Dayan démonte notamment le mythe de l’objectivité (l’universalité) de la connaissance scientifique, le mythe du lien entre Vérité et Connaissance quantifiable et reproductible, le mythe de la conception mécaniste, formaliste ou analytique de la nature (également critiqué par Goldsmith, 2001), le mythe de l’indispensable spécialisation des experts, le mythe de l’omnipotence de la science et de la technologie pour résoudre les problèmes de l’homme et le mythe technocratique basé sur le savoir incontesté des experts, seuls aptes à prendre les bonnes décisions.

[81] «S’il n’y avait qu’une seule vérité, on ne pourrait pas faire cent toiles sur le même thème» (Picasso).

[82] La recherche de lois fondamentales est un rêve que partagent les scientifiques les plus rationnels et les religieux les plus spirituels. Cela tient de l’esthétique: une formule comme E=mc2 n’est-elle pas esthétique? La recherche d’une théorie unifiée pour la physique n’a-t-elle pas quelque chose de fascinant? Rifflet (2000) consacre tout un chapitre à la laïcité occidentale dans son ouvrage «Les mondes du sacré», comme pour nous rappeler la fascination universelle de l’explication simple des grands mystères de l’humanité et de nos origines. Il constate que certaines prémisses du Tao sont «une éblouissante anticipation des théories d’Einstein sur la relativité de l’Espace-temps » (p.580) et il décrit longuement les théories de Prigogine (pp.727-739) en ce qu’elles ont trait à la recherche de sens «sacré». Et le grand physicien Hawking (1989, p. 213) termine un de ses best-sellers de manière révélatrice: «Cependant, si nous découvrons une théorie complète, elle devrait un jour être compréhensible dans ses grandes lignes par tout le monde, et non pas par une poignée de scientifiques. Alors, nous tout, philosophes, scientifiques et même gens de la rue, serons capables de prendre part à la discussion sur la question de savoir pourquoi l’univers et nous existons. Si nous trouvons la réponse à cette question, ce sera le triomphe ultime de la raison humaine – à ce moment, nous connaîtrons la pensée de Dieu».

[83] Voir le chapitre sur les problèmes de traduction

[84] Mauss par exemple, «se reprend sans cesse sur le vocabulaire de l’échange et de l’intérêt, ces mots typiquement européens, dit-il, qui s’appliquent si mal à ce qu’il veut dire. Et il abandonne la parole aux ‘indigènes’, les véritables inventeurs de la réciprocité » (Temple, 1995, p.15).

[85] Bajoit (1990), relève le lien étroit entre théories scientifiques du développement et politiques économiques et sociales des acteurs (voir annexe).

[86] Comme le vrai scientifique, ce scientifique «profane» ne saura évidemment pas tout sur le développement durable . Il connaîtra des choses limitées à son contexte «terre à terre», alors que le scientifique connaîtra des choses limitées à son contexte «littéraire».

[87] Il ne s’agit pas non plus de tomber dans une espèce de mythe du bon sauvage, mais reconnaître que tout le monde détient (seulement) une part de la connaissance- les éleveurs sur le degré d’appétence des plantes, les agriculteurs sur le sol (état de surface), les pêcheurs sur les périodes (moments) – et que par ailleurs tout le monde n’a pas la même capacité de réflexivité par rapport à sa propre pratique.

[88] Une des obsessions de l’anthropologie économique (travaux de Mauss, Sahlins et consorts)  a dès lors été d’essayer de démontrer la rationalité des systèmes exotiques pour leur donner droit au chapitre, renforçant indirectement, comme nous le verrons plus loin, le sentiment d’universalisme de l’hypothèse de rationalité des acteurs

[89] Au niveau local, Latouche (2001) défendra au contraire l’idée de pluriversalité, assumant que le diversité culturelle est nécessaire et doit mener à la diversité des modèles de développement . Cependant, il faut admettre avec Sen (2003) que certains besoins et droits fondamentaux doivent être reconnus à l’ensemble de l’humanité et que la tradition n’est parfois qu’un prétexte à l’oppression des uns par les autres. Pour concilier ces points de vue, on peut recourir au principe de subsidiarité cher à l’UE, chaque problème devant être résolu à l’échelle appropriée. Nous verrons plus loin que certaines caractéristiques sociales étant universelles, tout espoir n’est pas perdu de trouver des «règles minimales» leur permettant de s’exprimer.

[90] Nous reviendrons sur la question de la traduction

[91] les termes utilisés n’ont pas besoin d’être jargonnants: tout le monde a une idée sur la manière d’améliorer le vécu des gens de manière viable en tous temps et en tous lieux. Les indicateurs sont des signes exemplatifs qui «montrent» que telle ou telle situation va mieux ou moins bien. Par exemple, en pays balante, la disparition des grands arbres pour faire des pirogues, ou la plus grande fréquence des ruptures de barrages dus à un mauvais entretient due à la fuite de forces vives sont des signes de non durabilité qui n’échappent à personne. L’existence et la redistribution de surplus indigènes, comme lors d’un Canta Po (voir plus loin), sont un signe d’abondance, donc, au moins localement, de développement durable .

[92] Womba serait, dans la structuration du pouvoir balante suivant Handem (1986, 126), un chef de concession (Alante n’dã), et à ce titre, participant au Conseil des anciens («gérontocrates»).

[93] Handem (1986) démontre à quel point le système balante, souvent qualifié non sans fondements d’anarchiste et de gérontocratique, est profondément démocratique, avec un jeu de contrepouvoirs et de consultation populaire très élaboré.

[94] La description de Maudo s’inspire de personnages réels. Ses caractéristiques de participation au pouvoir sont documentées par Handem (1986, 126-127).

[95] J’écarte volontairement les intellectuels et praticiens du développement africains, dans la mesure où ils ont accès, directement ou indirectement, aux débats internationaux et à la littérature.

[96] En pratique, je ne citerai ni l’un ni l’autre, mais on les reconnaîtra dans les quelques exemples encadrés dans cette étude.

[97] il est resté 4 ans dans la région, travaillant dans un programme de recherche-participation et d’éducation villageoise

[98] lui-même auteur d’une thèse sur les Jivaros, il travaillait alors à un programme d’éducation intégrée dans ma région.

[99] "... la façon la plus sure d'améliorer votre environnement est de devenir riche" (Beckerman, 1992)

[100] Marx (1844) nous laisse le texte suivant: « Supposons que nous produisions comme des êtres humains, chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre.

1) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité, j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute.

2) Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité.

3) J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour.

4) J'aurais dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine (Gemeinwesen). Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre. Dans cette réciprocité , ce qui serait fait de mon côté le serait aussi du tien.» (Marx, 1844).

[101] ce dernier point élimine une autre théorie, la théorie de l’aversion à l’iniquité, où les motivations ne jouent aucun rôle (ibidem, p.4)

[102] Autriche, Allemagne, Hongrie, Pays-Bas, Suisse, Russie et USA (Fehr et al, 2002)

[103] la résultante peut être un altruisme modéré, l’indifférence, ou une punition modérée

[104] Chabal relève que les relations de réciprocité sont multiples, que l’une peut cacher l’autre. Par exemple, dans la relation maternelle, le rôle de la mère ne se limite par à être un protagoniste du don . Elle incarne aussi le «Tiers» (l’humanité) qui intervient dans toute relation de réciprocité, puisqu’elle a elle-même été enfant. Par ailleurs, l’enfant incarne aussi le Tiers qui est entre l’homme et la femme.

[105] La forme «chemin» de la réciprocité ternaire est conciliable avec toute interprétation de la flèche du temps cyclique ou non, mais pas avec une interprétation «réversible» puisque le don est toujours «antérieur» à la réciprocité.

[106] l’altruisme par calcul n’entre pas dans la définition de la réciprocité .

[107] une littérature écrasante montre que les normes sociales jouent un rôle décisif dans les problèmes d’action collective et de participation au bien commun (Elster, 1989, Ostrom, 1998).

[108] la plupart des contrats étant incomplets (ne définissant pas tout dans les moindres détails), le travailleur a de facto la possibilité d’en faire le moins possible, or on observe qu’il  en fait beaucoup plus que ce minimum contractuel, surtout en présence d’un patron ayant lui-même une attitude de réciprocité (en proposant par exemple dès le début un contrat plus avantageux que le marché ).

[109] L’effort moyen des travailleurs augmente avec le salaire proposé dans le contrat. Mais si le patron applique des incitations explicites, surtout s’il s’agit de pénalités, l’effort moyen de l’ensemble des travailleurs reste faible quel que soit le niveau du salaire (Fehr et Gächter (2000, p.14). Ceci s’explique par «l’effet négatif sur l’atmosphère de travail» (Bewley (1995, p. 252).

[110] en cas de récession, les employeurs sont réticents à réduire les salaires (Bewley, 1999)

[111] Il y a une corrélation positive entre les opportunités de bénéfice et le niveau de salaire proposé aux travailleurs

[112] Ce qui n’est pas écrit relève de paris de réciprocité . Un exemple classique est celui du taxi dans une grande ville (Basu, 1984): comme le client a peu de chances de retomber plus tard sur le même chauffeur, la théorie utilitariste lui recommanderait de filer sans payer, car le chauffeur le poursuivrait à perte. Mais dans la réalité, il y a des chances que le chauffeur soit prêt à le poursuivre à perte «pour le punir de son incivisme», ce qui relève de la réciprocité dure (Fehr et al, 2002). Le client tient également à être fair-play et à remercier le chauffeur de l’avoir accueilli, ce qui relève de la réciprocité positive.

[113] Il est bien connu que l’on forme les bourreaux en les humiliant.

[114] Si un homme torture un innocent, celui-ci acquière une âme de victime. Torturer son coupable ne rétablirait pas l’équilibre puisque celui-ci n’est pas un innocent. Pour retrouver l’équilibre et perdre son âme de victime, ils doit trouver des solutions ingénieuses: soit torturer à son tour un innocent, parent du bourreau, soit au contraire en le pardonnant de manière ostensible. Ce dernier cas est un pari: il se peut que le bourreau continue sa tyrannie, ou qu’au contraire il devienne héros pour racheter ses fautes.

[115] J’ai entendu plusieurs fois dire en privé que les initiés eux-mêmes ne «croient» pas toujours au pouvoir réel de ces esprits: «la sorcellerie ne marche que sur ceux qui y croient». Les esprits sont en fait parfois utilisés par les anciens comme moyen de faire respecter une règle par l’ensemble des non initiés. Par exemple, il est interdit de cueillir les fruits du bien commun (manguiers par exemple) avant que la personne autorisée n’en ait obtenu l’autorisation des esprits, sous peine de vengeance de ceux-ci: ce stratagème permet de commencer la libre cueillette au moment opportun. De même, il arrive de se faire avouer en privé que les bois sacrés sont préservés «en tant que ressource vitale pour la communauté», la référence au sacré n’étant qu’un stratagème «car il serait impossible, sans des moyens importants, de les faire respecter autrement». Lors de la sortie des Masques dogons, les enfants croient que ceux-ci sont portés par de grands insectes ou des esprits. La tradition de Saint-Nicolas joue un rôle équivalent pour les jeunes enfants en Belgique : tous les adultes «jouent le jeu» même entre eux pour donner une assise à la croyance entretenue. Une bonne sœur catholique africaine avouait en privé, à son frère athée, ne pas croire en Dieu mais être convaincue de l’utilité de sa mission pour les gens.

[116] Une notion centrale est la notion de «valeur intrinsèque» de l’environnement, indépendamment des hommes, et la reconnaissance de droits, par exemple de «droits de propriétés», à la nature (Faucheux et Noël, 1995)

[117] Guisse (1987) définit le culturalisme comme “la survalorisation de la culture considérée comme autonome»

[118] «Vendredi symbolise à la fois le bon sauvage et le complexe de dépendance du primitif à l’égard de l’homme blanc» (p.55)

[119] lors des rites de passage de la classe N’gaye à la classe N’Ton, les initiés sont habillés de pagnes imprimés, de lunettes noires et de parapluies à fleur

[120] Le mouvement contestataire jang-jang prit l’apparence d’une secte dont les dieux entraient en lutte contre certains fétiches et esprits traditionnels, pour porter des revendications sociales de la classe des jeunes adultes non initiés, qui payaient alors le plus lourd tribu à la communauté à cause du vieillissement de la population rurale. Ce mouvement assez répandu fut réprimé par l’Etat qui se sentait menacé par son côté subversif, et par la baisse de production alimentaire qui en découlait. Cette intervention dans ses affaires internes ne fit que renforcer l’assentiment balante contre le gouvernement.

[121] sages ou initiés membres du conseil, ceux-là même dont le pouvoir était interpellé par le mouvement jang-jang

[122] l’exemple du mouvement jang-jang chez les balantes montre qu’une société de réciprocité suffisamment vivante n’a pas attendu Sen pour se libérer de ses aliénations.

[123] «L'être est donc divers. Mais chacun de ces systèmes est universel, universel par la qualité des valeurs produites, universel parce que le sentiment d'humanité et la culture s'adressent toujours aux autres, universel, enfin, parce que la compréhension de leur genèse permet à chacun d'y participer à loisir» (Temple, 2000).

[124] Mes informateurs sont des intellectuels capables de prendre de la distance «occidentale» et d’expliquer leur propre comportement. Ce genre de question posé à un paysan «encré» dans sa culture aurait à mon avis pour réponse un grand point d’interrogation. L’évidence s’explique difficilement.

[125] En fait, cette question typiquement occidentale ne se pose même pas

[126] Le marchandage est une institution dans les Souks d’Afrique du Nord, et le sourire de la crémière n’est pas anodin dans le commerce en Europe. Les spécialistes du marketing le savent bien (même s’ils essaient de remplacer le sourire de la crémière par des leurres moins onéreux, comme des personnages de dessin animé imprimés sur les boîtes de céréales pour enfants). Les milliers de petits détaillants qui survivent malgré la concurrence expertes des grandes surfaces en sont une autre illustration.

[127] Wemaere (2003) donne l'exemple de la difficulté d'installer des mutuelles de santé en Afrique rurale: la réciprocité doit avoir un visage ou reposer sur un système de confiance.

[128] Le terme «vieux» est péjoratif et évité chez les occidentaux, alors qu’il est empreint de respect chez les Africains.

[129] Les Balantes «capitalisent» des vaches, exclusivement pour pouvoir honorer les deuils des chefs de famille; ils arrivent en une génération à sacrifier à cette occasion quelques vaches, jusqu’à une dizaine avec un record d’une quarantaine pour un grande famille. Il est extrêmement rare qu’un Balante vende une vache car c’est un signe de misère. Par contre, il peut en prêter ou s’en faire voler …

[130] On a observé une relation entre le bénéfice de l’aide de groupes de travail et le statut de prestige dans le système balante (Sydersky, 1987).

[131] Les vieux du village m’avaient déjà fait part de la honte qu’ils ressentaient depuis que le village voisin, Flaak-Injan, avait obtenu une décortiqueuse malgré sa plus petite taille et son moins grand renom. La pression des femmes n’est pas à prendre à la légère dans une société patrilocale: qui voudrait venir se marier dans un village où il n’y a rien?

[132] il serait intéressant de vérifier si la théorie utilitariste s’applique à l’orang-outang, notre cousin non sociable

[133] ceci explique le décalage culturel des découvertes scientifiques: la théorie néoclassique basée sur la compétition darwinienne est par exemple diffusée comme culture alors même qu’elle est abandonnée par les chercheurs.

[134] ils craignaient un précédent qui donne des ailes aux mouvements de libération d’autres pays plus lucratifs comme l’Angola ou le Mozambique

[135] Le pourcentage maximum d’asimilés est de 0.3% de la population totale en Guinée-Bissau , après 500 ans de présence civilisatrice et 50 ans de «paix» coloniale (Cabral, 1972).

[136] le général Mané, qui avait mené le putch contre Nino, tenta un an plus tard de renverser Yala, mais fut tué par les troupes loyalistes.

[137] «Nation irréductible à l’hégémonie mandinga et réfracteire à la prénétration de l’Islam, puis plus tard, hostile à la présence européenne» (Handem, 1986).

[138] C’est une structure hiérarchisée où le pouvoir est toujours cependant assujetti au contrôle consensuel des anciens (Scantamburlo, 1991), donc une royauté sacrée.

[139] Comme le confirmeront la plupart des auteurs actuels (v. par exemple Diop, 1960, Ki-Zerbo, 1972, Chrétien, 1989 ou Joiris, 1997)

[140] Voir Cornut, 2003

[141] Voir Pallemaert, 2002

[142] Ma thèse est que ce n’est que sur base de ces conquêtes que le néolibéralisme peut encore survivre aujourd’hui

[143] Pour Aristote, l’équivalence de l’échange s’exprime autant par la valeur intrinsèque du bien que par le statut des échangeurs, alors que les Modernes la réduisent à une valeur intrinsèque du bien échangé, intersection entre la quantité de travail et l’utilité (Temple, 1995).

[144] comme on l’a vu dans la difficulté des modernes à comprendre Aristote ou les sociétés traditionnelles

[145] Latouche démontre que cet avantage historique dû au pillage des colonies, s’il est déterminant comme condition initiale, reste quantitativement marginal. L’or des Amériques ou le cuivre congolais ne représentent presque rien en pourcentage de la richesse accumulée de l’Occident .

[146] Le PNB des îles du Cap-Vert provient en grande partie de ce qu’envoient les émigrés; le Nord du Maroc vit en grande partie de ce qu’envoient ou investissent les expatriés, ou du «tourisme d’émigrés» , nombre de ruraux africains maintiennent des échanges importants – culturels ou matériels - avec les membres de la famille restés à la campagne, etc.

[147] d’après un cours de gestion du temps , on n’utiliserait au bureau que 25% de temps à des tâches réellement productives, le reste étant constitué par du rangement, des contacts humains, de la relaxation etc.

[148] Etienne (2003) souligne entre autres que l’Arabie Saoudite, par delà les contraintes du droit musulman comme l’interdiction de l’usure, a bien intériorisé la gestion informatisée de la rente pétrolière et des investissements à l’étranger (p.112).

[149] Toutesles guerres de religion confondues ont fait, en deux mille ans, bien moins de morts que celles – laïques – de 1914-1918 et 1940-1945 (Etienne (2003). Peut-on encore parler de rationalité dans la raison meurtrière?

[150] Remarquons au passage l’ironie de la Raison devenue Dogme.

[151] Le terme a été inventé par la théorie économique classique, qui a eu le mérite ainsi de reconnaître ses limites .

[152] Le même  terme est utilisé par Callon et Latour (1997) dans un autre sens, comme ce qui cadre avec la sphère considérée: tout ce qui et marchand sera alors défini comme une internalité. Le sens est ici défini différemment et se rapproche du sens d’importation.

[153] Si on résumait par «fruits», on perdrait encore plus d’information

[154] Notons qu’il existe un phénomène inverse, parallèle à la dualité externalité/internalité. Il peut très bien arriver que chacun veuille justement que quelque chose arrive «dans son jardin»: installation d’un espace vert en ville, ou d’une usine dans une zone de chômage par exemple. Il n’y a généralement pas unanimité des riverains.

[155] On produit des tomates hydroponiques sur base de mélanges d’éléments nutritifs entièrement reconstitués.